Annelise Bergmann: « La santé publique ne peut pas être une activité rémunératrice »
Propos recueillis par Cyprien Tardin – CSP Genève
Pendant plus de 10 ans, Annelise Bergmann a travaillé en tant qu’infirmière dans le centre fédéral d’asile (CFA). Après sa démission en 2022, elle a publié Récits du bas seuil. Parcours d’une infirmière, un livre qu’elle décrit comme un moyen de visibiliser ce qui se passe vraiment dans ces centres. Entretien.
Dans votre livre, vous dites que le fait de devoir faire gagner de l’argent à votre employeur n’a pas facilité vos prises de décision et a multiplié vos cas de conscience. Pouvez-vous développer ?
Dans les toutes premières années de mon travail (2011-2013), j’ai eu affaire à une population plutôt jeune et en bonne santé. Mon travail était plutôt un travail dedépistage que j’arrivais à faire sans avoir besoin de trop de moyens. Depuis 2015 environ, avec l’évolution des enjeux géopolitiques, sont arrivées des personnes avec des parcours d’errance effroyables. Mes patient·es présentaient de gros traumatismes et des pathologies majeures nécessitant des soins médicaux. Moi qui avais été engagée pour m’occuper des « mesures sanitaires de frontière », dont le but est d’éviter l’importation de maladies contagieuses comme la tuberculose, il m’a fallu tout d’un coup soigner. C’est à ce moment que les moyens ont cruellement manqué. Mon employeuse, l’entreprise ORS, touche de la Confédération un forfait par personne hébergée et assume clairement le fait que tout doit coûter le moins cher possible. On parle d’asile, de soin, mais on parle aussi de rentabilité alors que ça ne va pas ensemble. La santé, surtout la santé publique, ne peut pas être une activité rémunératrice.
Quelles étaient les possibilités de contourner ces lacunes ? Y avait-il une entente avec les juristes du centre, ou une collaboration avec des associations à l’extérieur du centre ?
Je ne savais pas que toutes ces associations existaient. C’est quand mon livre est sorti qu’elles m’ont contactée. Au sein du centre, on communiquait très mal avec les juristes. Celles et ceux de Caritas travaillent à Vallorbe depuis 2019, mais je ne les ai jamais vu·es. C’est seulement maintenant que je me pose cette question, parce qu’on me la pose. Quand tu as la tête dans le guidon, si tu t’arrêtes, tu tombes. Donc tu pédales. C’est aussi parce que la configuration du centre empêche la parole de circuler : on travaille dans des bâtiments séparés et pour se parler, il faut passer par une centrale téléphonique. Même entre les différents étages du bâtiment central, on ne se voyait jamais, on se croisait peu, l’organisation du travail ne le permettait pas.
Annelise Bergmann-Zürcher
Récits du bas seuil
Parcours d’une infirmière
Éditions d’en bas, Lausanne, 2024.
Disponible en librairie
Annelise Bergmann a participé
au Point presse migrations
consacré à la privatisation de
l’asile organisé par asile.ch
le 3 septembre 2024 en partenariat avec
le nccr-on the move.
La vidéo est visionnable ici . Ecoutez également son interview à la RTS.
Vous parlez d’une sorte de loi du silence dans votre livre, ce n’était vraiment pas possible d’en parler ?
Il y a une clause de confidentialité dans le contrat qui stipule que si je parle à la presse, je perds trois mois de salaire. La plupart des gens qui travaillent dans ces centres n’ont pas de diplôme et un très petit revenu, ils ne peuvent pas se le permettre. Il y a aussi une sélection à l’embauche : lors de l’entretien, ils m’ont demandé si je faisais partie d’une association, ou si j’étais engagée dans un parti politique. Ils m’ont aussi demandé si je trouvais choquant que l’entreprise fasse du bénéfice sur le dos des requérants. Mes rares collègues qui ont osé élever la voix ont été licencié·es sur le champ. Moi, je n’avais pas envie d’être licenciée, aussi parce qu’il a y un côté addictif : tu en prends plein la figure, mais tu es sous adrénaline, tout se fait dans l’urgence, tu as l’impression de sauver des vies tout le temps et de faire la différence.
Aujourd’hui, le SEM se félicite de l’amélioration de la prise en charge médicale des requérants dans ces centres, notamment par la présence de davantage de médecins. Y a-t-il vraiment un changement ?
Les médecins sont arrivés après que je quitte mon poste. Mes collègues qui sont encore sur place m’ont dit qu’un médecin vient deux fois par semaine, surtout pour signer les documents de renvoi pour l’OSEARA, sans même voir les personnes concernées.
Avez-vous régulièrement des contacts avec vos anciennes collègues du centre ?
De temps en temps, oui. La plupart ne vont pas très bien et disent être en souffrance. ORS a licencié énormément d’infirmières depuis que mon livre est sorti. À présent, il y a beaucoup d’intérimaires à Vallorbe, ce qui empêche encore plus les professionnel·les de réfléchir conjointement.