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Le Courrier | «La Suisse ne nous considère pas comme des êtres humains»

L’ex-collectif du Grütli, désormais à la salle du Faubourg, fait face à de nouveaux défis pratiques et à la torpeur estivale. Reportage.

Article de Eric Lecoultre, publié dans Le Courrier, le 11 juillet 2015. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

Des dizaines de matelas sont alignés le long des hauts murs de la Salle du Faubourg. Quelques dormeurs les occupent encore. Ce jeudi matin, la vie du Collectif d’occupation – ne l’appelez plus du Grütli – se trouve plutôt du côté de la cuisine, ou quelques migrants prennent leur petit-déjeuner en compagnie de militants. Certains sont assis sur une cage d’escalier extérieure et fument leur cigarette. Le calme règne. Contrastant avec l’effervescence de la Maison des Arts du Grütli, le rythme dans ce nouveau lieu d’hébergement s’est ralenti. Le conseiller d’Etat Mauro Poggia et le directeur de l’Hospice général Christophe Girod, avec lesquels le collectif négocie depuis mi-juin, sont en vacances. Désormais, les rassemblements publics ne se déroulent plus que le jeudi soir, sur la plaine de Plainpalais.

A la Salle du Faubourg, les considérations d’ordre pratique ont quasiment pris le dessus pour le mouvement, désormais réuni dans une association, «Tattastrophe», pour la gestion du lieu. Chacun s’occupe, ou erre, sans but précis. «Nous voulons organiser des cours de français durant la journée, mais toutes les tâches logistiques (les lessives, la gestion des repas, etc.) prennent énormément de temps», confie Pablo Cruchon, secrétaire de Solidarités. Une petite douche rudimentaire vient seulement d’être installée la veille aux toilettes. Sur une petite table, une permanence juridique est assurée par Julie et Luca, deux jeunes militants, notamment pour aider les requérants dans leur quête pour l’aide d’urgence (lire ci-dessous).

La vie dans un bunker

Dans un espace peu cloisonné, la cohabitation des quarante occupants demande des efforts quotidiens. Des tensions, notamment liées à la canicule, à la promiscuité et à la nourriture ont du être réglées. Un frigo spécial réserve par exemple des repas jusqu’au soir pour les pratiquants du ramadan. Or, depuis le départ du Grütli, où gestion de vie commune et action politique étaient mêlées, la présence des militants, entre la plaine de Plainpalais et le lieu d’hébergement, doit être réorganisée. «Ces conditions ne sont pas favorables à l’accueil de personnes avec des parcours de vie difficiles, explique Pablo Cruchon. Nous sommes en train de nous suppléer à l’action de l’Etat qui se doit de fournir des prestations respectueuses de la dignité des personnes mais n’assume pas ses responsabilités.»

Malgré tout, les migrants tiennent à leur combat et insistent sur la «solidarité» entre les membres du collectif. «Nous nous battons ensemble pour une cause juste, souligne Stephen*, un Nigérian présent depuis quinze mois en Suisse, dont trois dans un abri PC. Pas juste pour nous, mais pour toutes les personnes qui vivent dans des bunkers.» Il relève que la plupart des Genevois qu’il a croisés depuis le début de la lutte lui ont exprimé du soutien. «Mais nous avons aussi rencontré quelques fascistes…», précise Amine*, un jeune Tunisien.

Les conditions en abris PC, Amine connaît bien, puisqu’il y a passé près de six mois. D’un ton méfiant, il explique qu’en Suisse, «les requérants ne sont pas considérés comme des êtres humains», mais peine à décrire cet épisode. «Il faut le vivre pour le comprendre. Et pas juste deux ou trois semaines. Il faut y passer des mois. Personnellement, ça m’a déséquilibré. Maintenant je ressens de la haine.»

L’attente du futur voyage

Un peu plus loin, Karim*, un Tunisien présent en Suisse depuis quatre ans, finit son déjeuner et donne davantage de détails: «Pendant huit mois, vous êtes avec quarante personnes dans des dortoirs. Les gens rentrent à toute heure de la nuit et vous réveillent. Ça sent les pieds. Sur trois niveaux, les lits sont resserrés. Plusieurs fois, je me suis tapé la tête en me levant. L’air est synthétique et provoque de l’asthme. Nous devons stopper cela.» Plusieurs migrants, autour de lui, insistent pour rappeler que la Suisse, «le pays le plus heureux du monde», et le seul à utiliser des bunkers pour leur hébergement. «On remplace les rats», lâche l’un d’entre eux.

La plupart des migrants du collectif devraient, à terme, être renvoyés dans leur pays ou vers leur première destination européenne. Ils ne connaissent toutefois pas la date du voyage. Les journées sont longues. «Nous n’avons pas grand-chose à faire. Je rends parfois visite à des amis ou vais me baigner dans le lac», explique Karim. Ce commerçant tunisien est arrivé suite à la révolution de 2011 lors de laquelle son magasin a été pillé et brûlé. Accumulant les dettes, il a préféré partir plutôt que de risquer la prison. Après un bref passage en Italie, il a rejoint la Suisse, via Chiasso. «Ici, j’ai passé mon permis de conduire. J’ai travaillé pour Genève Roule et l’Hospice général. A Berne, ils m’ont expliqué que mon problème était économique et m’ont refusé le visa. Je ne veux pas retourner en Tunisie. Je veux tenter d’améliorer ma situation ici.»

*Prénoms d’emprunt

L’épopée kafkaïenne de l’aide d’urgence

Le récit est digne de «la maison qui rend fou» dans Les douze travaux d’Astérix et Obélix. Il commence avec les premiers jours d’occupation du Grütli, alors que les migrants viennent tout juste de refuser leur transfert en abris PC. Ils perçoivent normalement l’aide d’urgence auprès de l’Hospice général. Une somme de dix francs par jour, considérée comme le minimum vital. Au début du mouvement, le collectif déplore déjà que la plupart des migrants ne perçoivent plus cette prestation.

Pour obtenir l’aide d’urgence, les requérants doivent se rendre au foyer des Tattes, leur dernier lieu d’hébergement. Problème: en leur annonçant leur transfert en abris, l’Hospice général leur a également interdit de pénétrer dans le périmètre du centre d’accueil verniolan. Deux migrants s’y sont risqués pour récupérer des affaires et ont été interpelés par la police pour violation de domicile. Ce point a été soulevé lors des discussions entre le collectif et le magistrat chargé des affaires sociales, Mauro Poggia.

La situation est toutefois demeurée compliquée. Dov Gabbaï, avocat qui défend plusieurs migrants et participe à la permanence juridique du collectif, décrit des «tracasseries administratives hallucinantes». Priés de se rendre à un guichet de l’Hospice général au Bouchet, les migrants ont ensuite été baladés tour à tour dans un abri PC pour récupérer leur courrier, ou auprès de l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM), à Onex, pour faire attester leur changement d’adresse à la salle du Faubourg. Le tout, alors que le guichet n’ouvre que les trois premiers jours de la semaine, de 10h à 12h. Les allers-retours se sont succédés pendant plusieurs jours avant que l’aide d’urgence ne soit finalement octroyée. «Ce sont les militants du collectif qui ont dû informer les migrants sur leurs droits, faute d’informations claires de l’Hospice général. La manière de faire des autorités place des personnes vulnérables face à l’adversité en les privant de leur unique ressource», fustige l’avocat.

«Une procédure tout à fait normale et nous n’allons pas la changer, répond Bernard Manguin, porte-parole de l’Hospice général. Tout changement d’adresse doit être inscrit à l’OCPM, ce qui est officiellement le cas depuis leur déménagement à la salle du Faubourg. La majorité de ces migrants peuvent se déplacer. Ils n’ont pas grand-chose d’autre à faire durant la journée.»