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Comptoir

Le Courrier | Le «sale business» de la mafia dénoncé

En Sicile, plusieurs scandales ont révélé les dessous mafieux des centres d’accueil pour demandeurs d’asile. Des enquêtes sont en cours, notamment à Mineo.

Article de Laura Drompt, publié dans Le Courrier, le 23 avril 2015. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

«As-tu une idée de combien on gagne sur le dos des immigrés? Le trafic de drogue, c’est moins rentable.» Deux phrases lapidaires, qui en disent long. Deux phrases prononcées par l’un des chefs du réseau «Mafia Capitale», Sebastiano Buzzi. En jeu dans ce scandale qui a éclaté en décembre dernier: des captations d’appels d’offres et des détournements de fonds publics à une large échelle à travers toute l’Italie. L’opération juridico-policière «Mondo di Mezzo» («Monde du milieu») a mis fin à «Mafia Capitale», se soldant par l’arrestation de 37 personnes, issues de tous les horizons politiques et économiques. Parmi elles, 29 sont à présent incarcérées pour des chefs d’accusation allant de l’association de type mafieux à l’émission de fausses factures, en passant par les transferts frauduleux de valeurs la corruption, ou encore l’extorsion de fonds.

Sebastiano Buzzi faisait partie des têtes pensantes de ce réseau criminel, dont les racines ont commencé à pousser au cours des années 2000. Lui s’est trouvé dans le «business» des migrants sur une idée venue au cours d’une incarcération pour homicide volontaire. A la fin de sa peine, il est devenu le président d’un consortium baptisé Eriches et s’est lancé dans la gestion des centres d’accueil pour requérants d’asile, les fameux CARA. Des fraudes ont par exemple été révélées au niveau du CARA de Castelnuovo, pour un appel d’offres se montant à 21 millions d’euros, indiquait le quotidien L’Espresso en décembre dernier.

Budget disproportionné

Le CARA de Mineo n’échappe pas à la vague de scandales. Une source qui travaille régulièrement dans le cadre de ce centre a ainsi expliqué au Courrier que ses 33 millions d’euros de budget annuel représentent une somme énorme. «C’est beaucoup trop, comparé au nombre de personnes à l’intérieur du camp. Ils n’en font rien.»

Un article du Panorama explicitait, ce mois de mars, les liens entre «Mafia Capitale» et les affaires à Mineo. Luca Odevaine, clé de voûte de l’affaire et proche de Walter Veltroni – ancien maire de Rome, membre du Parti démocrate –, aurait permis au consortium «Calatino, Terra d’accoglienza» de mettre la main sur un appel d’offres à 100 millions d’euros pour la gestion sur trois ans du CARA de Mineo. Il y a quelques semaines, l’autorité nationale anticorruption a déclaré ce contrat «illégitime» en raison d’un «manque de transparence, de proportionnalité, de concurrence, d’impartialité et d’économicité».

Les procureurs de Caltagirone, ville toute proche de Mineo, ainsi que le département antimafia de Catane mènent actuellement l’enquête sur le CARA de Mineo. Anna Aloisi, syndique de la ville et par ailleurs présidente du consortium «Calatino terra d’accoglienza», vient d’être entendue par la commission compétente. Les résultats devraient bientôt paraître. Luca Odevaine est, quant à lui, incarcéré depuis le mois de décembre pour «corruption aggravée» dans le cadre de «Mafia Capitale».

Les banques, grandes gagnantes

Pour le directeur du centre, Sebastiano Maccarrone, le CARA n’a strictement rien à se reprocher: «Nous sommes constamment contrôlés. La police et la préfecture font des pointages aléatoires et notre gestion des fonds est claire. A présent, nous attendons la fin de ces enquêtes.»

Le budget par migrant et par jour se monte, selon le directeur, à 35 euros. Sur ce montant, 2,50 euros sont crédités en argent de poche, 5 euros vont à la location à l’Etat et le reste est destiné à la nourriture, au gaz, à l’électricité, aux services et autres frais.

En attendant le résultat des enquêtes, l’Etat ne verse plus d’argent au centre. Les migrants continuent pourtant d’affluer. «Depuis février 2014, tout est devenu compliqué. Heureusement, nous travaillons avec des entreprises sérieuses, qui ont l’assise financière nécessaire pour emprunter aux banques en attendant que l’Etat rembourse.» Impossible de savoir à quel taux d’intérêt les entreprises empruntent aux banques. «Mais il est certain qu’elles y gagnent», admet le directeur du CARA, qui affirme ne pas avoir d’autre choix. «Je n’ai rien à cacher et je marche la tête haute. S’il devait s’avérer que quelque chose ne colle pas, alors je m’en irai.»

En Suisse comme en Italie, les conditions d’accueil interpellent

La visite du centre pour requérants d’asile de Mineo (CARA) a de quoi rendre perplexes les visiteurs accoutumés aux conditions d’accueil suisses. Comparé aux abris antiatomiques ou aux immeubles vétustes, il faut avouer que les maisonnettes de la «Residence degli Aranci» – comme est surnommé le CARA – présentent un confort certain.

Tandis qu’au foyer des Tattes, à Genève, des sages-femmes dénonçaient un manque criant de moyens et de salubrité, le CARA de Mineo offre à chacune des mères arrivant au centre un kit d’accueil complet selon l’âge de leur enfant. La visite de la maison dédiée aux soins des enfants révélait des armoires débordant d’habits et de poussettes neufs, de réserves de nourriture et de lait maternel, et de matériel de puériculture. Lorsqu’on sait qu’aux Tattes des situations de jeunes mères n’ayant pas accès à des salles de bain dignes de ce nom ou de bébés découverts en état d’hypothermie faute de chauffage ont été dénoncées, la question des moyens mis à disposition par un pays ne manquant pas de ressources comme la Suisse interpelle.

Comment l’Italie, dont on sait les problèmes économiques, parvient-elle à offrir de telles conditions lorsque la Suisse prétend ne pouvoir faire mieux que des bunkers souterrains? A Mineo, les personnes tout juste arrivées de Lampedusa bénéficient d’un centre de soins géré par la Croix-Rouge italienne, de bureaux dédiés à certaines formations, notamment informatiques, d’avocats pour les conseillers directement sur place, d’un service de nettoyage qui passe deux fois par semaines chez les particuliers, de cours d’italien, d’un service de garderie, d’un coiffeur gratuit…

La présence de ces services n’est pas anodine: les scandales à répétition, les enquêtes des cellules antimafia et anticorruption démontrent que des réseaux peu innocents se servent au passage.

Ce relatif confort matériel a un impact sur les procédures d’asile: les acteurs du «business des migrants» ont tout intérêt à ce que les requérants d’asile restent bloqués le plus longtemps possible dans les fameux centres d’accueil. La facture envoyée à l’Etat pour toutes les «prestations» accordées aux migrants en sera d’autant plus salée.

A Mineo, les associations de défense des migrants, telle Borderline Sicilia, dénoncent des temps d’attente si longs que les dépressions se terminent régulièrement en suicides. Trois ou quatre ans passés à patienter dans un centre pour une procédure qui devrait ne prendre que quelques mois, c’est autant de temps de souffrances psychologiques, d’incertitudes lancinantes, de questions qui deviennent obsessionnelles.

D’un côté, la pingrerie suisse – ouvertement utilisée comme une arme de dissuasion. De l’autre, les largesses intéressées italiennes. Et au milieu, ce sont toujours les mêmes qui en font les frais: les migrants qui après avoir survécu à un long périple doivent affronter un continent qui ne veut pas d’eux, si ce n’est en tant que ressource économique à exploiter.

Voir aussi notre chronique monde « Stefano Liberti: Le grand business des centres d’accueil en Italie« , publié dans le dernier numéro de Vivre Ensemble.