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Documentation

CSDH | Lutte contre la traite des êtres humains

La Suisse évaluée par des experts internationaux: état des lieux et retour critique sur les efforts réalisés en termes de lutte contre la traite.

Le Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH), a publié, le 8 décembre 2015, une analyse de l’évaluation. Cliquez ici pour lire l’article du CSDH sur leur site internet.

Résumé

  • La traite des êtres humains constitue une violation des droits humains qui est proscrite par le Protocole de Palerme et l’article 182 du code pénal suisse.
  • Le GRETA dresse un bilan contrasté des efforts réalisés par les autorités suisses en vue de lutter contre la traite des êtres humains.
  • Il constate des disparités cantonales en matière de lutte contre la traite des êtres humains, notamment dans la prise en charge des victimes.
  • La traite pour l’exploitation de la force du travail est un domaine particulièrement mal connu et négligé par la politique anti-traite en Suisse.
  • Une étude sur la traite des êtres humains pour l’exploitation de la force du travail, mandatée par le Service de coordination contre la traite d’êtres humains et le trafic de migrants (SCOTT), paraîtra au début de l’année 2016.

La traite des êtres humains (ci-après: TEH), parfois médiatisée sous le terme «esclavage moderne», est un phénomène reconnu comme touchant presque tous les pays du monde. Il s’agit d’une forme de criminalité transnationale impliquant, dans la majorité des cas, un déplacement transfrontalier. Il existe plusieurs instruments du droit international et régional qui interdisent la traite et obligent les Etats signataires à la combattre. La Suisse les a tous ratifiés et a introduit dans son code pénal (CP) un article prohibant la traite sous toutes ses formes.

Une définition de la traite par les Nations Unies

La TEH est prohibée par le Protocole de Palerme, un protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (dite Convention de Palerme) «visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants». Entré vigueur en décembre 2003 et aujourd’hui ratifié par 168 États, dont la Suisse, le Protocole de Palerme défini la TEH comme  «le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes». Selon cette définition, on se trouve en présence de l’infraction de TEH lorsque trois éléments sont réunis:

  • une action en elle-même non punissable (recrutement, transport, transfert, hébergement, accueil);
  • un moyen punissable en lui-même (menace de recours ou recours à la force, autres formes de contrainte);
  • une finalité (exploitation).

Ce dernier élément peut apparaître sous trois formes: l’exploitation de la force du travail, l’exploitation sexuelle et l’exploitation pour le prélèvement d’organes. S’agissant d’un groupe particulièrement vulnérable, la traite des enfants est parfois mentionnée comme une forme à part, bien qu’elle puisse évidemment inclure les trois formes d’exploitation susmentionnées. En faisant explicitement figurer les femmes et les enfants dans son titre («(…) visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants »), le protocole leur accorde un statut particulier.

Une violation des droits humains selon le Conseil de l’Europe

Les pays européens apparaissent principalement comme pays de destination ou de transit des victimes de traite, mais aussi – pour certains – comme pays d’origine. Afin d’y encourager et renforcer la lutte contre la TEH, le Conseil de l’Europe a promulgué la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains. Elle est entrée en vigueur le 1er février 2008. Cette Convention considère la traite comme étant «d’abord et avant tout une violation des droits humains des victimes, une atteinte à leur dignité et à leur intégrité» (p. 5 du rapport d’évaluation du GRETA). Pour lutter contre ce fléau, la Convention vise à renforcer la prévention et la protection des victimes, à décourager la demande et à favoriser la poursuite des trafiquant-e-s, tout ceci en misant sur la coopération internationale et multidisciplinaire.

La mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe est surveillée par le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains, le GRETA. Celui-ci se livre à des évaluations périodiques des pays ayant ratifié la Convention. La Suisse a ratifié la Convention en 2012 et elle est entrée en vigueur en 2013. Au cours des deux dernières années, la Suisse a été soumise à sa première évaluation par le GRETA. Après avoir rempli un questionnaire d’évaluation, la Suisse a reçu la visite du groupe d’expert-e-s en automne 2014. A cette occasion, des représentants et représentantes du CSDH – entre de multiples autres acteurs – ont été consulté-e-s. Sur la base des informations ainsi obtenues, le GRETA a établi un premier rapport soumis aux autorités suisses pour commentaires. Suite à l’intégration de ceux-ci, le GRETA a publié son rapport d’évaluation final le 14 octobre 2015, accompagné des nouveaux commentaires des autorités suisses sur cette version finale (les commentaires se trouvent en annexe du rapport).

La traite des êtres humains en Suisse: état des lieux

En Suisse, la TEH est prohibée par l’article 182 CP. Cet article prévoit que «celui qui,  en qualité d’offreur, d’intermédiaire ou d’acquéreur, se livre à la traite d’un être humain à des fins d’exploitation sexuelle, d’exploitation de son travail ou en vue du prélèvement d’un organe, est puni d’une peine privative de liberté ou d’une peine pécuniaire». Ainsi, le code pénal suisse ne comprend pas de définition de la traite à proprement parler et ne reprend pas les actions et moyens mentionnés dans le Protocole de Palerme. Or, il nomme explicitement les trois formes reconnues de traite.

Une série de dispositions juridiques complémentaires figurant dans d’autres bases légales (LEtr, OASA, LAVI, CPP, Ltém, etc.) permettent la protection des victimes et des témoins, la poursuite des auteurs et la mise en place de mesures de prévention. Par exemple, la loi fédérale sur les étrangers (à son article 30) offre la possibilité de régulariser le séjour de victimes identifiées en dérogeant aux conditions d’admission habituelles, ainsi que d’octroyer une aide au retour et à la réintégration dans le pays d’origine (article 60).

Différent-e-s expert-e-s s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un chef d’inculpation dont l’application n’est pas toujours aisée. Le Procureur général de la Confédération et la Conférence des autorités de poursuite pénale de suisse (CAPS) ont signé en 2013 une recommandation commune sur la coopération dans le domaine de la lutte contre la criminalité complexe, notamment la traite. Pour les autorités de poursuite pénale, la TEH est difficile à prouver, dans la mesure où les victimes ne sont pas toujours disponibles ou disposées à témoigner et où les auteurs ne sont souvent pas identifiables. Depuis son entrée en vigueur le 1er décembre 2006 (avant, seule la TEH pour exploitation sexuelle était pénalisée par l’article 195 CP), il y a eu 84 condamnations au titre de l’article 182 CP (selon la Statistique des condamnations pénales). De nombreux expert-e-s soupçonnent cependant que le nombre de cas de TEH non divulgués est important et concluent à des lacunes dans la détection et la persécution de ce crime. Afin de mieux connaître et de mieux combattre la TEH sur le territoire suisse, un plan d’action national a été lancé en 2012 pour une durée de deux ans. Sa mise en œuvre était coordonnée par la principale plateforme suisse de la lutte contre la TEH, le SCOTT (Service de coordination contre la traite d’êtres humains et le trafic de migrants).

Considérant la TEH comme un phénomène trop peu connu, le SCOTT a mandaté en 2013 une étude de faisabilité présentant les possibilités de produire des connaissances fiables sur l’occurrence de la TEH en Suisse. Cette étude a été réalisée par le CSDH et publiée sous le titre «Les caractéristiques et l’ampleur de la zone d’ombre de la traite d’êtres humains en Suisse» (Bader et D’Amato 2013). Les auteur-e-s constatent que certaines formes de traite sont mieux connues et plus souvent poursuivies que d’autres: la grande majorité des cas de TEH détectés concerne l’exploitation sexuelle. Alors que la TEH pour prélèvement d’organes est supposée être marginale en Suisse, l’étude souligne que la TEH pour exploitation de la force de travail est probablement plus fréquente que le nombre de cas découverts et poursuivis pénalement jusqu’à présent ne le laissent entendre. Les auteur-e-s émettent des doutes sur la possibilité d’estimer de manière fiable le nombre de victimes, mais proposent des études susceptibles d’approfondir l’un ou l’autre aspect du phénomène. Sur cette base, le SCOTT a mandaté en 2014 une nouvelle recherche sur la TEH aux fins d’exploitation de la force du travail dont la publication est prévue pour le début de l’année 2016.

A l’heure actuelle, il y a donc peu de connaissances empiriques sur l’ampleur et les caractéristiques de la TEH en Suisse, notamment à propos de celle visant l’exploitation de la force du travail. Néanmoins, un certain nombre de cas annuels sont portés à la connaissance des organisations de soutien aux victimes et des autorités de poursuite pénale, prouvant que le phénomène existe et appelant à une réponse politique concertée. En matière de lutte contre la TEH, les experts internationaux préconisent une approche globale se résumant en «4 p»: la prévention, la protection (des victimes), la persécution (des auteurs) et le partenariat (entre structures compétentes, au niveau national ou international).

Un bilan contrasté dressé par le GRETA

Dans son rapport d’évaluation récent, le GRETA présente son appréciation des efforts réalisés par les autorités suisses depuis l’entrée en vigueur de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la TEH. Tout d’abord, le GRETA salue certaines avancées majeures: la création du SCOTT en 2003, la pénalisation de toutes les formes de traite depuis décembre 2006, le plan d’action national adopté en 2012 ainsi que la mise en place de tables rondes et de mécanismes de coopération dans la plupart des cantons. Peu de lacunes sont en outre constatées dans les domaines de la coopération internationale et du découragement de la demande. Ici, le GRETA se contente d’inviter les autorités suisses à «poursuivre leurs efforts». Les critiques, en revanche, se concentrent sur le processus d’identification des victimes, la coordination au sein des et entre les cantons et la formulation des concepts juridiques de base.

Disparités entre les cantons

Bon nombre des remarques du GRETA se réfèrent à des disparités cantonales, qui découlent du fédéralisme d’exécution. Souvent difficile à comprendre pour les observateurs extérieurs, ce principe laisse aux cantons le soin de mettre en œuvre la législation fédérale sur la TEH. Dans leurs commentaires, les autorités suisses justifient le degré moins avancé de la lutte anti-traite dans certains cantons en se référant au principe fédéral et aux spécificités de ces cantons. Malgré tout, le GRETA regrette que tous les cantons ne soient pas dotés d’un mécanisme de coordination et qu’il n’existe pas de procédure formalisée d’identification des victimes applicable dans l’ensemble du pays. De la même manière, le GRETA souligne les disparités entre les cantons à propos de la prise en charge des victimes après leur libération de la situation d’exploitation. Il «exhorte les autorités suisses à s’assurer que toutes les victimes de traite soient correctement identifiées et puissent bénéficier de l’assistance ainsi que des mesures de protection prévues par la Convention» (p. 59). Le niveau de formation des professionnel-le-s ayant affaire à des (potentielles) victimes dans l’exercice de leur métier présente un autre point de critique du GRETA: il varierait considérablement selon les cantons et les groupes de professionnel-le-s concernés.

Lacunes dans la législation

A propos de la législation suisse sur la TEH, le GRETA formule également un certain nombre de critiques. Il souhaiterait y voir figurer une mention plus explicite de certains éléments. Une modification en ce sens signifierait, pour certains aspects, un alignement plus clair de la formulation de l’article 182 CP sur la définition du Protocole de Palerme. Ainsi, le GRETA regrette:

  • l’absence d’une énumération des moyens potentiellement utilisés par les auteur-e-s pour parvenir à l’exploitation des victimes;
  • la non-citation de différents types d’exploitation figurant dans le Protocole de Palerme (le travail ou services forcés, l’esclavage, les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude) ;
  • l’absence d’une mention explicite du principe de non-sanction (prévoyant «la possibilité de ne pas imposer de sanction aux victimes de la traite pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes», p. 60) ;
  • l’absence d’une formulation explicitant que le consentement de la victime à l’exploitation ne fait pas obstacle à l’application de 182 CP.

Dans leurs commentaires, les autorités attirent l’attention du GRETA sur le fait que le législateur suisse a tendance à préférer des formulations globales et donc plus larges aux énumérations risquant de limiter inutilement le champ d’application d’un article de loi. En outre, elles remarquent que le principe de non-sanction est déjà prévu ailleurs dans le droit pénal suisse et qu’une mention supplémentaire serait donc redondante. À propos de l’absence d’une mention explicite se référant au consentement de la victime, les autorités suisses renvoient aux travaux préparatoires (Feuille fédérale 2005 2639, p. 2665) qui «indiquent que le consentement n’exclut pas forcément l’application de l’art. 182 CP» ainsi qu’à la jurisprudence du Tribunal fédéral ayant confirmé cela (commentaires des autorités suisses à la fin du rapport du GRETA, p. 3).

La traite pour exploitation de la force du travail, un domaine en friche

A travers les différentes recommandations et remarques formulées par le GRETA se lit une critique générale: la lutte contre la TEH en Suisse aurait tendance à négliger deux formes de traite, à savoir celle des enfants et celle en vue de l’exploitation de la force du travail. Ce dernier constat fait effectivement écho aux résultats de l’étude de faisabilité susmentionnée (Bader et D’Amato 2013). L’inquiétude du GRETA par rapport à la négligence de ces deux formes de traite apparaît dans les remarques suivantes, dans lesquelles le GRETA invite les autorités suisses à:

  • allouer au SCOTT les moyens nécessaires pour mener à bien la mission du groupe de travail sur l’exploitation de la force du travail, qui a dû être suspendue faute de ressources financières;
  • «veiller à ce que le groupe de travail sur la traite des enfants tienne des réunions régulières» (p. 57);
  • mettre en place des structures d’assistance et d’hébergement pour les hommes (qui sont en effet plus souvent touchés par l’exploitation de la force du travail que par l’exploitation sexuelle et pour lesquels il n’existe à l’heure actuelle aucune structure spécialisée);
  • ajouter la notion de «travail forcé» à l’article 182 CP;
  • sensibiliser d’avantage la population, notamment à la traite des enfants et à la traite pour exploitation de la force du travail;
  • assurer que les statistiques sur la TEH puissent être ventilées en fonction du type d’exploitation, ce qui permettrait de mieux rendre compte de l’ampleur de chaque forme de traite.

Dans leurs commentaires, les autorités suisses rétorquent que la traite des enfants serait un phénomène extrêmement marginal en Suisse, en renvoyant à une étude publiée par UNICEF en 2007. Elles ajoutent que les mesures nécessaires pour combattre ce phénomène sont néanmoins prises.

Quant à la TEH pour exploitation de la force du travail, les autorités suisses semblent globalement partager le point de vue du GRETA et se montrent réceptives aux recommandations correspondantes. Les résultats de l’étude en cours sur l’exploitation de la force du travail dans le contexte de la TEH sont à présent attendus par le SCOTT. Sur cette base, le SCOTT envisagera des mesures à prendre, permettant de mieux cerner et combattre cette forme de traite particulière qui interroge et met au défi les expert-e-s juridiques et les professionnel-le-s du terrain.

Conclusion

La TEH est un phénomène bénéficiant d’une couverture médiatique assez forte, bien que son ampleur et ses formes soient dans l’ensemble encore mal connus. Ceci est particulièrement vrai pour certains secteurs économiques où plusieurs indices pointent vers l’existence de situations d’exploitation sévères. C’est souvent dans le cadre de contrôles relatifs à la légalité du séjour des travailleurs/travailleuses que la police découvre des conditions de travail indignes. Il est cependant rare qu’une enquête pour TEH soit ouverte. Si c’est certainement vrai que le secteur de la prostitution est particulièrement touché par le phénomène de la TEH, les autorités de poursuite ainsi que la société civile prennent aujourd’hui de plus en plus conscience que de graves abus ont potentiellement lieux dans d’autres domaines. S’agissant d’un délit qui n’est découvert que quand on le cherche, le nombre de cas de TEH avérés est en partie fonction des ressources investies dans sa détection.

La focalisation sur le domaine de l’exploitation sexuelle a des raisons historiques: avant 2006, seule cette forme était pénalisée en Suisse. Le Protocole de Palerme accorde un statut particulier aux femmes et aux enfants en les mentionnant de manière explicite dans son titre. L’exploitation des hommes majeurs cependant reste largement dans l’ombre. Ceci se manifeste aussi dans la politique suisse en termes de lutte contre la TEH, qui a initié de nombreuses mesures – comme la formation des professionnel-le-s et la mise en place de mécanismes de coopération visant à détecter et prendre en charge les victimes de la traite pour exploitation sexuelle. Bien qu’il s’agisse de phénomènes proches, les compétences et structures nécessaires pour affronter la traite pour exploitation de la force du travail ne sont pas toujours les mêmes que pour l’exploitation sexuelle. Un manque d’efforts destinés à combattre les formes de TEH autres que l’exploitation sexuelle est aussi soulevé par le rapport du GRETA.

D’importantes avancées ont été réalisées pour mieux connaître et combattre la TEH en Suisse. Néanmoins, la confrontation avec le phénomène complexe et en constante évolution qu’est la traite demande un investissement persévérant de la part de tous les acteurs impliqués ainsi qu’une coopération optimale entre eux.