Syrie. Quelles perspectives et droits pour les personnes réfugiées?
Camille Aubry
collaboration Sophie Malka | asile.ch
Le 8 décembre 2024, une coalition de milices syriennes menée par Hayat Tahrir al-Sham (HTS) renversait le régime de la famille Assad, après plus de 50 ans de dictature. L’extrême violence avec laquelle le régime Assad a réprimé le Printemps arabe en 2011 et la guerre civile impliquant divers groupes armés qui s’en est suivie avait provoqué la fuite de plus d’un quart de sa population. Au lendemain de la prise de pouvoir de Damas, plutôt inattendue, plusieurs pays européens, dont la Suisse, ont annoncé suspendre le traitement des demandes d’asile. L’Autriche a même été jusqu’à envisager un «programme d’expulsions». Quelles sont les perspectives d’avenir et de retour au sein d’une Syrie meurtrie par cinq décennies de dictature et une guerre fratricide?
Si la violence extrême du régime Assad se dévoile au grand jour et que les Syrien·nes, sur place et à l’étranger, manifestent leur soulagement et leur soif de liberté, quel sort réservera le nouveau pouvoir islamiste aux femmes, aux minorités, aux opposant·es, etc.? Peut-on déjà parler de retour «sûr»? Combien de temps un pays peut-il, légalement ou humainement, suspendre l’examen des demandes d’asile? Dans un contexte de pression politique et d’incertitude persistante, il apparaît nécessaire d’éclaircir certains points.
L’article mis en ligne aujourd’hui a été rédigé avant les événements des derniers jours qui ont à nouveau ébranlé la Syrie. Après la chute de Bachar al-Assad en décembre 2024, la situation est en effet est loin de s’apaiser.
La semaine dernière, notamment, des affrontements entre une coalition de milices syriennes menée par Hayat Tahrir al-Sham et des combattant·es fidèles à l’ancien régime ont eu lieu dans l’ouest du pays, où est basée la minorité alaouite, branche de l’islam dont est issu le clan Assad. Les violences se sont poursuivies au cours de cette fin de semaine.
D’après un bilan de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), 973 civil·es alaouites ont été tué·es lors des hostilités. Au moins 481 membres des forces de sécurité HTS et des combattant·s pro-Assad ont aussi péri, a précisé l’OSDH.

Rapports de force en Syrie
À l’annonce de la chute du régime Assad, c’est d’abord la joie et l’espoir qui se sont fait entendre. Des milliers de Syriennes et Syriens sont descendu·es dans les rues, porté·es par la perspective d’un futur meilleur. L’euphorie passée, les incertitudes relatives à la future gouvernance d’un territoire marqué par la pluralité des forces en présence se font sentir. Car si le «soulèvement» a bien été coordonné par le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS), son hégémonie ne s’étend pas à tout le pays. Les rapports de pouvoir se négocient, parfois violemment, entre trois entités principales. En plus de HTS, groupe rebelle islamiste issu d’une scission avec le mouvement al-Qaïda, deux autres groupes apparaissent comme déterminants dans la négociation. Le nord et l’est du pays sont majoritairement contrôlés par les Forces démocratiques syriennes (FDS). À dominance kurde, elles administrent la région de manière plus ou moins autonome depuis 2018. Soutenues par les États-Unis, pour leur rôle dans le combat contre l’État islamiste, elles ont fait l’objet d’attaques par la Turquie, opposée à toute présence kurde de l’autre côté de sa frontière. La Turquie qui apporte son soutien à la troisième force rebelle, l’Armée nationale syrienne (ANS), également présente dans le nord du pays.
Depuis décembre, le «gouvernement de transition» mené par HTS assure vouloir «rétablir un état de droit et respecter toutes les minorités»[1]RTS, «En Syrie, les minorités ne sont pas rassurées par le nouveau pouvoir islamiste », 18.12.2024.. Malgré ces promesses et les discours qui les portent, les modalités d’application concrètes restent floues. «On ignore pour l’instant totalement qui prendra le contrôle politique de la Syrie à l’avenir et quelles seront les conséquences concrètes sur les conditions de vie des différents groupes de population», relevait ainsi l’Organisation Suisse d’aide aux réfugiés (OSAR).
Cette instabilité est notamment le reflet de tensions intermilices persistantes aux effets bien visibles. Au nord du pays, des milliers de Kurdes fuient aujourd’hui les milices proturques (ANS)[2]Lazo Lucas, «Les Kurdes de Syrie fuyant les milices pro-turques sont au bord de la catastrophe humanitaire», RTS, 04.01.2025. En plein milieu de l’hiver, les villes qui les voient arriver sont débordées et «au bord de la crise humanitaire». Les minorités – chrétiennes et alaouites – se disent également inquiètes pour leurs droits, craignant la marginalisation. À moyen terme, l’inclusion et le rôle des femmes dans la future Syrie sont également un point d’interrogation. La récente nomination d’une femme à la tête de la banque centrale est certes encourageante, mais les enjeux d’image qui motivent ce choix doivent aussi être considérés. Enfin, pour les personnes LGBTIQ+, on imagine mal une embellie avec le nouveau régime.
Que se passe-t-il pour les Syriens et Syriennes en Suisse?
Suite aux événements sur place, la Suisse, comme ses homologues européens ont rapidement pris des mesures. Le 10 décembre 2024, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a annoncé suspendre le traitement des demandes d’asile des Syrien·nes «jusqu’à nouvel ordre». Face à la volatilité de la situation, il est raisonnable d’imaginer que ce délai s’étende sur plusieurs semaines, voire mois.
Le HCR estime que «la suspension du traitement des demandes d’asile des Syriens est acceptable tant que les personnes peuvent demander l’asile et sont en mesure de déposer leur demande»[3]HCR, «Syrie : Observations du HCR sur la suspension du traitement des demandes d’asile et sur les retours», Communiqué de presse du 12.12.24.. Dans la même optique, il rappelle que «les personnes en attente d’une décision doivent continuer à bénéficier des mêmes droits que tous les autres demandeurs d’asile, y compris en ce qui concerne les conditions d’accueil».
La Suisse s’inscrit dans cette ligne: les personnes fuyant la Syrie peuvent continuer de déposer une demande de protection et bénéficient des droits liés au statut de requérant·e d’asile (permis N). Leur demande est enregistrée et au terme d’un entretien très sommaire, elles sont attribuées à un canton.
Le caractère indéterminé de la durée du gel des procédures pose cependant question. Outre les conséquences psychologiques de l’incertitude et de l’attente, les conditions de vie précaires du statut – aide sociale inférieure au barème ordinaire, accès limité aux mesures d’intégration (p. ex. langue) et au marché du travail – cette décision pourrait avoir des conséquences à long terme, notamment en termes d’intégration, d’infrastructure et de coûts. À l’instar de ce qui s’est passé fin 2022, lorsque le SEM avait décidé de l’attribution anticipée aux cantons de certain·nes demandeur·euses d’asile – notamment afghan·nes – pour soulager le système d’asile (pénurie de personnel, places insuffisantes dans les centres fédéraux). L’allongement des procédures – censées ne pas excéder 12 mois – se fait ressentir encore aujourd’hui[4]Touillet Émilie, «Face à des procédures ’accélérées’ qui s’allongent, l’incertitude et l’impuissance», Revue n°199, septembre 2024..
Pour éviter une longue incertitude juridique, le SEM pourrait décider d’attribuer des permis de séjour aux demandeur·euses syrien·nes. Admission provisoire ou statut de réfugié·es, selon les cas. Car certains profils – minorités religieuses, de genre – pourraient rester ou se retrouver menacés au sein de la nouvelle configuration syrienne. Pour eux, le risque encouru dans le pays d’origine relèverait de la persécution individuelle, justifiant l’obtention du statut de réfugié·e. Comme le relève Marie-Claire Kunz, juriste au CSP Genève, «rien n’empêche le SEM de continuer à rendre des décisions et de lever les permis accordés par la suite en raison des changements survenus dans le pays d’origine.»
Tel serait le cas, pour les titulaires d’une admission provisoire, si ces «changements» sont suffisamment significatifs pour lever l’inexigibilité du renvoi, motivée par les risques liés à la violence généralisée. «Si le Conseil fédéral considère qu’un pays est en proie à une violence généralisée, alors il prend la décision de ne plus renvoyer les ressortissant·es de ce pays. S’il estime que la violence généralisée n’est plus existante, alors les personnes qui n’ont pas de motifs d’asile individuels et dont le renvoi a été jugé inexigible en raison de cette violence, doivent retourner dans leur pays. » À noter que chaque dossier doit être examiné individuellement, au regard notamment du degré d’intégration en Suisse ou de vulnérabilités individuelles. Les personnes concernées pourront invoquer ces motifs pour contester cette décision, précise la juriste.
Quant aux personnes avec un statut de réfugié·e (plus de deux tiers des Syrien·nes arrivé·s avant décembre 2024) – et celles qui l’obtiendraient –, la révocation de leur permis peut également être envisagée. Dans son Manuel asile et retour 5, le SEM explique que la cessation de l’asile «peut tenir, soit à une amélioration générale de la situation dans le pays d’origine (la situation doit pouvoir être qualifiée de démocratique, de conforme à l’état de droit et aux droits de l’homme, de stable et de durable – p. ex. du fait d’un changement de régime ou de l’aboutissement du processus de démocratisation), soit à une amélioration de la situation concrète de l’intéressé (p. ex. après une amnistie ou la disparition d’un agent persécuteur privé). »[5]SEM, Manuel asile et retour. Version en ligne.
Toutefois, «la Convention relative au statut des réfugiés prévoit que même si des motifs de cessation de la qualité de réfugié existent, les autorités nationales doivent encore tenir compte des ’raisons impérieuses liées à des traumatismes tenant à des persécutions antérieures’. Il s’agit des raisons qui font que même si le régime a changé, le·la réfugié·e ne peut plus concevoir vivre dans son pays d’origine», précise Marie-Claire Kunz. À noter que les révocations du statut de réfugié pour changement de situation dans le pays d’origine sont inexistantes depuis 10 ans.
Quelques chiffres
Fin 2023, la Suisse comptait près de 28’000 ressortissant·es syrien·nes selon l’Office fédéral de la statistique (OFS): environ 500 personnes sont en cours de procédure (permis N), 6’000 au bénéfice d’une admission provisoire (permis F) alors que plus de 20’000 ont le statut de réfugié·e (permis B ou C réfugié·e). S’ajoutent les personnes résidant en Suisse depuis moins de 12 mois tous statuts confondus.
En Suisse, les personnes fuyant la guerre et les conflits ne sont en principe pas reconnues comme réfugié·es au motif que la persécution n’est pas individuelle. Elles reçoivent une admission provisoire.
Des renvois à venir?
Dès le lendemain de la chute du clan Assad, l’UDC a appelé au renvoi des ressortissant·es syrien·nes tous permis confondus[6]UDC, «La fin de l’asile et le renvoi des demandeurs syriens s’imposent», Communiqué de presse du 9.12.24.. De quoi créer un vent de panique au sein de la communauté syrienne. Qu’en dit le droit ? Le HCR rappelle qu’«aucun demandeur d’asile ne devrait être renvoyé de force, car cela constituerait une violation de l’obligation de non-refoulement qui incombe aux États.» Dans tous les cas, les retours doivent être «volontaires, dignes et sûrs.»
Face à l’incertitude en Syrie, qui connaît de nouveaux déplacements de population, l’organisation onusienne préconise aux États de la «patience» et de permettre aux ressortissant·es syrien·nes qui souhaiteraient retourner sur place de pouvoir évaluer la situation sans pression: «pendant cette période d’incertitude, les Syriens devraient avoir la possibilité d’évaluer les conditions de leur retour, par exemple grâce à des visites sur place (Go and See).» Un cas de figure exclu de la législation suisse qui prévoit un retrait de la qualité de réfugié en cas de séjour dans le pays d’origine. Il paraîtrait dès lors avisé de changer cette pratique, et d’autoriser les réfugié·es syrien·nes à effectuer une visite dans leur pays sans la menace de perdre leur protection.
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Notes
↑1 | RTS, «En Syrie, les minorités ne sont pas rassurées par le nouveau pouvoir islamiste », 18.12.2024. |
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↑2 | Lazo Lucas, «Les Kurdes de Syrie fuyant les milices pro-turques sont au bord de la catastrophe humanitaire», RTS, 04.01.2025 |
↑3 | HCR, «Syrie : Observations du HCR sur la suspension du traitement des demandes d’asile et sur les retours», Communiqué de presse du 12.12.24. |
↑4 | Touillet Émilie, «Face à des procédures ’accélérées’ qui s’allongent, l’incertitude et l’impuissance», Revue n°199, septembre 2024. |
↑5 | SEM, Manuel asile et retour. Version en ligne. |
↑6 | UDC, «La fin de l’asile et le renvoi des demandeurs syriens s’imposent», Communiqué de presse du 9.12.24. |