Substituer le terme d’ « illégal » par « irrégulier » permet de dire la même chose, mais de façon plus juste
Le Comptoir des médias est intervenu auprès de deux journalistes qui ont publié un article intitulé « Les clandestins traqués dans les cars de touristes » paru conjointement dans La Tribune de Genève et dans le 24 Heures, les 17 et 18 juillet 2015. Notre intervention a porté sur l’utilisation des termes « illégal » et « clandestin » utilisés dans l’article.
L’article tel que paru dans le 24 Heures:
Et dans la Tribune de Genève:
Le 21 juillet 2015, nous avons écrit le message suivant aux deux journalistes co-signataires de l’article:
Nous portons notre attention sur deux aspects concernant l’utilisation des termes « illégal » et « clandestin » auxquels vous faites souvent recours dans votre article.
Premièrement, leur usage courant passe sous silence les circonstances et raisons multiples et complexes de la migration. Ainsi du fait que de nombreux réfugiés quittent leur pays de manière soudaine et se voient donc obligés de voyager sans les documents requis, « irrégulièrement »: la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 stipule d’ailleurs que « les Etats Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour rréguliers, aux réfugiés » (v. texte de la convention).
Deuxièmement, cette rhétorique fait oublier que parmi les personnes qui traversent la frontière de manière irrégulière, bon nombre sont des réfugiés (en Suisse, en 2014, 76,6% des personnes dont le dossier d’asile a été examiné ont obtenu une forme de protection internationale, permis B ou F). L’interview avec Madame Stefanie Widmer confirme d’ailleurs que certains passagers, que vous avez qualifié de « clandestins » ou « illégaux » aient demandé l’asile politique à la frontière. Ceci étant un droit, il est faux de les identifié comme des « illégaux ».
Lors d’une conférence tenue à Genève le 22 janvier 2014, François Crépeau, Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants, a insisté sur le fait que si l’irrégularité correspond à la violation d’une règle juridique, il s’agit en l’espèce pour les migrants ou réfugiés « de passer la frontière sans les documents requis »; une violation d’un droit administratif du même ordre qu’un parcage hors d’une zone bleue.
Vivre Ensemble milite pour que les discours politiques et médiatiques soient dénués de préjugés. Ainsi, nous, comme beaucoup d’autres associations, luttons pour que le terme « illégal » soit banni de la terminologie et que l’utilisation du terme « clandestin » soit utilisé que dans des cas exceptionnels. Nous proposons aux journalistes d’utiliser à leur place le terme « irrégulier« , comme William Lacy Swing, directeur général de l’Organisation Internationale des Migrations, l’a défendu sur les ondes de la RTS (Mise au point du 5 octobre 2014): « C’est une distinction très importante parce que les gens qui viennent de façon irrégulière, sans papiers, sans visas, ne sont pas des criminels. Ils sont des êtres humains comme nous, qui ont besoin au moins d’être interviewés ».
Comme vous le savez, les mots possèdent une connotation: ils évoquent des images, des sensations. Dans l’imaginaire occidental, le mot « illégal » renvoie au fait de vivre hors-la-loi. L’amalgame ou le glissement est vite fait de « illégal » et « criminalité ».
L’association PICUM vient de publier un flyer dans lequel il est expliqué en détail pourquoi les journalistes devraient utiliser le terme « irrégulier » ou « sans-papiers » au détriment de « illégal ou « clandestin ». Nous vous invitons à consulter la brochure, disponible online à cette adresse: http://picum.org/picum.org/uploads/file_/Leaflet_FR_1.pdf .
Nous vous invitons donc à modifier, dans votre version électronique, le terme “illégal” par “irrégulier”.
Pour une information plus juste, il nous semble important que la terminologie de l’asile soit traitée de façon adéquate. En vous adressant ces informations et cette documentation, nous espérons vous aider à y contribuer. Nous nous tenons évidemment à votre disposition pour tout complément ou questions relatifs à notre intervention ou au projet de Comptoir des médias.
Nous avons reçu en retour cette réponse, le 24 juillet 2015:
Merci pour l’intérêt que vous portez à notre journal. J’ai pris bonne note de votre éclairage, qui nourrira sans doute ma réflexion.
En l’occurrence, je crois n’avoir à aucun moment assimilé les clandestins à des criminels. Et ce n’était pas le moins du monde mon intention. Dans mes précédents articles concernant cette thématique, j’ai toujours eu souci par exemple de tempérer et d’expliquer des chiffres souvent sujets à des interprétations diverses. Si je comprends votre combat militant pour faire évoluer le vocabulaire, je préfère, pour ma part, en rester à ma mission journalistique, à savoir donner une information complète, non partisane, et accessible à tous.
Nous avons répondu ainsi à la journaliste en date du 28 juillet 2015:
En vous invitant à ne pas utiliser les mots « clandestin » et « illégal », je n’ai jamais dit que vous personnellement assimilez ces personnes à des criminels. Ce n’était pas mon intention. J’ai d’ailleurs bien souligner le fait que c’est dans l’imaginaire occidental que ces deux facettes sont liées.
C’est pour cela que l’association PICUM s’est emparée du sujet, avec succès, car beaucoup de médias ont suivi leurs conseils et ont banni l’utilisation du mot « illégal ».
Sur cette campagne de PICUM, voici le témoignage du directeur de l’Agence de l’Union européenne pour les droits fondamentaux:
« Il est essentiel que nous restions vigilants face aux préjudices déjà présent dans le langage utilisé pour décrire les minorités ethniques. Etiqueter les êtres humains qui traversent les frontières extérieures de l’UE comme ‘illégaux’ est certainement un exemple de tels préjugés et c’est pourquoi FRA supporte complètement la campagne de PICUM » Morten Kjaerum Directeur, Agence de l’UE pour les Droits Fondamentaux (FRA)
Ainsi, le combat de Vivre Ensemble n’est pas seulement un combat « militant », c’est un combat pour que les informations soient fondées sur des faits, ne véhiculent pas des préjugés et utilisent un vocabulaire approprié, non discriminatoire. Dans ce sens c’est un combat qui ne contredit pas votre mission journalistique telle que vous l’avez formulée dans votre message.
Substituer le terme d’ « illégal » par « irrégulier » permet de dire la même chose, mais de façon plus juste. En effet, comme je le mentionnais dans mon précédent message, parmi les personnes qui traversent la Suisse sans les papiers requis, certaines ont le droit de le faire au regard du droit d’asile. Il s’agit donc d’entrées irrégulières sur le territoire suisse, non pas d’entrées illégales.
Ce dernier message n’a pas reçu de réponse de la part de la journaliste.