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Comptoir

Une infographie inopportune

Dans le cadre de notre projet Le Comptoir des médias, nous avons contacté Mme de Graffenried et Mme Goumaz à propos de l’infographie illustrant l’article « Emplacements dévoilés ‘au fur et à mesure’ » consacré aux centres fédéraux et publié dans Le Temps du mercredi 25 février 2015 et que nous reproduisons ci-dessous:

infographie Temps

Contenu de notre intervention, adressée à Mme de Graffenried et Mme Goumaz:

Nous nous interrogeons sur le choix rédactionnel de publier cette infographie, sans explication sur le sens à y donner, et également sur le choix de l’échelle temporelle choisie du tableau en question.

Concernant l’opportunité de publier cette infographie, notre étonnement vient du fait que nulle part dans les articles en question il n’est fait référence à l’évolution des demandes d’asile déposées en Suisse. Autrement dit, l’infographie n’illustre pas l’article auquel il est joint mais a comme fonction d’apporter une information supplémentaire aux lecteurs, sans contextualisation. Or, présentée comme telle, sans légende et sans filtre, ladite information montre une hausse exponentielle et inégalée des demandes d’asile déposées en Suisse. Ceci nous amène au questionnement de l’échelle temporelle choisie, car comme tout statisticien le sait, le choix d’une échelle temporelle n’est pas neutre.

En effet, alors que le chiffre rond de dix ans peut sembler un choix rationnel, il s’avère curieux, voire problématique. Lorsque l’on connaît l’évolution des demandes d’asile sur le long terme, et en tant que journalistes spécialistes des questions migratoires depuis de longues années, vous ne l’ignorez pas, les années 2005 à 2007 ont en effet été trois années exceptionnellement basses dans le nombre de demandes d’asile enregistrées en Suisse depuis près de 20 ans. Le Plan Urgence Asile (2012) (1) le dit d’ailleurs explicitement.

En changeant d’échelle temporelle, tout en gardant comme critère de s’appuyer sur des chiffres ronds, voilà ce qui se passe sur 5 ans.

Nlles demandes 2009-2014

Le graphique montre une nette augmentation (prévisible vue la situation géopolitique internationale aux frontières de l’Europe) de 2010 à 2012, mais dans l’ensemble, depuis 2011, le nombre de demandes reste constant. La moyenne de ces cinq dernières années étant de 22’396 demandes par année, le chiffre de 23’765 atteint en 2014 est juste en dessus de la moyenne.

En élargissant le tableau pour observer ce qui se passe sur les 15, ou les 19 dernières années (les statistiques publiées sur le site du Secrétariat d’Etat aux migrations débutent en 1996), notre infographie offre une image encore plus nuancée:

Nouvelles_demandes_1996-2014

Que voit-on? Que l’année 2014 dément l’idée qu’on se trouve face à un «afflux» de demandeurs d’asile. Le caractère exceptionnel des années 2005-2007 ressort clairement. Comme le pic de la fin des années 1990, où plus de 47’000 personnes avaient déposé une demande d’asile. La moyenne se situe, depuis 1996, à 21’998 demandes. L’année 2014, avec 23’765 demandes, se situe en dessus mais ne se distancie pas de beaucoup de cette moyenne.

En tant que journal de référence, Le Temps se doit de présenter une information permettant au lecteur de se faire une représentation correcte de la réalité. L’échelle temporelle des dix ans, partant des trois années exceptionnelles de 2005 à 2007, donne faussement à croire à une augmentation spectaculaire des demandes d’asile. Ceci ne fait que rajouter au discours trompeur et largement utilisé par les élu-e-s et certains partis, d’un «afflux» -entendu comme une vague importante- de demandeurs d’asile. (2) Et alimente le «spectre de l’invasion», générant de la peur, voire un rejet de la population.

Notre intervention auprès de votre média vise avant tout à améliorer le traitement médiatique de la problématique de l’asile. Vos signatures sont généralement gage de rigueur et de sérieux, d’où selon nous, une responsabilité particulière. Il nous semble dès lors important de rapidement rectifier dans vos colonnes cette information de façon à ce que le public soit correctement informé sur la réalité des flux migratoires. Vu l’impact que peuvent avoir les infographies sur les lecteurs (3), une mise au point détaillée nous semble d’autant plus nécessaire.

Vous trouverez sur notre site web matière à vérifier les informations que nous vous avons fournies, notamment sur notre page statistiques, que nous allons développer et détailler ces prochains mois. Nous vous invitons également à lire notre dernier décryptage ainsi que l’éditorial du dernier numéro de notre revue, publiés en début de semaine. Nous nous tenons également à votre disposition pour tout renseignement complémentaire.


Notes:

(1) Office fédéral des migrations (ODM), « Plan de gestion et de maîtrise des situations extraordinaires dans le domaine del’asile (Plan d’urgence Asile)« , 28.11.2012:
« Les quelque 11’000 demandes des années 2005 à 2007 représentent donc des valeurs minimales. Or fonder un système sur des valeurs minimales doit être considéré comme risqué et pose de grands problèmes […] ».

(2) Cette analyse, nous l’avons détaillée dans le cadre d’une conférence de presse, ainsi que dans le dossier de presse que nous vous avons adressé ce lundi, et intitulé Hébergement des réfugiés : comment la rhétorique de la « hausse des demandes » d’asile a trompé les médias et le public. Nous y montrons, statistiques à l’appui, que les difficultés d’hébergement connues par les cantons en 2014 étaient à la fois dues aux décisions prises dans les années fameuses années creuses de réduire le dispositif d’hébergement en se fondant sur un nombre de 10’000 demandes d’asile, mais aussi à des raisons conjoncturelles de 2014: une nette baisse des décisions NEM et le fait que la grande majorité des personnes pour lesquelles les autorités sont entrées en matière sur la demande ont obtenu une protection –permis B ou F – de la Suisse après examen de leurs motifs d’asile (76%). www.asile.ch/vivre-ensemble/wp-content/uploads/2015/02/Dossier-de-presse_VivreEnsemble_2015-02-23.pdf

(3) http://www.letemps.ch/Page/Uuid/81ac2b5e-7fc9-11e4-9a92-1e037d8e04b7/Voir_et_croire

Madame de Graffenried nous a répondu le 27 février 2015 avec le message suivant:

Merci d’avoir pris le temps de nous envoyer un si long message. Nous prenons note de votre avis sur l’infographie, sans le partager entièrement. L’infographie était conçue comme un élément supplémentaire, informatif, de notre travail sur une page, l’évolution des demandes étant une réalité, intéressante à rappeler. Nous ne pouvons pas à chaque fois, pour des questions de place notamment, faire une dissertation entière pour expliquer les raisons des différentes fluctuations. Nous l’avons souvent fait dans d’autres papiers. Nous avons plusieurs fois publié des comparatifs plus larges.

Le Temps est un média qui a toujours été en pointe sur les questions d’asile et de migrations, et continuera à l’être. Nous nous efforçons d’offrir à nos lecteurs une information la plus complète possible sur la question, sans occulter les aspects sensibles et critiques. Je vous invite à vous en rendre compte par vous-mêmes en allant consulter nos archives. Récemment, nous avons par ailleurs consacré 5 pages entières à une odyssée avec six réfugiés syriens, une opération où nous avons pris le temps de vivre pendant plusieurs jours avec des migrants, ce que peu de médias font. Vous pouvez le lire ici: http://www.letemps.ch/interactive/2015/migrants-syriens/.

Nous avons répondu aux deux journalistes, le 5 mars 2015:

Avant toute chose, nous tenons à préciser que notre message ne remettait pas en question votre article, ni la qualité de votre travail en général. Nous avons à plusieurs reprises signalé vos articles, dont celui sur l’odyssée des six réfugiés syriens, dans notre rubrique « Les perles du Comptoir« , rubrique qui met en avant les travaux journalistiques de qualité sur les réfugiés.

Egalement dans un souci de précision: la « longueur » du message que nous vous avons adressé est le reflet de notre démarche. Celle de nous adresser directement aux journalistes pour leur présenter notre point de vue, lorsque nous estimons que l’information transmise est biaisée ou erronée, et d’argumenter à l’appui de notre propos. Et une argumentation documentée prend évidemment de la place. Nous sommes bien conscients, et ce n’était pas l’objet de notre lettre, qu’il ne s’agit pas pour vous de reprendre nos propos tels quels.

Concernant la fameuse infographie, nous prenons acte qu’il s’agit de votre choix rédactionnel. Ce que nous regrettons, et c’est ce que nous avons relevé, c’est l’absence de contextualisation de cette infographie, non sa présence, et l’échelle temporaire choisie, pour les motifs que nous vous avons détaillés dans notre premier message.

Malheureusement, certains lecteurs pressés ne retiendront probablement que deux éléments de votre article: le titre et l’infographie. Le titre « Colère contre l’arrivée de requérants » sera mis en lien avec l’infographie, qui montre une augmentation fulgurante des demandes. Le lecteur est ainsi guidé sur une fausse grille interprétative. Or, comme nous l’avons démontré dans notre décryptage, la « hausse des demandes d’asile » est une rhétorique dont les autorités abusent à souhait.

Pour ces raisons, nous proposerons à votre journal une lettre de lecteurs dans le but de compléter le tableau que vous avez pu proposer. L’idée est d’inviter vos lecteurs à ne pas rester figés sur l’image d’une hausse spectaculaire des demandes, qui n’a pas eu lieu en réalité.

Nous espérons que vous ferez bon accueil à cette proposition, qui se veut non polémique, étant entendu que nous sommes tout autant que vous persuadés de l’importance de montrer l’évolution des demandes d’asile. Cette évolution et la structure des demandes d’asile déposées en 2014 posent en effet un certain nombre de questions en lien avec l’hébergement, notamment en regard de la planification fédérale du traitement des demandes d’asile et sur ses conséquences pour les cantons.

Notre courrier de lecteur a été publié dans Le Temps dans l’édition du 30 mars 2015:

Effet visuel trompeurEn illustration de l’article « Colère contre l’arrivée de requérants » (Le Temps, 25.02.2015), une infographie présente, sans légende ni commentaire, la fluctuation des demandes d’asile sur les dix dernières années, soit de 2005 à 2010. Ce choix temporel est malheureux dans la mesure où il fait visuellement apparaître une image tronquée de la réalité. En effet, les années 2005 à 2007 ont été trois années exceptionnellement basses en Suisse comme en Europe si l’on considère les flux migratoires des 20 dernières années. Or l’effet visuel d’un tel graphique est loin d’être neutre: partant des 10’500 demandes déposées en 2005, la courbe monte inexorablement pour atteindre les 24’000 requêtes annuelles en 2014. Le lecteur non averti est donc frappé par une impression de hausse quasi-exponentielle. Il ne sait pas que deux ou trois ans plus tôt, la courbe s’élevait à 21’000 demandes (en 2003) et 26’000 demandes (en 2002). Il ne sait peut-être pas non plus que la Suisse a été capable de gérer jusqu’à 47’000 demandeurs d’asile au plus fort de la crise des Balkans. Ou que depuis 4 ans, le nombre de demandes d’asile déposées en Suisse est relativement stable, et ce malgré la situation politique internationale et notamment la crise syrienne. Dans un contexte aussi sensible que celui de l’asile, où certains s’amusent à agiter le spectre d’une « invasion » de réfugiés, certains choix temporels ont toute leur importance. En particulier si l’objectif est de fournir aux lecteurs une information complète, leur permettant de se forger une opinion fondée sur des faits.

Cristina Del Biaggio et Sophie Malka
Pour l’association Vivre Ensemble