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IHEID | Réfugiés afghans en Europe: «Il faut repenser le règlement de Dublin»

Le projet de recherche intitulé «Review of the Protection Situation of Afghan Asylum Seekers and Refugees in Europe» s’est achevé récemment. Mandaté par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), il visait à aider cette organisation à élaborer des stratégies de protection fondées sur une bonne compréhension des modes de mobilité des demandeurs d’asile et des réfugiés afghans en Europe. Alessandro Monsutti, professeur adjoint d’anthropologie et sociologie du développement à l’Institut et responsable du projet, livre les grandes conclusions de ces deux années d’enquête menées – en collaboration avec Antonio Donini et Giulia Scalettaris – dans six pays européens.

Article paru sur le site de l’Institut de Hautes études internationales et du développement (IHEID). Cliquez ici pour lire l’article sur le site de l’IHEID.

En 2011, la population afghane constituait le plus grand groupe de demandeurs d’asile en Europe. La situation est-elle la même aujourd’hui?

La situation n’a pas vraiment évolué. Et elle n’est pas prête de changer. Il faut rappeler que les Afghans constituaient en 1990 la plus grande population déplacée au monde tombant sous le mandat du HCR (6 millions). Aujourd’hui, ils sont un peu moins de 3 millions, ce qui en fait tout de même encore le deuxième groupe après les Syriens (plus de 4 millions). La raison en est évidemment la guerre et les multiples conflits qui ravagent ce pays depuis près de quarante ans maintenant. Le coup d’État communiste en 1978, l’invasion soviétique en 1979, le retrait de l’Armée rouge en 1989, la chute du régime de Kaboul en 1992, l’apparition des talibans en 1994-1995, puis l’intervention internationale en réaction aux attentats du 11 septembre 2001 et enfin le retrait – partiel toutefois – en 2014 des forces de la coalition dirigée par les États-Unis sont autant d’étapes d’une crise sans fin.

Aujourd’hui, tous les indicateurs restent au rouge. Il est clairement impossible de parler de succès de l’intervention; c’est plutôt un enlisement, voire un échec. L’Afghanistan est livré à lui-même et les talibans restent plus agressifs que jamais. Par ailleurs, ce pays est une bombe démographique: la forte croissance de sa population contribue à saturer les villes, et les campagnes sont incapables d’absorber les éventuels retours.

Il n’y a donc aucune raison de penser que les Afghans vont cesser de migrer. Dans les années 1980, ils se rendaient en Iran et au Pakistan, à l’époque désireux de les accueillir pour des raisons d’ailleurs différentes. Désormais ces deux pays les rejettent: la protection des réfugiés n’est plus garantie et toute perspective d’intégration à long terme n’est pas possible. Le retour au pays étant inimaginable, ils viennent en Europe. Cette situation résulte presque d’une équation.

En 2015, le nombre d’«arrivants» en Europe par la mer a été estimé à plus de 800’000. Parmi ceux-ci, les Afghans constituaient le deuxième groupe d’origine (plus de 150’000 personnes, soit 19%) après les Syriens (près de 50%). Il y a toutefois une différence entre ces deux sources de migrations. Alors que l’arrivée des Syriens est récente, les Afghans viennent en Europe depuis trente ans. Leur cas se distingue par son caractère durable. Trois raisons permettent de contextualiser aujourd’hui les départs. En premier lieu, les facteurs démographiques: de par la croissance de la population et le retour de millions de réfugiés, les campagnes sont pleines et les villes dégorgent. Ensuite, le retrait de la communauté internationale a laissé un vide pour les membres d’une classe moyenne en devenir et les jeunes, qui se sont retrouvés du jour au lendemain sans emploi. En clair, l’économie artificielle liée à l’effort de reconstruction s’est écroulée en 2014, donnant lieu à un départ massif des jeunes vers l’Occident. Le troisième facteur est évidemment le niveau toujours très élevé de la violence en Afghanistan. Depuis six ans, le pays est systématiquement classé parmi les moins pacifiques au monde par le Global Peace Index. Et ce triste cocktail ne devrait pas changer dans les mois et les années qui viennent.

Ce projet est un mandat du HCR. Il n’est pas fréquent de voir une organisation internationale financer une recherche en sciences sociales…

En effet, ce n’est pas commun, c’est même très rare. Le postulat du HCR était que seul quelqu’un ayant étudié les Afghans dans leurs pays d’origine et de premier accueil était capable de re-contextualiser ce qui se passait en Europe. J’ai été contacté au printemps 2014 par le Bureau Europe, qui souhaitait avoir une meilleure connaissance de la situation des Afghans. Celle-ci se caractérisait par la profondeur historique de la migration et une forte disparité de pratiques entres pays européens dans la détermination du statut de réfugié, autrement dit dans l’octroi ou non de l’asile. Aujourd’hui, si tout le monde est d’accord pour considérer les Syriens comme des réfugiés vu le conflit aigu qui déchire leur pays, ce consensus n’existe pas pour les Afghans. Et la disparité dans la façon de manier ce statut a créé des tensions entre les pays européens. C’est donc pour lancer une discussion transversale et réfléchir à une unification éventuelle des pratiques en matière de droit d’asile concernant les Afghans que le HCR, disposant déjà des données quantitatives, voulait avoir des informations de nature qualitative. Mes interlocuteurs de l’agence onusienne s’intéressaient aux aspirations et aux motivations des Afghans qui viennent en Europe. Un autre intérêt portait sur les raisons de gagner certains pays plutôt que d’autres. Il fallait aussi comprendre leurs canaux d’information et la manière dont ils prennent des décisions concernant les parcours migratoires.

Comment avez-vous travaillé en termes de méthodologie?

L’enquête a été réalisée en collaboration avec deux collègues, Antonio Donini et Giulia Scalettaris, qui avaient une excellente connaissance préalable de l’Afghanistan et des questions de réfugiés. Commencée en été 2014, elle a duré une année entière au cour de laquelle nous avons visité six pays (Serbie, Suède, Grèce, Bulgarie, Italie et Hongrie), y passant chaque fois entre une et deux semaines. L’idée était de travailler dans les pays d’entrée comme la Grèce et l’Italie jusqu’aux destinations idéales que sont les pays scandinaves. Nous avons conduit des entretiens avec trois types de personnes: les acteurs gouvernementaux (police, garde-côtes, juges, etc.), les acteurs non gouvernementaux (ONG, société civile, défenseurs des droits de l’homme, etc.) et, enfin, les demandeurs d’asile et les réfugiés eux-mêmes. Nous avons mobilisé les outils classiques de l’anthropologie comme les histoires de vie, l’observation participante ou encore les entretiens semi-directifs, même si les interviews des deux premières catégories étaient plus structurées. Le HCR a facilité notre accès aux autorités compétentes en matière d’asile, alors que nous avons le plus souvent contacté les Afghans à travers nos propres réseaux.

Pouvez-vous partager les principales conclusions de cette enquête de terrain?

Le premier constat est que la population afghane dans son ensemble est concernée par ces phénomènes de déplacements forcés. Pour autant, nous avons distingué trois catégories principales, ou quatre selon la manière de les regrouper. La première est constituée par les mineurs non accompagnés, qui sont majoritairement des jeunes Hazaras originaires du centre de l’Afghanistan. Beaucoup sont passés par l’Iran et le Pakistan, où ils ont déjà vécu comme réfugiés. Ils partent car ils sont condamnés à l’exclusion. N’ayant plus rien à perdre, ils tentent leur chance en Europe. Sans argent ni réseau, ils constituent une population vulnérable. La deuxième catégorie concerne les ruraux du Sud, venant de régions où les combats font rage entre l’insurrection et le gouvernement. Ces gens fuient un conflit dans lequel ils ne se reconnaissent pas ou plus; «cette guerre n’est pas la nôtre», répètent-ils. Peu protégée par le gouvernement et surtout enrôlée de force par l’insurrection, cette population en fuite a entre 20 et 35 ans en moyenne. Il s’agit en majeure partie d’hommes, très souvent pères de famille, voyageant seuls. Ils partent avec l’espoir de faire venir femme et enfants dans un deuxième temps. La troisième catégorie rassemble des citadins dont le mode de vie était lié à la présence militaire ou humanitaire internationale: ils travaillaient comme comptables, traducteurs, chauffeurs, gardiens pour des organisations internationales ou non gouvernementales ou étaient fonctionnaires du gouvernement. Ils avaient de bons salaires, qu’ils ont perdus, et craignent désormais d’être victimes d’actes de vengeance par le reste de la population. Voyageant généralement en famille, ils ont de l’argent, ce qui les rend paradoxalement aussi vulnérables. C’est le principal groupe où l’on trouve des femmes, et parfois même des familles sans homme. La quatrième catégorie est en fait une sous-catégorie de la précédente. Elle regroupe tous les jeunes citadins partiellement formés dans le cadre de la présence internationale. Ils ont suivi des formations et se retrouvent en Afghanistan devant un marché du travail incapable de les intégrer. C’est un groupe dont les références culturelles et esthétiques ont été formatées par l’expérience de voisinage avec le monde extérieur. Ils utilisent les médias sociaux en permanence et sont souvent les enfants de la catégorie précédente. Cette jeunesse-là aspire à vivre dans un monde cosmopolite, différent et ouvert. Il faut préciser que d’une manière générale, tous les Afghans que nous avons pu rencontrer au cours de la recherche s’efforcent de rester connectés et que le téléphone est un élément central de leur voyage. Il constitue le seul lien avec leurs parentés et leurs pairs.

Le deuxième constat que nous avons fait est que, pour les migrants afghans, la situation de leur pays n’est pas la seule source de traumatisme. Le voyage lui-même et les conditions d’accueil en Europe le sont tout autant. Les expériences lors de la traversée de la mer, par exemple, ont été des épreuves très fortes et parfois tragiques. Force est de constater que l’exil les transforme par suite des pièges et souffrances qu’ils n’avaient pas anticipés. A Lesbos, dans un centre de réception que tout faisait ressembler à une prison, j’ai rencontré des jeunes qui répétaient comme pour s’en convaincre: «Ce n’est pas l’Europe ici!» Ce déni venait du fait que la réalité rencontrée ne correspondait pas à leur imaginaire, d’autant qu’ils ne comprenaient pas l’exclusion et la méfiance dont ils faisaient l’objet.

Le troisième constat est qu’il y a un classement entre les destinations. Bien que fuyant la violence et la guerre, on est là dans ce que j’appelle l’économie morale de la migration. En effet, il faut comprendre que le statut des familles restées au pays est lié à la destination des membres partis vers l’Europe. Autrement dit, être accepté en Grèce ne représente pas la même valeur sociale qu’être accepté en Suède. Les jeunes que nous avons rencontrés savent que tous ne pourront réussir le parcours migratoire idéal. Il y a beaucoup de solidarité, mais aussi beaucoup de compétition et donc de méfiance entre les uns et les autres.

Mais on peut se dire aussi qu’il y a un intérêt objectif à aller en Suède plutôt qu’en Grèce.

Oui, c’est vrai. L’obtention en Grèce du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire ne s’accompagne d’aucune mesure d’insertion sociale et professionnelle. A Patras, j’ai vu des jeunes qui se regroupaient dans des lieux sordides comme des fabriques abandonnées. Ils me disaient qu’ils n’étaient pas venus en Europe pour cela et que le plus dur était de parler de cette réalité avec la famille restée au pays. D’un côté, dire que tout allait bien créait des attentes (envoi d’argent). De l’autre, s’ils disaient la vérité, la famille serait morte d’inquiétude. Beaucoup vivent ainsi dans le mensonge, condamnés qu’ils sont à réussir sous la pression sociale de la famille et donc à taire la réalité des circonstances de leur arrivée sur le sol européen. La quête qui est la leur doit être comprise en fonction de leur conception de l’honneur, des mérites personnels et de ce que signifie réussir sa vie. Mais elle les isole psychologiquement de leurs proches restés en Afghanistan, au Pakistan ou en Iran.

Pour atteindre le but qu’elles se sont fixé, les familles se séparent parfois dans un dessein stratégique. Une option consiste à envoyer en avant le membre le plus vulnérable pour parier ensuite sur un regroupement familial; on paiera par exemple un billet d’avion à une jeune fille de 7 ans en la faisant voyager avec des passeurs. C’est la carte de la vulnérabilité en réponse à ce que qu’on perçoit comme une attente des régimes d’asile. Une autre stratégie est d’envoyer le membre le plus capable, le plus fort, celui ayant le plus de chance de franchir les épreuves et donc de parvenir en Allemagne ou en Suède.

Rappelons que la plupart des Afghans que nous avons rencontrés ont une expérience négative de l’État. Ils ont développé une défiance fondamentale envers les organisations qui les accueillent, que ce soient les ONG ou les structures gouvernementales et internationales. Du coup, ils choisissent parfois de se détourner des structures d’aide mises à leur disposition. Ils préfèrent la liberté et la vie dans des situations difficiles à la possibilité d’aller dans un centre, car être nourri et logé revient à être enfermé par un Etat qu’ils ne perçoivent pas comme bienveillant.

Comment ces conclusions peuvent-elles être utilisées pour établir une stratégie de protection du HCR?

De ces conclusions scientifiques, en effet, que peut-on faire concrètement? Je dirais en priorité que, d’un point de vue politique, nous avons observé le sentiment partagé par tous les interlocuteurs (des garde-côtes aux militants des droits de l’homme, des juges aux demandeurs d’asile) que le règlement de Dublin, qui détermine le régime d’asile entre pays européens, était inefficace et inéquitable. Le cadre actuel ne satisfait plus personne. Les mesures d’exception se sont multipliées devant le caractère massif de l’immigration et «Dublin» n’est plus appliqué. Il y a désormais un vide juridique avec une nécessité urgente de réinventer le cadre d’action. Mais cette réinvention doit reposer sur une compréhension de ce qui se passe, même si cette compréhension est fortement hypothéquée aujourd’hui par un climat social et politique délétère. Le HCR est conscient de cela mais reste très dépendant des États.

En résumé, il n’y a aucune raison de penser que les flux des personnes venues d’Afghanistan – mais aussi de Syrie, d’Irak, d’Érythrée ou d’Afrique subsaharienne – vont se tarir. Aujourd’hui, nous sommes devant une sorte d’implosion du système existant, qui doit être repensé. Mais le climat général est hostile. Cette réinvention doit aussi prendre en compte le fait qu’aucune solution ne peut être apportée au niveau des pays. Elle doit être globale. Les flux migratoires dérivent des asymétries démographiques autant que des conflits. Nous sommes face à une Europe vieillissante qui a besoin de sang neuf. Ces migrants très jeunes, motivés et voulant travailler pourraient apporter beaucoup à l’économie et à la société européennes. Mais il faut beaucoup de courage politique pour le dire. Et on n’en prend pas le chemin.

Ce travail fera l’objet d’un rapport publié prochainement par le Global Migration Centre. Des compléments d’information sont d’ores et déjà consultables: