Sri Lanka: An Elefant in the Room*
La pratique actuelle des autorités suisses, qui consiste à refuser d’offrir une protection internationale aux demandeurs d’asile Sri Lankais, viole les normes internationales en matière d’asile et de droits de l’homme.
Les nouvelles lignes directrices du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) sur les demandes d’asile des Sri Lankais sont claires 1 : les personnes d’origine tamoule constituent un groupe auquel on peut présumer un besoin de protection internationale. Selon le HCR, les Tamouls sont ciblés par les autorités sri lankaises en raison de leurs liens présumés avec les Tigres tamouls (LTTE), et risquent la détention arbitraire, la disparition et la torture. En effet, peu importe que les personnes aient réellement eu des contacts avec le LTTE. La pratique des autorités consiste à imputer une opinion politique aux Tamouls en vertu de leur ethnicité 2. Selon le HCR, même les membres de la famille de ces personnes courent un danger. (voir Chronique Monde)
La Suisse en retard d’une guerre ?
L’Office fédéral des migrations (ODM), en tant qu’autorité nationale d’asile et de renvoi, est dans l’obligation de tenir compte des lignes directrices du HCR et de la situation générale dans les pays d’origine des demandeurs d’asile 3. Il est dès lors étonnant de constater que l’ODM n’a aucunement adapté sa pratique. Tout au contraire. Les décisions de l’ODM postérieures aux nouvelles lignes directrices du HCR que nous observons dans le cadre de nos permanences juridiques montrent que l’autorité nationale d’asile a maintenu un silence complet à ce sujet. Qui plus est, lorsqu’elle évalue la conformité du renvoi des Tamouls aux normes internationales, l’ODM choisit également d’omettre de nombreux indices concluant à de sérieux risques de torture en cas de retour. En effet, dans ses décisions, l’ODM évite d’aborder cette question et se contente de se référer à l’arrêt de principe du Tribunal administratif fédéral (TAF) du 27 octobre 2011 4 , qui justifie, dans lesdites décisions, une sorte de présomption de sécurité au Sri Lanka. 5
Les Etats ont une obligation positive de prévenir la torture
Vu le risque de torture qu’impliquerait un renvoi forcé pour les Tamouls, la pratique actuelle de la Suisse est non seulement contraire à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, mais constitue aussi une violation du principe de non-refoulement, qui découle de l’interdiction de la torture.
En effet, l’interdiction de la torture figure au sommet de la hiérarchie des normes du droit international, en compagnie d’autres normes à caractère universel telles que l’interdiction du génocide. En tant que telle, l’interdiction de la torture est une norme absolue – dite de jus cogens – qui n’admet pas de dérogation et qui entraîne certaines obligations spécifiques aux Etats : l’obligation négative, bien évidemment, de s’abstenir de commettre des actes de torture ; mais aussi plusieurs obligations positives, à savoir celles de punir les auteurs, d’indemniser les victimes et de prévenir des actes de torture. 6
L’obligation positive de prévenir la torture exige que les autorités procèdent à un examen attentif du grief en cas d’indices de risques de tels actes. Dans le contexte d’une procédure d’expulsion où un risque de torture a été allégué, l’obligation de prévenir des actes de torture oblige les autorités compétentes à procéder à un examen effectif et approfondi de ce risque. Sans cet examen, la protection contre la torture garantie par le principe de non-refoulement aurait un caractère largement illusoire. 7
Examen des risques
Ce critère procédural découle directement de l’obligation positive inhérente à l’interdiction de torture, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) et du Comité de l’ONU contre la torture (le CAT). 8 Selon la CourEDH : «La Cour observe par ailleurs qu’eu égard au fait que l’article 3 consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques et proscrit en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, il faut impérativement soumettre à un contrôle attentif le grief d’un requérant aux termes duquel son expulsion vers un pays tiers l’exposerait à des traitements prohibés par l’article 3.» 9
A la lumière de cette analyse, la Suisse fait montre d’une sérieuse défaillance. Ignorer, comme le fait l’ODM, les indices de risque de torture, même dans des cas où ce risque a été étayé par le requérant, constitue une violation grossière de l’obligation de soumettre toute allégation d’un risque de torture à un «contrôle attentif», violation qui rend la protection du principe de non-refoulement illusoire. Qui plus est, cette pratique est largement hypocrite au vu de la récente position de la Confédération au Conseil des droits de l’homme réclamant une enquête crédible sur les violations des droits humains au Sri Lanka (voir Chronique Monde).
Vers un moratoire des renvois?
En l’absence d’un changement de pratique de l’ODM ou d’une nouvelle jurisprudence du TAF remplaçant l’actuel arrêt de principe sur le Sri Lanka 10, la Suisse risque de se faire poursuivre et condamner pour violation des droits fondamentaux par la Cour EDH et le CAT. Qui plus est, s’il s’avère que la Suisse a bien expulsé des Tamouls au Sri Lanka sans s’être acquittée de ses obligations d’investigation, il incomberait à la Suisse d’assurer une réparation à la victime et de prendre des mesures pour garantir qu’elle ne sera pas, à l’avenir, soumise à la torture. 11
Face à cette perspective, il semblerait raisonnable que la Suisse suive l’exemple britannique de suspendre tout renvoi vers le Sri Lanka en attendant que ses instances internes mettent en place une pratique cohérente avec ses obligations internationales.
Boris Wijkström
CSP-GE
1 UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Sri Lanka, 21 Décembre 2012 (HCR/EG/LKA/12/04) remplaçant les lignes directrices de l’HCR de juillet 2010.
2 Ibid. UNHCR 2012, pp. 26 – 28.
3 OSAR, Sri Lanka: situation actuelle; mise à jour, 15 novembre 2012.
4 Arrêt du Tribunal administratif fédéral TAF du 27 octobre 2011, ATAF E-6220/2006
5 La citation suivante constitue un exemple de la totalité de la motivation de l’ODM dans une décision de fin avril 2013 rejetant la demande d’asile d’un requérant tamoul (nom connu de la rédaction) : «L’examen du dossier ne fait apparaître aucun indice permettant de conclure que, en cas de retour dans son Etat d’origine, le requérant serait, selon toute vraisemblance, exposé à une peine ou un traitement interdits par l’art. 3 CEDH. Par ailleurs, la situation des droits de l’homme au Sri Lanka ne fait pas, à l’heure actuelle, apparaître l’exécution du renvoi comme illicite dans tous les cas (cf. arrêt du Tribunal administratif fédéral TAF du 27 octobre 2011, ATAF E-6220/2006 E. 10.4.) Il sied de relever ici que tant le Comité contre la torture que le Comité des droits de l’homme ont estimé que l’utilisation de présomptions, telles que la désignation des «pays tiers sûrs», pour écarter l’examen individualisé du risque de torture, n’est pas compatible avec les obligations découlant des articles 3 de la Convention et l’art. 7 du Pacte. Voir par exemple, Observations finales du Comité contre la torture sur la Finlande, (1997) UN doc. A/51/44, § 62; Observations finales sur l’Estonie, (2003) UN doc. CCPR/C.77/EST, § 13.
6 Voir Sarah Joseph, Quel recours pour les victimes de la torture ? Guide sur les mécanismes de communications individuelles des organes de traités des nations unies, OMCT 2006, pp. 201 – 207 et 247 – 254.
7 Cela vaut également au stade du recours. Selon le Comité contre la torture, «le Comité fait observer qu’en cas d’allégation de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants, le droit à un recours suppose qu’une enquête effective, indépendante et impartiale sur ces allégations soit conduite a posteriori. La nature du refoulement est telle, toutefois, qu’une allégation de violation de l’article correspondant porte sur une expulsion ou un renvoi futur; en conséquence, le droit à un recours utile que contient l’article 3 exige, dans ce contexte, qu’il soit possible de procéder à un examen effectif, indépendant et impartial de la décision d’expulsion ou de renvoi, une fois la décision prise, si l’on est en présence d’une allégation plausible mettant en cause le respect de l’article 3.» Agiza c. Suède, communication no. 233/2003, para. 13.6.
8 CAT, Agiza c. la Suède, communication no. 233/2003, para. 13.7.
9 CEDH, Affaire Jabari c. Turquie, requête no. 40035/98, para. 39.
10 Arrêt du Tribunal administratif fédéral TAF du 27 octobre 2011, ATAF E-6220/2006.
11 Comité des droits de l’homme, Mansour Ahani c. Canada, communication no. 1051/2002, para. 12