IRIN | La biométrie au service de l’humanitaire: des réfugiés répertoriés grâce à leur empreinte oculaire
Les réfugiés considèrent que le nouveau système est trop restrictif et les organisations d’aide humanitaire font part de leurs préoccupations en matière sécuritaire.
Article de Bethan Staton, publié sur le site d’IRIN, le 18 mai 2016. Cliquez ici pour lire l’article sur le site d’IRIN.
Le camp de réfugiés d’Azraq, en Jordanie, ne compte qu’un seul supermarché, un local sombre et bondé où s’empilent conserves et boîtes de carton. Sabha, qui a six enfants, est arrivée d’Alep il y a quatre mois. Assise sur ses provisions du mois, elle jette un oeil sur les oeufs, le riz, les légumes et les conserves alignées sur les étagères en attendant de régler ses achats.
Sabha n’a même pas besoin de sortir son porte-monnaie au moment de passer à la caisse. Il lui suffit de regarder dans une petite machine noire pour payer ses courses.
Un système de scan de l’iris vient en effet tout juste d’être mis en place à Azraq, un camp situé dans le désert jordanien qui accueille quelque 30’000 réfugiés syriens.
La machine enregistre une image détaillée de son oeil qu’elle compare ensuite à des centaines de milliers d’autres. Une fois la correspondance établie, le système déduit la somme des courses de Sabha de l’allocation mensuelle qui lui est accordée par le Programme alimentaire mondial (PAM). Cette technologie, relativement nouvelle, est aujourd’hui devenue la méthode standard pour la distribution de l’aide alimentaire à Azraq.
«C’est une première pour les réfugiés, mais aussi pour l’ensemble de l’industrie du commerce et du détail», a dit à IRIN Shada Moghraby, la porte-parole du PAM en Jordanie. Des scanners seront bientôt installés à Zaatari, le principal camp de réfugiés syriens en Jordanie, et on espère aussi en équiper les supermarchés situés en milieu urbain. Les quelque 85 pour cent de réfugiés syriens qui vivent dans les villes en Jordanie utilisent en effet déjà la reconnaissance oculaire pour retirer leur allocation dans des distributeurs.
Tous les réfugiés ne sont cependant pas convaincus par la technologie. Sabha dit que le nouveau système lui rend la tâche plus difficile – et les défenseurs de la vie privée se disent eux aussi préoccupés.
«C’est un outil très puissant», a dit Eric Töpfer, de l’Institut allemand pour les droits de l’homme. «Si [les données] ne servent pas seulement [à des fins humanitaires] et qu’elles sont partagées plus largement et utilisées sans restriction ou avec très peu de restrictions… il peut alors y avoir des conséquences négatives.»
Nouvelle technologie, nouveaux problèmes
Si Sabha peut régler ses courses aussi facilement, c’est grâce au réseau de données biométriques qui fait désormais partie de la vie des plus de 600’000 réfugiés syriens enregistrés en Jordanie.
Les scans d’iris sont effectués à l’arrivée des réfugiés dans le pays. Ils sont conservés dans une base de données gérée par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et utilisés pour vérifier l’identité des individus lorsque ces derniers sollicitent l’aide du HCR et, plus récemment, d’autres agences des Nations Unies comme le PAM.
Le système présente des avantages certains par rapport aux cartes qu’il remplace. Il réduit notamment les démarches administratives nécessaires en créant un lien direct entre les bénéficiaires et l’aide qu’ils reçoivent. Il s’agit en outre d’une méthode de distribution plus sûre qui permet de s’assurer que les allocations sont utilisées par les personnes à qui elles sont destinées.
Selon Mme Moghraby, les commentaires recueillis auprès des réfugiés du camp d’Azraq sont généralement positifs. Les personnes âgées semblent particulièrement en tirer avantage.
«Il permet d’éliminer les complications et le temps d’attente et d’éviter le problème des pertes de cartes», a-t-elle dit.
Au supermarché d’Azraq, toutefois, les réfugiés eux-mêmes ne semblent pas du tout convaincus par le nouveau système.
Sabha estime que le système de reconnaissance de l’iris ne lui a pas simplifié la vie et qu’il a plutôt eu l’effet inverse. «Je suis enceinte, et j’ai peur pour l’enfant qui va naître», explique-t-elle en montrant le chaos qui règne dans le supermarché.
Puisqu’elle a été désignée comme chef de famille, elle seule peut accéder, grâce à son empreinte oculaire, à l’allocation mensuelle accordée par le PAM.
«Je préférerais que mon fils aille acheter la nourriture à ma place, mais il ne peut pas à cause du système de scan de l’iris. Ma soeur est dans la même situation. Elle a six enfants. Ils sont jeunes, mais elle doit les amener avec elle au supermarché lorsqu’elle va faire ses achats.»
Sabha n’est pas la seule à se plaindre du caractère restrictif du nouveau système. Parmi les autres clients du supermarché, nombreux sont ceux qui disent qu’ils préféraient les cartes, car celles-ci leur offraient la liberté de faire appel à des amis ou de demander à des membres de la famille de faire des commissions à leur place. Le fait que le seul et unique supermarché d’Azraq est mal situé ne fait que compliquer la situation.
Mme Moghraby a répondu aux critiques en disant que les usagers qui rencontrent des problèmes avec le système de scan oculaire peuvent choisir de ne pas l’utiliser ou décider de transférer le compte pour qu’un autre membre de la famille puisse faire les courses avec sa propre empreinte oculaire.
Les réfugiés interviewés au supermarché ne semblaient cependant pas au courant de cette possibilité. Mme Moghraby a également précisé que l’un des avantages du système était précisément d’éviter le transfert des bons d’une personne à une autre.
Des avantages qui sont aussi des inconvénients
Les technologies biométriques présentent ainsi de nombreux autres avantages qui peuvent aussi être des inconvénients.
Le principal avantage de la technologie de reconnaissance oculaire est qu’elle permet aux réfugiés d’établir leur identité hors de tout doute sans avoir à montrer de documents et d’ainsi accéder en toute sécurité à l’aide et aux services. Mais cela rend aussi la possibilité d’abus ou d’erreurs particulièrement dangereuse.
Eric Töpfer, chercheur à l’Institut allemand pour les droits de l’homme, s’inquiète que des acteurs non autorisés puissent accéder aux informations des réfugiés ou que la création de bases de données servant de nouveaux objectifs – comme la lutte contre le terrorisme ou le contrôle de l’immigration – soit approuvée.
«Les agences de sécurité cherchent de plus en plus à recouper les bases de données existantes pour empêcher les ‘combattants étrangers’ de circuler dans le monde. Dans ce contexte, il existe un risque que l’énorme bassin de données développé par le HCR suscite l’intérêt de ces acteurs», a expliqué M. Töpfer.
De fait, le directeur de l’agence de renseignements allemande a dit que l’État islamique (EI) autoproclamé avait envoyé en Europe des djihadistes déguisés en réfugiés. Il n’est pas difficile d’imaginer que les agences de renseignements européennes souhaiteront mettre la main sur une telle banque de données.
«À partir du moment où la boîte de Pandore sera ouverte et que les données des réfugiés commenceront à circuler dans le secteur du renseignement, je doute fort que les réfugiés affectés soient capables d’en récupérer le contrôle. Or, cela peut poser des risques graves à long terme si les données tombent entre de mauvaises mains», a-t-il dit.
Volker Schimmel, coordinateur principal de terrain du HCR à Amman, a joué un rôle clé dans le développement du système de reconnaissance de l’iris et a soigneusement réfléchi à ces risques.
M. Schimmel a l’air d’un joueur d’échecs: il semble être perpétuellement en train d’évaluer les multiples dimensions philosophiques, techniques et politiques d’un dilemme humanitaire. Comme M. Töpfer, il est conscient que la fiabilité de la technologie biométrique représente à la fois un avantage et un risque.
«Heureusement, les scénarios pratiques réels liés aux mauvais usages de la technologie n’ont été ni développés ni testés», a-t-il dit à IRIN. «Mais les risques vont du vol d’identité à la manipulation de ce que nous considérons comme l’identité globale d’un individu, [c’est-à-dire] l’utilisation de cette information pour filtrer des personnes que vous pouvez ensuite cibler facilement.»
«La possibilité qu’une personne manipule l’identité d’autrui ou utilise des données pour cibler d’autres personnes, notamment pour des actions préjudiciables, existera toujours sous une forme ou une autre», a dit M. Schimmel.
Il croit toutefois que le HCR a une solide stratégie en ce qui concerne le partage des informations personnelles. Il affirme par ailleurs de façon catégorique que les données biométriques des réfugiés ne sont pas partagées avec les gouvernements.
M. Schimmel reconnaît qu’aucun système de cryptage n’est totalement infaillible, mais, comme Mme Moghraby, du PAM, il est convaincu que les données des réfugiés sont relativement bien protégées. En effet, aucune information biométrique n’est transférée entre les agences, explique-t-il. Lorsqu’un réfugié regarde dans la petite machine noire au moment de passer à la caisse, l’image de son iris est réduite et cryptée avant d’être envoyée. Elle est ensuite décryptée et comparée avec celles des fiches de la base de données. M. Shimmel insiste sur le fait que l’image elle-même n’est ni envoyée ni enregistrée dans la caméra.
Seul le HCR possède la seconde moitié de la clé de cryptage nécessaire pour consulter les fiches des individus, a dit M. Schimmel, ajoutant que même le fabricant du système ne peut les voir.
L’information est décryptée en utilisant le code du HCR, et c’est le résultat du décryptage – et non les données biométriques elles-mêmes – qui est communiqué aux autres agences comme le PAM.
Une lourde responsabilité
À Azraq et ailleurs, la majorité des réfugiés avec qui IRIN s’est entretenu ne semblaient pas inquiets quant à la sécurité du scan oculaire. Quelques personnes ont cependant confié à IRIN leurs préoccupations quant à son innocuité pour leurs yeux.
Les habitants du camp n’ont cependant pas le luxe de rejeter cette technologie, car leur enregistrement et leur accès à l’aide en dépendent. Les réfugiés qui ont fui la guerre sont une population particulièrement vulnérable et, en tant que telle, ils n’ont pas vraiment le choix d’accepter l’enregistrement biométrique.
Les organisations d’aide humanitaire ont dès lors une lourde responsabilité à assumer au moment d’évaluer les coûts et les bénéfices.
Charlotte Curtet, la directrice de la communication et de la gestion de l’information du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), a dit à IRIN que son organisation n’avait pas encore adopté les scans biométriques et qu’elle était en train d’étudier la technologie pour s’assurer que son utilisation ne va pas à l’encontre des principes humanitaires clés et ne cause aucun préjudice – des critères qu’elle qualifie «d’absolus».
Le CICR évalue en outre les conséquences pratiques immédiates pour les réfugiés comme ceux d’Azraq, les impacts organisationnels à plus grande échelle et les risques sécuritaires associés à l’utilisation des données biométriques.
Selon Mme Curtet, les réfugiés doivent être pleinement informés quant à la façon dont leurs informations seront utilisées et les conditions évoquées doivent être respectées.
«C’est un peu comme lorsqu’on consulte un médecin: on ne s’attend pas à ce que les informations qu’on lui donne finissent entre les mains de quelqu’un d’autre», a dit Mme Curtet à IRIN. «De la même façon, nous ne devrions pas utiliser à d’autres fins les informations récoltées dans un but précis, ni même nous montrer négligents quant à la façon dont elles sont employées.»
Les organisations d’aide humanitaire font preuve d’un optimisme prudent face à l’utilisation future des données biométriques. Un nouveau document d’information publié par le Bureau des Nations Unies pour la coordination de l’aide humanitaire (OCHA) insiste sur l’importance d’utiliser les données «de façon responsable» et de protéger les populations vulnérables contre les préjudices potentiels. Bien que des restrictions légales aient limité son utilisation en Turquie jusqu’à présent, les Nations Unies espèrent pouvoir bientôt recourir à la reconnaissance oculaire pour la gestion des réfugiés syriens au Liban, et en particulier pour l’accès aux soins de santé. Cela suppose d’avancer à petits pas.
«Tout va bien pour le moment, mais je pense que nous devrons nous montrer prudents si la biométrie devient à la mode et que de plus en plus d’utilisateurs souhaitent l’utiliser», a dit M. Schimmel. «C’est pourquoi il est important de continuer les débats, les discussions et les critiques… cela nous donne confiance et nous montre que nos efforts portent des fruits.»