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Italie | Stefano Liberti: Le grand business des centres d’accueil en Italie

 «Il est vrai et nécessaire que des plans d’accueil adéquats soient prévus et régulièrement mis à jour, avec la participation de toutes les administrations compétentes, afin d’éviter que le pays soit pris au dépourvu par ces phénomènes massifs.»

(Margherita Boniver, commissaire du gouvernement italien préposée aux interventions mises en place en réponse à l’afflux extraordinaire d’Albanais en Italie, juin 1992)

L’histoire du système d’accueil en Italie est faite d’attentes interminables, de coûts disproportionnés et d’une approche toujours basée sur l’urgence, quelles que soient les circonstances. En 2011, le gouvernement de Berlusconi et de Roberto Maroni avait décrété l’Urgence Afrique du Nord, en réponse aux Printemps arabes. 63’000 personnes avaient débarqué dans la péninsule. Un système d’accueil extraordinaire, censé fonctionner parallèlement au système ordinaire, a été mis en place. L’urgence a officiellement pris fin en février 2013. Mais aujourd’hui, avec les conséquences de la crise syrienne et de la situation dramatique en Libye – 160’000 personnes sont arrivées en Italie en 2014 – «on se retrouve à la case départ» explique le journaliste Stefano Liberti dans un long reportage. Avec son aimable autorisation, nous en publions ici la traduction effectuée par Nora Bernardi.

[caption id="attachment_22426" align="alignright" width="255"]Hébergement de fortune, gare de Trieste, Alberto Campi, 2014 Hébergement de fortune, gare de Trieste. Photo: Alberto Campi, 2014[/caption]

Semhar avait une autre idée de l’Italie. Quand elle est arrivée avec son bébé, suite à une traversée en bateau qu’elle raconte, aujourd’hui encore, les larmes aux yeux, elle croyait avoir laissé derrière elle tous ses ennuis. «L’Europe est la patrie des droits humains. Ma vie pourra recommencer», se rappelle-t-elle avoir pensé il y a trois ans, au moment où elle a été sauvée en mer et escortée vers «Lampedusa», ce lieu à la résonance à la fois délabrée et magique qu’elle avait entendu évoquer plusieurs fois dans un camion, dans le désert du Sahara.

Semhar est érythréenne. Elle a quitté son pays clandestinement pour échapper au service militaire de durée indéterminée imposé à tous les citoyens, hommes et femmes. Elle s’est enfuie au Soudan, a traversé le désert et est arrivée en Libye, où elle a vécu un an. Enceinte d’un homme connu pendant son voyage, elle l’a ensuite épousé à Tripoli, où elle a accouché dans un hôpital, au milieu des bombes de l’OTAN, en pleine attaque contre Kadhafi. Ensuite, elle a pris la décision de s’en aller, avec son mari. La Libye n’étant plus un lieu sûr, ils ont pris un bateau en direction de «Lampedusa».

Deux mille euros pour les trois, pour se refaire une vie et en offrir une meilleure à leur petite fille. Ils sont arrivés, épuisés, mais vivants. La petite s’est montrée forte, n’a jamais pleuré et a même beaucoup dormi pendant ces quatre journées en mer.

Ils n’ont passé que quelques heures sur l’île: ils ont rapidement été transférés à Mineo, le grand centre d’accueil pour requérants d’asile situé dans la province de Catane. Là-bas, des personnes ont pris leurs empreintes digitales et leur ont dit d’attendre. Ils ont attendu. «Les journées là-bas étaient toutes pareilles, il n’y avait rien à faire», se rappelle Semhar. Elle raconte aussi le jour où son mari a quitté le camp pour aller chercher des médicaments, et n’est jamais revenu: «Peut-être qu’il en avait assez, peut-être qu’il a eu un malaise». Ses yeux s’embuent, laissant transparaître une blessure que sa fierté ne lui permet pas de montrer dans toute son ampleur.

Semhar a passé une année à l’intérieur du centre de Mineo. Elle a compté les jours qui s’écoulaient, tous pareils, et essayé de chasser le souvenir de son mari disparu. Puis elle a obtenu le statut de réfugiée et est allée à Rome, où elle croyait pouvoir recevoir une aide de la part de cet Etat italien qui avait pourtant reconnu son besoin de protection: une facilitation pour trouver un logement, une aide à l’insertion professionnelle, un soutien pour sa fille. Mais elle a très vite compris que rien de tout cela n’était prévu. Ou plutôt que certaines aides étaient prévues, mais pour un nombre restreint de personnes, avec des temps d’attente très longs. Semhar a fini pour se lasser d’espérer et a décidé d’agir par elle-même.

Aujourd’hui, elle habite à la rue Curtatone, dans l’un des bâtiments de la capitale occupés par les réfugiés érythréens. Une construction de neuf étages, autrefois le siège de l’Institut supérieur de protection de l’environnement. Elle vit de la solidarité de ses camarades. Ou des missions temporaires qu’on lui confie parfois. Bien évidemment, ce n’est pas l’Italie qu’elle avait imaginée. C’est celle dans laquelle elle est contrainte de vivre: ses empreintes sont dans la base de données Eurodac. Si elle tentait de se rendre dans d’autre pays pour y trouver de meilleures conditions de vie, elle serait renvoyée en Italie. En effet, selon la convention de Dublin, un réfugié doit demander l’asile et s’établir dans le premier pays signataire rencontré sur son chemin.

Prisonnière du non-accueil, jeune mère célibataire fuyant la dictature, Semhar n’a que sa ténacité pour l’empêcher de plonger dans le désespoir. Et sa fille aux yeux vifs, qui grandit toute seule. Dans sa chambre, au premier étage de ce bâtiment du centre de Rome, elle n’a que quelques objets: une télévision, un lit et une Bible en tigrinya. Les pages de cette dernière, à la couverture bleue, sont usées: elles ont traversé avec elle le désert et la mer. Semhar s’y est agrippée pendant tout le voyage. Comme une bouée de sauvetage, à laquelle elle a toujours recours dans les moments de découragement.

Son histoire est l’histoire du système d’accueil en Italie, fait d’attentes interminables, de coûts disproportionnés et d’une approche toujours basée sur l’urgence, quelles que soient les circonstances. En 2011, quand elle est arrivée, le nombre de ce qu’on appelle [en Italie] les « débarquements » a été défini comme «exceptionnel»: la révolution tunisienne et puis la guerre en Libye avaient fait monter le nombre d’arrivées jusqu’à des chiffres jamais vus auparavant: 63’000 personnes.

Ceci avait poussé le gouvernement de l’époque – Silvio Berlusconi était président du Conseil et Roberto Maroni ministre de l’Intérieur – à décréter l’ «urgence Afrique du Nord» et à mettre en place un système d’accueil extraordinaire, censé fonctionner parallèlement au système ordinaire. Les préfectures ont été chargées d’identifier toutes les salles de gym, hôtels et autres lieux disponibles afin de les adapter à l’accueil des migrants arrivés par la mer.

Un système diffus de centres s’est mis en place dans toute la péninsule: coopératives, associations, et institutions diverses ont répondu à l’appel, accueillant les migrants contre un financement public moyen de 45 euros par jour et par personne. Certaines de ces entités étaient déjà actives dans ce domaine, d’autres se sont complètement improvisées. L’ «urgence» s’est officiellement close avec le décret du 28 février 2013 de la ministre de l’Intérieur Anna Maria Cancellieri, sous le gouvernement de Mario Monti. Les migrants encore hébergés dans ces structures ont été invités à les quitter, avec une indemnité de départ de 500 euros. Merci et bonsoir.

Trois années ont passé depuis le début de l’ «urgence Afrique du Nord». Aujourd’hui, on se retrouve à la case départ. Les arrivées par mer se sont accrues, notamment en raison de la guerre en Syrie et de la situation dramatique en Libye. Entre janvier et décembre 2014, l’Italie a accueilli 160’000 immigrés. La plupart ont été secourus grâce à l’opération Mare Nostrum, mise en place par le gouvernement italien le 18 octobre 2013, suite à la mort de 600 migrants au large des côtes de Lampedusa. Une opération qui a officiellement pris fin le 1er novembre dernier.

Beaucoup de nouveaux arrivants se sont dispersés dans le reste de l’Europe, en partie grâce à une application permissive, par l’Italie, de l’obligation de les identifier via l’enregistrement des empreintes digitales. Mais pour ceux qui restent, le système mis en place est en tout et pour tout analogue à celui de 2011.

Un accueil à trois visages

À côté de l’accueil « ordinaire », les préfectures ont été priées d’identifier des endroits temporaires pour héberger les migrants: des hôtels, des salles de gym, d’autres structures manifestement inadéquates, comme le Tropicana, un night-club de Raguse où des lits de camp ont été placés sur les anciennes pistes de danse. Des centres d’accueil extraordinaires (CAS) ont ainsi été ouverts pour les migrants adultes, mais aussi pour les mineurs non accompagnés, arrivés en grand nombre – 11’507 de janvier à octobre 2014, selon les données de l’ONG Save the Children.

E. est l’un de ces mineurs non accompagnés. Grand et fin, sa voix mélodieuse et sa maîtrise parfaite de la langue le font paraître beaucoup plus âgé que ses 17 ans. Ce jeune homme provenant de Gambie a effectué un voyage exténuant, traversant toute l’Afrique occidentale et la Libye. Il s’est embarqué à Tripoli, a été secouru par la marine militaire italienne et est arrivé dans le port d’Augusta [ville située au sud-est de la Sicile, NdT]. Il a ensuite été transféré au centre Pape François de Priolo Gargallo, dans la province de Syracuse: un immeuble de deux étages avec un beau jardin, dans lequel il cohabite avec une petite centaine de mineurs étrangers.

Selon la procédure, il aurait dû rester 72 heures au maximum dans cette structure. Il croupît ici depuis quatre mois, ses journées s’écoulant lentement entre matchs de foot, cours d’italien donnés par quelques bénévoles et d’autres activités mises en place par les travailleurs du centre, qui font de leur mieux pour donner un semblant de sens au quotidien monotone des résidents. Son destin est similaire à celui de la plupart des milliers de mineurs non accompagnés arrivés en 2014: parqués dans ces centres temporaires, dans l’attente de se voir assigner un tuteur et d’être transféré dans d’autres lieux. E. ne comprend pas pourquoi il faut autant de temps, et se sent mal à l’aise dans cette situation suspendue: «Ici, on me donne de quoi me nourrir et m’habiller, mais je suis jeune et fort. J’aimerais travailler. J’aimerais pouvoir gagner le pain que je mange à la sueur de mon front », affirme-t-il dans son anglais soigné.

L’inaction, l’incertitude par rapport au futur, le manque d’explications sont caractéristiques de la majeure partie du dispositif d’accueil, pour les mineurs comme pour les adultes. «Cette suspension temporelle provoque des troubles inattendus chez les migrants. Elle réactive les traumatismes des violences subies pendant le voyage. Arrivés en Italie, ils vivent de nouvelles difficultés, qu’ils n’avaient pas prévues. Emmenés dans des centres de premiers secours, prévus pour un séjour maximum de 3 jours, ils finissent par y vivre jusqu’à six mois. De cette manière, on leur donne l’impression d’un pays qui ne veut pas d’eux, qui n’est pas prêt à les accueillir», explique Lilian Pizzi, psychologue de Terre des Hommes qui travaille dans plusieurs centres en Sicile.

Les CAS sont un bon exemple de comment l’Italie gère le phénomène de l’immigration: l’extraordinaire qui devient ordinaire; l’urgence qui se fait structurelle et la dérogation constante aux normes, qui finit par pénaliser le migrant et le transformer en objet passif de décisions qu’il ne parvient pas à comprendre.

Un oignon à plusieurs couches

Parallèlement à ces centres extraordinaires, il y a l’accueil ordinaire pour ceux qui décident de demander l’asile: les CARA – comme celui de Mineo, où Semhar a passé une année sans faire grande chose –; ou les centres du «Système de protection pour les requérants d’asile et les réfugiés» (SPRAR). Ce dernier est un dispositif plus articulé qui, du moins en théorie, accompagne le migrant dans un parcours d’insertion dans la société italienne, composé d’un apprentissage de la langue et d’une formation professionnelle.C’est ainsi que se présente aujourd’hui l’accueil made in Italy. Un oignon à plusieurs couches: les CAS, espèces de places de parking où le migrant vit dans une dimension d’indétermination et sans aucun soutien. Les CARA, lieux où les requérants d’asile sont censés séjourner au maximum 35 jours, en attendant que leur dossier soit examiné par la commission territoriale compétente, et où ils restent en moyenne entre 9 et 12 mois. Et les centres SPRAR, porte-drapeaux d’un système complètement déficitaire.

lPour quelle raison une personne est-elle assignée à une structure plutôt qu’à une autre? «C’est une question de chance», affirme Ivan Mei, travailleur social et membre de Laboratoire 53, une association de Rome active dans l’accompagnement et dans l’insertion des migrants. Les données montrent que la chance sourit à moins d’un tiers des prétendants: des 61’238 personnes présentes en ce moment dans tout le dispositif d’accueil, plus de la moitié (32’335) se trouvent dans des centres temporaires (CAS), 10’206 dans les CARA, et 18’697 dans les structures SPRAR. «Le destin des requérants est dans les mains du hasard: pour des raisons conjoncturelles, la disponibilité de places ou parfois même l’humeur du fonctionnaire qui s’occupe du dossier, la préfecture peut envoyer une personne dans un centre extraordinaire, dans un CARA ou dans un centre SPRAR», observe Mei. «Il s’agit d’une sorte de loterie».

Les failles du système d’accueil italien ont fait l’objet de plusieurs dénonciations et de condamnations internationales. Dernière d’entre-elles, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a déclaré, dans un arrêt du 4 novembre [2014], que la décision de la Suisse de renvoyer en Italie une famille afghane de huit personnes – sur la base de la Convention de Dublin- devait être suspendue jusqu’au moment où l’Italie serait en mesure de fournir des garanties suffisantes quant au logement dont la famille disposerait à son arrivée. Aux yeux de la Cour, «on ne saurait écarter comme dénuée de fondement l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence».

Les structures insalubres auxquelles font référence les juges de Strasbourg sont les immeubles occupés -comme celui où habite Semhar-, ou les CARA, les énormes centres où sont placés les requérants, sans perspectives d’avenir, dans l’attente d’être écoutés par la commission territoriale qui décidera de leur octroyer ou non une protection internationale. Il y en a 13 dans toute la péninsule, pour la plupart au sud, avec des capacités d’accueil allant de cent à mille places. Et puis il y a Mineo.

Situé sur un territoire anciennement utilisé par les marines états-uniens de la base de Sigonella, le «village des orangers» surgit sur la route principale allant de Catane à Gela, en plein milieu de champs cultivés baignés par le soleil. Il s’agit d’une série de maisons mitoyennes peintes dans des tons pastel, de terrains de jeux pour enfants, de grandes allées et de terrains de foot et de basket.

Quand les marines l’ont abandonné, fin 2010, le village est resté vide. Mais pas pour longtemps: lors de l’ «urgence Afrique du Nord», le gouvernement Berlusconi a eu l’idée de l’utiliser pour héberger des demandeurs d’asile. Avec ses 4000 habitants, il est aujourd’hui le centre d’accueil le plus grand d’Europe. Un vrai petit monde à part, avec ses propres dynamiques sociales, ses rapports de pouvoir et les tensions permanentes entre les différentes communautés qui sont contraintes d’y vivre. Les résidents restent à l’intérieur du village pendant de très longues périodes: l’année de séjour de Semhar est loin de représenter une exception. Ils s’y usent dans un flou d’indétermination et d’incompréhensions, dans un non-lieu où le seul contact avec le pays d’accueil se résume aux travailleurs sociaux et aux soldats en uniforme mimétique qui surveillent l’entrée.

Mineo est emblématique du système CARA: loin des centres habités, c’est un autre monde, dans lequel le requérant d’asile vit une situation de dépaysement et d’aliénation de la réalité. Si Mineo condense et exagère ces traits, presque toutes les structures présentent ces caractéristiques. Depuis Borgo Mezzanone, dans la province de Foggia, jusqu’à Castelnuovo di Porto (près de Rome), du centre de Crotone à celui de Bari Palese, les CARA dans leur ensemble semblent répondre à un but précis: garder les requérants d’asile loin de la «population autochtone», réduire au maximum tous les contacts avec la société d’accueil et empêcher cette «intégration» célébrée par les politiciens et les médias. Les migrants ont la possibilité de sortir des centres, mais leur emplacement isolé les empêche de le faire, faute de moyens de transport. Le «village des orangers» se trouve à environ 50 km de Catane et est peu desservi par les transports publics.

La convention de Dublin est une tunique de Nessus

«Mineo est une tumeur, il doit être fermé». Le préfet Mario Morcone n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il parle du CARA catanais. Chef du Département “libertés civiles et immigration“ du Ministère de l’Intérieur, Morcone est un vétéran de l’accueil: entre 2006 et 2010, il a dû gérer les débarquements à Lampedusa et la période délicate des refoulements en mer, pour lesquels l’Italie a été fermement condamnée par la Cour de Strasbourg. Morcone est un expert pragmatique. Il va droit au but. Sans pratiquer la langue de bois des fonctionnaires des ministères, il reconnaît les problèmes et les dysfonctionnements du système et appelle les choses par leur nom: «Souvent la gestion de l’immigration a été instrumentalisée par la politique». Pendant que l’on discute dans son bureau, au premier étage du Palais du Viminal [siège du Ministère de l’Intérieur italien, NdT], la sonnerie de son téléphone retentit constamment, chaque message l’informant en temps réel des opérations de sauvetage en mer:

«Ceux-là me contactent parce qu’ils en ont sauvé cent. Mais cent, je les emmène chez moi!».

Morcone a repris son ancien poste en juin 2014, et est aujourd’hui l’un des créateurs d’un nouveau système d’accueil, qui a pour objectif de dépasser la «logique de l’urgence». Dans le nouveau système, un premier examen des personnes arrivées par la mer devrait être effectué dans des centres éparpillés dans toutes les régions d’Italie, où les migrants ne sont censés rester que quelques jours, pour être redirigés par la suite vers des lieux plus structurés. «Nous essayons de renforcer le SPRAR et de réduire au minimum l’utilisation des CARA et des centres extraordinaires».

Bien qu’il s’agisse d’un projet louable, les comptes n’y sont pas: les places dans les SPRAR restent insuffisantes, même si elles ont augmenté de manière importante en 2014. Elles représentent à peine un tiers de la capacité d’accueil nécessaire pour gérer le flux actuel de migrants. Et alors? Morcone hausse les épaules: «Nous faisons ce que nous pouvons. C’est un work in progress. Déjà, pour la première fois, nous avons institué une table ronde à laquelle participent tous les acteurs impliqués dans le système d’accueil: le Viminal, les régions, les communes et le HCR

Le même optimisme prudent émane du siège de la coordination du SPRAR. «On est en train d’avancer», soutient Daniela Di Capua, directrice du programme: «La table ronde réunie au Viminal et l’augmentation des places dans nos structures sont des signes très encourageants». Lanterne rouge du dispositif d’accueil, la capacité du SPRAR est en train d’augmenter: 20’952 places sont prévues d’ici la fin 2016, alors que 3000 places étaient disponibles en 2013. Si Semhar était arrivée aujourd’hui, elle aurait peut-être eu la place qu’elle n’a pas obtenue en 2011.

Qu’est-ce qui a amené le gouvernement à inverser la tendance? Mme Di Capua n’a aucun doute: «L’urgence Afrique du Nord de 2012-2013 a été si mal gérée et avec un tel gaspillage de ressources, qu’elle a représenté une sonnette d’alarme pour les autorités italiennes». Mais de quelles ressources parle-t-on? 1,3 milliard d’euros, soit entre 15’000 et 20’000 euros par migrant accueilli, comme il est possible de le lire dans le rapport 2014 sur la protection internationale en Italie. Combien de cet argent a servi à la mise en place de mesures d’intégration? «Pratiquement zéro», répond, désolée, Di Capua. «L’urgence Afrique du Nord a été un vrai désastre».

Une poule aux œufs d’or

Un désastre, oui, mais pas pour tout le monde. Car «l’important n’est pas la quantité d’argent dépensée, mais comment elle l’a été». La directrice du SPRAR insiste sur ce point: la question des fonds destinés à l’accueil des migrants «est une fausse question». «Il ne s’agit pas d’un luxe qu’on pourrait ou qu’on ne pourrait pas se permettre. C’est une obligation établie par la Constitution et par les instruments internationaux auxquels l’Italie a adhéré.»

Morcone rejoint ce point de vue: «À moins de vouloir nous placer en dehors de la communauté internationale, nous ne pouvons pas déroger à nos obligations en matière d’accueil.» Mais ajoute qu’il faudrait changer la Convention de Dublin qui fait que les réfugiés se retrouvent pris au piège en Italie, même lorsqu’ils ont des membres de leur famille dans d’autres pays européens. Opinion partagée par le ministre de l’Intérieur Angelino Alfano et par une bonne partie des associations qui travaillent dans le domaine: «C’est une contradiction: dans la même Europe où les personnes et les marchandises circulent librement, on bloque les réfugiés. C’est une tunique de Nessus.»

Les migrants, plus profitables que le trafic de drogue

Mais quel est le prix de cet accueil stratifié à l’italienne? Et surtout, qui profite de cela? Actuellement, l’Etat verse environ 35 euros par jour par requérant aux différentes entités responsables des centres. Avec cet argent, ces dernières leur fournissent un logement, des repas, des vêtements, quelques cours de langues et 2,50 euros en guise d’argent de poche. «Pendant les affrontements de Tor Sapienza [où de violentes altercations ont eu lieu, pendant l’automne 2014, entre les résidents ‘officiels’ du quartier et les migrants et réfugiés occupant des bâtiments abandonnés, NdT], nous avons tout entendu: résidents furieux car convaincus que l’Etat verse 35-40 euros par jour directement aux migrants. Un mensonge dangereux, parce qu’il alimente le racisme», affirme Di Capua.

Ces 35 euros sont payés à toute entité gérant les centres. Pour celles qui comptent un nombre de places d’accueil important et peu de services fournis, comme les CARA et une bonne partie des CAS, l’opportunité de profit est considérable. Le centre de Mineo a officiellement 2000 places, mais arrive à héberger jusqu’à 4000 personnes. Ses gérants engrangent donc un profit oscillant entre 70’000 et 140’000 euros par jour. Le contrat d’allocation, récemment révisé, prévoit un paiement de 97,9 millions d’euros en trois ans au groupement d’entreprises et coopératives chargé de la gestion du centre, qui a des liens étroits avec les milieux politiques siciliens, tant à droite qu’à gauche.

Grandes entreprises, consortiums de différents types, petits et moyens entrepreneurs se sont lancés dans l’accueil des migrants en tirant des profits considérables. La gestion extraordinaire de l’urgence s’est révélée être une poule aux œufs d’or. Comme l’a bien résumé Salvatore Buzzi, président d’un consortium de coopératives qui gère plusieurs lieux d’accueil à Rome, intercepté dans le contexte de l’enquête Mafia Capitale, «on peut faire plus d’argent avec les immigrés qu’avec le trafic de drogue».

Des géants du secteur, tels Domus Caritatis (liée à l’Archiconfrérie du Saint-Sacrement et de Saint Trifone, impliquée dans l’enquête Mafia Capitale et proche de Communion et Libération) ou la Cascina, entreprise spécialisée dans le catering dans les hôpitaux et les cafétérias d’une bonne moitié de la péninsule, ont remporté des appels d’offres importants et obtenu la gestion de plusieurs centres. Avec d’autres entités, elles sont présentes dans le consortium qui gère le CARA de Mineo. Il y a deux ans, en pleine urgence Afrique du Nord, Domus Caritatis s’est retrouvée au milieu d’un scandale dénoncé par Save the Children: des adultes étaient déclarés aux autorités comme étant mineurs non accompagnés, dans le but d’obtenir des montants journaliers plus élevés.

Entre 700 et 800 millions d’euros par an

Quels sont les chiffres de ce business de l’accueil? «Entre 700 et 800 millions d’euros par année», affirme Morcone, chef de l’immigration au Ministère italien de l’intérieur. Une partie minimale provient du Fonds asile, migration et intégration de l’Union européenne (Fami), qui, pour la période 2014-2020, a octroyé à l’Italie environ 320 millions, c’est-à-dire 45 millions par année. Le reste est fourni par le gouvernement italien.

Il est donc facile de comprendre pourquoi, comme nous le dit si bien Buzzi, les immigrés amènent plus de profits que le trafic de drogue. Et peut-être aussi pourquoi le système d’urgence a survécu jusqu’à présent, malgré son évidente inadéquation et malgré la prise de conscience du fait que l’immigration n’est pas un hasard, mais un phénomène structurel, qui concerne l’Italie depuis plus de vingt ans. Parler d’urgence et alimenter cette urgence ont été utiles pour beaucoup de personnes. L’enquête récemment ouverte à Rome [Mafia Capitale, NdT] montre comment le business de l’accueil est devenu un instrument de répartition du pouvoir, de création de clientèles mafieuses et de gestion d’influences politiques. Est-ce pour cela que le SPRAR est resté la Cendrillon du système?

En effet, ce sont surtout les centres avec une capacité majeure, comme les CARA et les CAS, qui amènent les profits les plus hauts du fait de la loi des grands nombres et du manque de contrôles, déjà rares en temps normaux, et complètement inexistants en périodes d’urgence. Les SPRAR, par contre, sont des structures plus petites où les requérants d’asile et les réfugiés sont suivis sur une base individuelle.

On pourrait penser que les places du SPRAR coûtent plus cher, vu le nombre de services fournis. Et que c’est la raison pour laquelle, dans une période d’austérité et de coupes budgétaires, ce modèle n’a pas eu de succès. En réalité, le SPRAR coûte à l’Etat exactement le même montant que le CAS et le CARA: 35 euros par personne et par jour. Pourquoi alors ne pas démanteler ces dernières entités au profit de celles que tout le monde -même dans le reste de l’Europe- considère comme plus efficientes? Pourquoi perpétuer le cercle vicieux de l’urgence et des CARA qui non seulement ne produisent pas de résultats positifs, mais donnent aussi lieu à des pratiques malhonnêtes et à des profits illicites? La réponse de Morcone est pragmatique: «Pour les places SPRAR, il faut l’accord des autorités locales. Certaines régions et communes sont réticentes à héberger des réfugiés et des requérants d’asile».

Alors que les CARA et les CAS sont ouverts par les préfectures, pour la plupart sur des terrains abandonnés appartenant à l’Etat, ou dans des bâtiments privés loin des centres habités, les SPRAR répondent à une logique radicalement différente. Ils doivent être intégrés dans le territoire, avoir des contacts avec le quartier qui les héberge, garantir un parcours d’échange et d’inclusion. «Les entités locales doivent faire un effort et comprendre que les SPRAR sont une opportunité, parce que, sur le moyen terme, les immigrés se révèlent être une ressource, mais également parce que, dans l’immédiat, les centres créent des emplois. Une bonne partie des places de travail créées en Calabre et en Sicile ces dernières années l’ont été grâce à l’accueil des migrants», s’exclame Morcone.

Mais la pratique ne correspond pas toujours au bon sens, et dans un moment de crise comme celui-ci, l’étranger «paresseux et parasite» devient le bouc émissaire parfait de toutes les frustrations, comme le montrent les émeutes récentes contre la présence de centres d’accueil dans la banlieue romaine de Tor Sapienza. Et la politique finit par suivre et chevaucher ces rhétoriques instinctives, plutôt que de proposer une vision sur le long terme. C’est ainsi que le ministre de l’Intérieur, Angelino Alfano, arrive à définir les attaques racistes de Tor Sapienza comme le résultat d’un « excès d’accueil».

C’est ainsi également que les maires et les gouverneurs de plusieurs régions italiennes s’opposent à la création de places SPRAR. Et c’est ainsi, enfin, que les plans les plus raisonnables du Viminal risquent de rester lettre morte, et que la gestion de l’immigration restera une occasion de business pour entrepreneurs sans scrupules. En sacrifiant les migrants, qui pourraient au contraire être «une ressource pour un pays en voie de vieillissement comme le nôtre», affirme Morcone en haussant les épaules.

Demain, quand la énième « urgence » sera passée, ceux qui vont arriver auront un seul espoir: parvenir à éviter l’identification et poursuivre leur route vers des destins plus accueillants. Ou, dans le cas funeste d’être interceptés par les autorités italiennes, remporter l’une des rares places SPRAR dans la grande loterie de l’accueil made in Italy. À Semhar et aux autres, au lieu de leur garantir des droits, nous ne pouvons que souhaiter bonne chance.

Stefano Liberti

Stefano Liberti est un journaliste italien. Il a écrit le livre « Main basse sur la terre« , publié en français par Rue de l’Echiquier. Il a tourné le documentaire « Mare chiuso » [Mer fermée], avec le réalisateur Andrea Segre (pour lire la recension du film par Cristina Del Biaggio: « Vaincre une mer déserte et fermée », VisionsCarto.net, 09.05.2014, cliquez ici).

Twitter: @abutiago.

Mafia Capitale, un scandale sur le dos des migrantsL’enquête de la magistrature qui a dévoilé le système mafieux «Mafia Capitale» secoue l’Italie depuis décembre 2014. Des dizaines de chefs d’entreprises, fonctionnaires et hommes politiques, y compris l’ancien maire de Rome Gianni Alemanno de 2008 à 2013, sont sous enquête pour leur implication dans le réseau mafieux démantelé dans le cadre d’une vaste opération policière.Celle-ci révèle une large corruption –appels d’offres détournés, pots-de-vin, capacités d’accueil gonflées- touchant les centres d’accueil pour demandeurs d’asile. Les CARA de Castelnuovo di Porto et de Mineo seraient concernés par le «système Odevaine». Luca Odevaine, arrêté et accusé de corruption aggravée, est considéré un homme-clé du réseau Mafia Capitale. Il siégeait en tant qu’expert à la Coordination nationale pour les réfugiés, et aurait contribué à attribuer un contrat de 100 millions au consortium en charge de la gestion du CARA de Mineo. Il recevait un salaire fixe en plus d’un pourcentage pour chaque migrant affecté aux différents centres.

Alberto Campi

Pour lire l’article « Mafia capitale », l’énorme scandale qui touche l’Italie du Courrier International, cliquez ici.