De la nécessité de questionner les propos des interlocuteurs
Le 9 novembre 2014, La Matin Dimanche a consacré un article à une interview avec Mr. Blocher. Ce dernier explique les raisons qui le poussent à lancer une nouvelle initiative sur l’asile.
Le même jour, nous sommes intervenus auprès de M. Fabian Muhieddine, auteur de l’article.
Voici le contenu de notre intervention:
Dans l’article publié sur le site du Matin Dimanche, vous donnez la parole à M. Blocher. Évidemment, ses propos n’engagent que lui. Mais si nous nous permettons aujourd’hui de vous écrire, c’est qu’il nous semble que le rôle des journalistes est de procéder à une vérification des informations et à un questionnement des propos des interlocuteurs auxquels ils ouvrent leurs colonnes. Une médiation qui méritait d’être faite au moment de tendre le micro à Mr. Blocher.
Je me concentrerai en particulier sur cette phrase publiée sans mise en question: « Le stratège de l’UDC annonce une nouvelle initiative sur l’asile pour casser ‘l’industrie’ des passeurs en accélérant les procédures. (…) Dans cette nouvelle initiative, il ne faut qu’une seule possibilité de recours, des camps d’internement pour des requérants d’asile criminels et la réduction de l’aide sociale au strict minimum« .
Je reprends ici de suite les éléments que je trouve les plus problématiques dans les propos de Mr. Blocher et sur lesquels il aurait été judicieux, à mes yeux, de l’interroger, de lui demander des compléments d’explication ou en tous cas de reprendre la parole pour soulever les éléments problématiques:
- Blocher affirme qu’afin de casser l’industrie des passeurs il faut accélérer les procédures… Comment ces deux phénomènes sont-ils concrètement liés entre eux? Il est prouvé que pour « casser l’industrie des passeurs », le moyen le plus efficace est de rendre légal le passage des frontières pour les personnes qui demandent une protection internationale.[1] Par contre, il est très difficile de voir en quoi l’accélération des procédures pourrait avoir un effet sur les réseaux de passeurs. Si vous, comme moi, ne comprenez pas ce lien, pourquoi ne pas le questionner?
- Blocher envisage des « camps d’internement pour des requérants d’asile criminels ». Or, si des requérants d’asile, comme des Suisses ou des personnes en détention d’un permis B ou C d’ailleurs, commettent des actes criminels ils sont jugés et mis en détention. Dans ce cas, donc, il s’agirait de prisons et non pas de « camps d’internement ». S’il s’agit de personnes « récalcitrantes », donc de « requérants d’asile qui menacent la sécurité et l’ordre publics ou qui, par leur comportement, portent sensiblement atteinte au fonctionnement d’un centre d’enregistrement » (Art. 16bis de l’Ordonnance 1 sur l’asile relative à la procédure – OA1), alors ces personnes sont assignées à un « centre spécifique« [2]. Du coup, qui sera mis dans les « camps d’internement » imaginés par Mr. Blocher si ce n’est ni les criminels ni les « récalcitrants »? Quelle forme prendraient ces « camps d’internement » que Mr. Blocher mentionne dans l’interview?
- Concernant la « réduction de l’aide sociale au strict minimum ». Pour votre information, les requérants d’asile reçoivent déjà des prestations plus basses que les autres personnes à l’aide sociale. A Genève, par exemple, l’aide sociale maximale octroyée à un demandeur d’asile est de 451 CHF/mois (l’assurance maladie, le logement et l’abonnement aux transports publics urbains n’étant pas inclus dans ce montant), contre 977 CHF/mois pour des Suisses ou des personnes avec permis B ou C (non inclus: assurance maladie et logement). Ce montant correspond donc déjà à environ la moitié du « strict minimum », étant donné que l’aide sociale « vise notamment à garantir les moyens nécessaires pour satisfaire les besoins d’un minimum social vital » (www.ville-geneve.ch/themes/social/aide-sociale). Il est donc difficilement imaginable de diminuer un montant dont le but est déjà celui de « satisfaire les besoins d’un minimum social vital »…
Nous sommes convaincus, et c’est la raison pour laquelle nous vous adressons directement à vous, que votre rôle est de permettre l’expression des diverses opinions existant dans la société pour la diffusion d’un débat public informé. Mais que lesdites opinions nécessitent de la part des médias contextualisation et interrogation, sous peine de renforcer les préjugés sur les réfugiés et demandeurs d’asile.
Nous espérons ici que notre intervention trouvera un écho dans votre hebdomadaire et que vous pourrez rapidement permettre à vos lecteurs de se faire une opinion basée sur la réalité des faits. Bien entendu, nous sommes à votre disposition pour tout renseignement complémentaire, notamment pour vous fournir plus d’informations sur les trois points soulevés plus haut.
[1] La possibilité de déposer une demande d’asile dans une ambassade était un formidable moyen de lutter contre les passeurs. La dernière révision de la loi sur l’asile, sous couvert d’une très en vogue « accélération des procédures », en a supprimé la possibilité.
[2] Sur cette question, voir notamment notre article « 250 récalcitrants à Genève, vraiment? »: www.asile.ch/vivre-ensemble/2013/09/30/250-recalcitrants-a-geneve-vraiment/
Suite à notre intervention, Mr. Muhieddine nous a répondu en nous rendant attentif au fait que
« le texte qui vous a fait réagir n’est pas le texte de mon interview. Il s’agit d’une version nettement plus courte publiée sur le site de notre confrère Le Matin destinée à inciter les lecteurs à se renseigner plus en détail en lisant l’entier de notre travail dans le Matin Dimanche. Une partie des points qui sont à vos yeux problématiques n’a plus lieu d’être si mon travail est pris en considération dans sa totalité » (13.11.2014).
Notre réponse (courriel du 21 novembre 2014, ci-dessous), qui mettait notamment en avant le fait que son article, même dans sa version complète, ne répondait pas tout à fait à nos questions et perplexité, n’a elle par contre pas reçu de suite:
J’ai lu avec intérêt la réponse que vous nous avez fournie et j’ai lu avec tout autant d’intérêt l’article complet paru dans la version papier.
Effectivement, comme vous le soulignez, dans l’article complet vous questionnez en partie les propos de Mr. Blocher. Ceci dit, même dans la version longue, vous ne le reprenez pas sur le fond et sur des éléments faux qu’il met en avant. Comme vous le dites, « l’asile est un domaine complexe » et il est difficile de traiter tous les enjeux dans un article. Soit. Mais il me semble que c’est aussi le devoir du journaliste de mettre en avant d’autres aspects que ceux mentionnés par l’interviewé. Et je pense qu’il aurait été bienvenu de revenir notamment sur les trois points (lien entre accélération des procédures et industrie des passeurs; création de « camps d’internement pour requérants criminels »; la réduction de l’aide sociale au « strict minimum ») que je vous ai signalés dans mon précédent message, et qui sont repris tels quels du programme UDC. Le public aurait ainsi pu se faire une opinion plus claire et nuancée des propos de Mr. Blocher.
Je comprends votre argument de la « non extensibilité » des pages, mais la proposition d’une synthèse online ne doit pas forcément dire un effacement de points divergents. Surtout, nombre de lecteurs ne liront que la version courte. Les lecteurs sont invités à simplement « en savoir plus en consultant le nouveau site du Matin Dimanche », mais ils ne savent pas que l’article publié online est une synthèse d’un article plus complet hébergé sur le site du Matin Dimanche. La mention « en savoir plus » est très générique et ne se réfère pas directement à l’article précis.
Je ne remets pas en question le fait que vous donniez la parole à d’autres interlocuteurs de l’asile, et de cela, nous nous réjouissons, mais il est important pour nous que les éléments faux ou problématiques soient relevés lors de chaque interview. C’est ainsi uniquement qu’on peut donner des éléments d’analyse pertinents aux lecteurs.
Nos interventions auprès des journalistes se veulent détaillées (comme vous l’avez remarqué) mais aussi constructives. Pour cette raison nous envoyons toujours de la documentation détaillée et des suggestions de personnes-ressources. Nous sommes bien entendu à votre disposition également pour vous renseigner lors de la rédaction de vos prochains articles traitant du droit d’asile en vous signalant de la documentation pertinente ou des experts dans le secteur.