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Amnesty | L’asile au compte-gouttes

La Forteresse Europe serait-elle ébréchée? Devant l’afflux de réfugié·e·s, l’Italie a cessé de recenser systématiquement toute personne mettant le pied sur son sol. La Suisse ne peut donc plus les renvoyer au titre des accords de Dublin. Denise Graf, coordinatrice asile chez Amnesty International, fait le point sur la politique d’asile suisse dans une perspective européenne. propos recueillis par Jean-Marie Banderet.

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°79, publié par la Section suisse d’Amnesty International, décembre 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site d’Amnesty.

Syrie, Irak, Libye, Soudan du Sud ou République démocratique du Congo : cette année, les conflits ont jeté sur les routes un nombre inégalé de personnes depuis la Seconde Guerre mondiale. L’Europe tente de freiner l’immigration en investissant massivement dans le contrôle de ses frontières. Certains Etats sont plus exposés que d’autres, parce qu’ils sont situés aux portes de l’Europe. Ainsi, la quasi-totalité des réfugié·e·s qui fuient la Syrie et l’Erythrée transitent par l’Italie. Les coûts engendrés par l’opération de sauvetage en mer «Mare Nostrum» entre 2013 et 2014 ont été pris en charge par ce seul pays. Débordée, l’Italie a cessé depuis peu de recenser une grande partie des migrant·e·s qui arrivent sur son sol.

Suite aux lacunes du recensement des réfugié·e·s en Italie, les personnes qui se rendent en Suisse peuvent y déposer leur demande d’asile, puisque sur le papier, elles n’ont pas transité par un pays de l’Union européenne (UE). Elles échappent ainsi aux procédures prévues par les accords de Dublin et ne peuvent pas être renvoyées. La Suisse est donc au coeur de la politique d’asile européenne.

[caption id="attachment_19976" align="aligncenter" width="512"]Syriens dans pays limitrophes Infographie: Amnesty[/caption]

> AMNESTY: Lorsqu’on évoque la «Forteresse Europe», on pense d’abord à la politique d’asile de l’UE, aux naufrages en Méditerranée ou aux barrières de sécurité aux frontières grecques ou bulgares. La Suisse y joue-t-elle un rôle?

< Denise Graf: La Suisse est très fortement impliquée dans la politique d’asile de l’Europe. Elle a participé à toutes les séances importantes sur les nouvelles stratégies à adopter concernant l’immigration. Elle était la première à développer le concept de «pays sûrs» [Le Conseil fédéral dresse une liste de pays qu’il considère exempts de persécutions, ndlr], qui a ensuite été repris par les autres pays européens.

Elle a souvent été un précurseur dans les pratiques dures en matière d’asile. Par ailleurs, la Suisse fait partie de Frontexl’agence européenne chargée de la gestion des frontières extérieures de l’UE– depuis 2011. Elle a donc participé à des opérations de contrôle, notamment à la frontière entre la Turquie et la Grèce. Elle a aussi fourni du personnel pour enregistrer des requérants à Lampedusa. Elle cofinance également l’agence.

> Face au conflit syrien, la Suisse s’est-elle suffisamment impliquée?

< Elle a joué un rôle positif tout au début du conflit en Syrie. Elle a été un des premiers pays à décider d’une contribution substantielle pour aider les réfugiés sur place. Le Conseil fédéral a renouvelé son aide humanitaire depuis. Entretemps, la situation dans les pays limitrophes est tellement catastrophique –notamment au Liban qui doit accueillir l’équivalent de près d’un quart de sa population– que le système d’aide sur place ne suffit plus. Les écoles, le système de santé sont surchargés. L’Union européenne et la Suisse doivent donc être plus solidaires et accueillir davantage de réfugiés en provenance de ces pays pour alléger la charge qui pèse sur eux.

> Le quota de cinq cents réfugié·e·s syrien·ne·s fixé l’an dernier est-il suffisant?

< La situation politique au Liban est explosive et aucun Etat de l’UE n’a intérêt à ce qu’une nouvelle crise y éclate. L’Allemagne l’a compris et a ouvert ses frontières à un plus grand nombre de réfugiés, elle facilite le regroupement familial et accepte relativement facilement l’accueil de personnes avec un passé politique. Se réfugier en Allemagne est devenu plus facile qu’en Suisse, où les délais pour l’obtention d’un visa sont extrêmement longs et les obstacles presque insurmontables. La Confédération n’arrive que maintenant au terme de l’examen des demandes déposées en automne 2013.

> Des personnes privées ont pris l’initiative d’accueillir des réfugié·e·s. Où en est-on?

< Les familles qui se sont proposées pour accueillir des réfugiés syriens sont confrontées à des problèmes administratifs énormes et le projet n’avance que très lentement. De nombreux appartements sont prêts depuis longtemps mais presque personne n’a encore été accueilli. Je connais le cas d’une femme seule avec ses enfants, dont le mari a été tué, qui attend dans un camp en Irak que la famille censée l’accueillir reçoive le feu vert des autorités.

> La politique d’asile de la Suisse est-elle spécifique?

< Les décisions en matière d’asile se prennent toujours en fonction de ce que font les autres pays. A une exception près: l’année dernière, la Suisse a unilatéralement suspendu les renvois vers le Sri Lanka suite à l’arrestation de deux Tamouls à leur retour dans ce pays. Quand on compare avec la Suède par exemple, qui est un pays généreux à l’égard des Syriens, la Suisse ne fait pas le poids. Elle ne suit pas non plus l’évolution des politiques d’asile européennes qui vont de plus en plus en direction d’un statut unique: dans les autres pays européens, on ne distingue plus entre les admissions provisoires et la qualité de réfugié. Aux Pays-Bas, cela fait déjà plusieurs années que cette distinction a été abandonnée: les réfugiés de la guerre et les réfugiés politiques sont considérés de la même façon. D’autres pays suivent cette tendance mais la Suisse a du retard: nous faisons toujours la différence entre les réfugiés de la violence (Syriens, Somaliens, etc.), qui bénéficient de l’admission provisoire, et les réfugiés politiques qui obtiennent l’asile. La Suisse ne suit pas forcément les bonnes idées de ses voisins. Mais il arrive aussi que la Confédération soit amenée à assouplir ses exigences, par exemple en ce qui concerne la détention administrative. Le Parlement avait fixé sa durée maximale à deux ans, or pour pouvoir adhérer au système Dublin, il fallait se conformer à la directive européenne sur le retour, et ce délai a donc dû être ramené à dix-huit mois.

> Plusieurs partis politiques voient ces assouplissements d’un mauvais œil.

< Malheureusement, les dernières années, le discours politique s’est emparé de la question de l’asile pour alimenter les seuls intérêts des partis. Ces derniers veulent se profiler en faisant l’enchère des propositions d’amendement de la Loi sur l’asile, vendues comme LA solution miracle à tous les problèmes en la matière. Les politiciens ont complètement perdu de vue que nous discutons d’abord d’êtres humains souvent fortement traumatisés et, en fin de compte, d’environ 80 000 personnes, soit de près de 33 000 réfugiés reconnus, 27 300 personnes admises provisoirement et 19 500 requérants d’asile en procédure [selon les statistiques de l’ODM fin septembre 2014]. Personne ne s’interroge sur la compatibilité de telle ou telle mesure avec le droit international ou simplement sur sa faisabilité et son efficacité. Les politiciens ne se posent pas la question des coûts lorsqu’ils veulent tripler les places de détention administrative et ne regardent pas ce qui se passe chez nos voisins. Ces coûts sont faramineux et le plus grand centre de détention administrative en Allemagne est quasiment vide. C’est là une politique absolument contre-productive qui risque de mener à un nombre croissant de détentions disproportionnées et de violations des droits humains. Si on favorisait l’investissement dans des projets durables d’aide au retour et le dialogue avec les requérants déboutés, non seulement les dépenses pourraient être réduites mais on respecterait mieux la dignité humaine des déboutés.

> La Suisse conclut des accords bilatéraux avec des pays d’émigration. Une bonne solution?

< La Suisse a fait énormément d’efforts ces dernières années pour conclure des accords de réadmission. Actuellement, les accords de réadmission ont tendance à laisser la place aux partenariats migratoires. Pour une raison très simple. Un accord de réadmission exige beaucoup de la part du pays tiers mais ne donne pratiquement rien en retour. Alors qu’un partenariat migratoire prévoit une certaine réciprocité. Le Nigeria est le premier pays avec lequel la Suisse a conclu un accord migratoire en 2011. L’accord couvre la coopération dans des domaines tels que la migration et le développement, la promotion et la protection des droits de l’homme, la migration régulière – notamment avec des programmes d’échanges, de formation et de perfectionnement–, l’aide au retour, la réintégration, ainsi que la prévention de la migration irrégulière ou encore la lutte contre la traite d’êtres humains et le trafic de drogue. Cet accord migratoire octroie par ailleurs des facilités de visas pour des étudiants ou pour des personnes qui désirent faire des stages en Suisse. On est en droit de se demander si tous les étudiants, en particulier ceux issus de milieux défavorisés, y ont accès. Personnellement, j’en doute.