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Documentation

Hommage à l’enfant de Bodrum, par un jeune père

La photo du corps d’Aylan Kurdi, trois ans, retrouvé sur une plage de Bodrum en Turquie mercredi, a fait le tour du monde et bouleverse les consciences. Un lecteur du Temps, Selsa Maadi, père de deux enfants dont un fils du même âge, rend hommage à cette petite victime innocente de la tragédie du monde.

La lettre de Selsa Maadi a été publiée dans Le Temps, le 3 septembre 2015. Cliquez ici pour lire la lettre sur le site du Temps.

Pas de sang, pas de membres arrachés ou de blessures apparentes et pourtant rarement une photo ne m’aura déstabilisé autant.

Mes pensées vont à toi, petit être de trois ans dont je ne connais pas le nom, au corps inanimé et à la tête enfouie dans le sable d’une plage turque. En tombant par hasard sur ta photo dramatique mercredi soir, j’ai été traumatisé, bouleversé, anéanti. Petit être sans défense au corps recroquevillé et glacé qui ne sera évoqué que par une statistique tout aussi glaçante dans les médias internationaux, tu me rappelles mon fils, à peine plus âgé que toi.

Le tenir au chaud

Tard dans la soirée lorsque je vais au lit, je passe subrepticement dans sa chambre pour m’assurer qu’il n’a pas froid. Je le retrouve parfois dans cette même position et le recouvre de sa petite couverture pour le tenir au chaud. J’aimerais tellement pouvoir faire de même pour toi.

Lors de ta naissance, j’imagine le bonheur qu’ont dû éprouver tes parents, la joie que tu as suscitée dans ta famille et peut-être même la liesse que tu as engendrée malgré toi dans tout le village qui fêtait à la hauteur de son rang l’arrivée du petit prince. Lorsque j’ai eu ma fille il y a 18 mois, ce fut également un concert de louanges, pour elle, pour la maman, pour moi le papa. D’abord un garçon et maintenant une fille, quel bonheur! Le choix du roi! Alors que nous n’avions jamais demandé à être placés sur le trône. Le jeune papa que j’étais se retrouvait d’une seconde à l’autre régnant sur son royaume familial.

L’enfer sur terre

Aujourd’hui, le roi est triste. C’est comme s’il avait perdu son petit prince.

Toi aussi, tu avais peut-être une petite sœur qui a automatiquement intrônisé tes parents. Tes parents d’ailleurs, où sont-ils? Font-ils également partie de la macabre statistique du naufrage ou vont-ils découvrir ton petit corps inanimé devant leur écran de télévision à plusieurs milliers de kilomètres du drame avec l’impuissance comme seul moyen d’action et l’ivresse d’un espoir fou que ça ne peut pas être leur petit prince à eux. Non, c’est impossible que ce soit lui! Mais si c’était vraiment lui? Alors leur souffle serait coupé, leur vue se troublerait et le temps s’arrêterait à jamais dans leur cœur devant l’innommable, l’effroi absolu d’avoir reconnu les petites baskets «hello kitty» qu’on lui avait offertes à son anniversaire. Drame. Désespoir. Enfer sur terre.

La tristesse du roi n’a que bien peu d’importance face au drame de tes parents, encore moins face à la multitude de drames similaires qui se déroule quotidiennement sans qu’on en ait conscience. L’ignorance a parfois du bon.

Puisse ta photo réveiller les consciences endormies dans ce confort soporifique et aliénant, puissent tous les autres migrants dont aucune photo ne vient refléter les malheurs trouver un terme apaisant à ce voyage et ne pas faire de leur existence une tragédie grecque sur une côte turque, italienne ou où qu’elle soit.

Repose en paix, petit prince innocent qui t’es retrouvé malgré toi l’otage d’un conflit inique et inutile.

Je pense à toi, je pense à vous tous.

Sincèrement

Selsa Maadi, jeune papa.