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Notre regard

Réflexion | Asile et humour

« L’humour, cette expression irréductible de l’éthique. » Daniel Pennac
Au bonheur des ogres, 1985, p. 176.

En guise d’introduction

Le titre de cet article peut paraître surprenant: asile et humour, n’est-ce pas un couple quelque peu détonnant? Quand on connaît toutes les expériences de détresse vécues par les migrants dans leurs pays d’origine et sur leurs chemins d’exil, tous les rejets que subissent les requérants d’asile et les réfugiés dans leurs pays d’accueil, tous les obstacles, administratifs ou autres, avec lesquels luttent celles et ceux qui les soutiennent et les accompagnent, y a-t-il vraiment de quoi faire de l’humour? Ce sont plutôt des sentiments d’impuissance, de résignation, de révolte et d’amertume qui s’installent. Et pourtant, l’humour pourrait peut-être nous permettre de prendre distance à l’égard de ces sentiments pesants, qui risquent de nous démobiliser, de nous anéantir, à force de nous confronter sans cesse au tragique.

De quelqu’un qui a de l’humour, on dit qu’il est spirituel, et on appelle ses plaisanteries des mots d’esprit. Il se pourrait donc qu’il y ait dans l’humour quelque chose comme un esprit, un souffle qui nous porte, envers et contre tout ce qui pèse. Un penseur allemand, Otto Julius Bierbaum, disait: «L’humour, c’est quand on rit malgré tout.» L’humour serait donc comme une force spirituelle de résistance, urgente aujourd’hui dans le domaine de l’asile! Mais le rire, l’humour peuvent aussi être très ambigus: on peut faire beaucoup de mal en riant, comme c’est le cas dans les quolibets, les moqueries, le rire cynique. Il nous faut donc faire un petit détour philosophique pour distinguer deux regards très différents sur l’humour, avant de pouvoir le faire fructifier pour l’asile.

Le rire de dérision: un premier regard

«Rire est le propre de l’homme», cette phrase, devenue célèbre, remonte à une remarque physiologique d’Aristote: il pensait constater que seul le diaphragme humain avait cette faculté de se secouer soudain, provoquant l’hilarité chez les humains. La phrase devint plus tard un principe d’humanisme, chez Rabelais par exemple, au XVIe siècle, qui en fit son arme contre ses principaux ennemis qu’il appelait les agélastes (à partir du grec: les non-rieurs). N’y a-t-il pas beaucoup d’agélastes dans les offices de migration…? Mais une idée un peu malheureuse s’incrusta: c’est qu’il y aurait dans le rire une sorte de supériorité. Aristote lui-même, puis plus tard le philosophe anglais Hobbes et surtout Henri Bergson, dans son livre célèbre sur le rire, le définirent comme une «brimade sociale»: dans le rire, il s’agit de disqualifier ce qui est vil, petit, faible, en le ridiculisant. En en riant, on renforce ce qui est bon, grand, fort. Ainsi se moque-t-on, dans les comédies de Molière, de l’avare, de l’hypocrite, du malade imaginaire, etc. Nous connaissons tous cette forme d’humour, par laquelle nous nous démarquons de l’autre, du différent, en nous défoulant à ses dépens: la bêtise des Belges, la position rétrograde des Suisses allemands, etc. Ce défoulement peut faire du bien, parce qu’il «déstresse», détend. Mais s’effectuant aux frais d’autres, il manque un peu de spiritualité…

bissociation
Bisociation de l’humour (Koestler)

L’humour libérateur: un second regard

Il ne suffit donc pas de rire pour avoir de l’humour: l’humour, c’est d’abord un esprit dans lequel j’aborde les choses, une attitude de vie. J’aimerais ici m’inspirer de deux autres philosophes. Arthur Koestler voit dans trois domaines de l’activité humaine un même principe de créativité qu’il appelle la bisociation. Après avoir cherché longtemps une solution à son problème scientifique, c’est en prenant un bain qu’Archimède découvre qu’on peut mesurer le volume d’un objet compliqué en le plongeant dans un liquide. De même, le poète résout son problème de description en utilisant une métaphore incongrue en soi («Achille est un lion», même s’il est un humain comme nous). L’humour procède de la même manière, en suscitant une collision inattendue entre deux matrices (Oscar Wilde: «Lisez l’annuaire de la noblesse anglaise; comme fiction, je ne connais rien de mieux!»). Voici comment Koestler représente graphiquement la bisociation de l’humour. Jean Fourastié a prolongé l’idée de Koestler en parlant de l’humour comme d’une rupture de déterminisme: en partant de certaines prémisses, une histoire drôle suggère une certaine fin, mais bifurque soudain vers une fin inattendue, et l’effet de surprise qui en résulte provoque le rire. Fourastié en déduit toute une éthique, toute une sagesse de vie: quand nous sommes sous pression, nous sommes pris au piège de la pensée unique, déterminés par ce qui nous obsède. L’humour est un moyen de rompre ce déterminisme. Il nous apprend à opérer des changements de perspective. Il est ainsi un moteur de créativité dans la résolution des problèmes, en offrant la possibilité de les aborder sous d’autres angles. C’est ce qui fait de l’humour une force de résistance spirituelle: une liberté intérieure qui permet de rebondir, avec des ressources nouvelles, au lieu de désespérer. Pour le dire avec Friedrich Dürrenmatt: «Certes, qui voit l’absurdité, l’absence d’espoir de ce monde, peut désespérer, cependant ce désespoir n’est pas une conséquence de ce monde mais une réponse qu’il donne à ce monde; une autre réponse serait de ne pas désespérer, sa décision, par exemple, de tenir tête à ce monde dans lequel souvent nous vivons comme Gulliver parmi les géants. […] Il est toujours possible de montrer l’homme courageux.»

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Rupture de déterminisme (Jean Fourastié)

Asile et humour

Qu’en est-il dans le domaine de l’asile? Dans ce domaine difficile, nous sommes souvent pris dans des schémas de pensée unique, souvent victimes de déterminismes. Nous pourrions donc découvrir dans l’humour des possibilités de casser ces déterminismes, de changer de perspective. Les responsables de Vivre ensemble ont toujours pratiqué cette méthode, en offrant aux lectrices et lecteurs des dessins humoristiques, pour prendre distance du poids du tragique, de la désespérance des culs-de-sac administratifs, de l’assommoir des préjugés. Qu’ils soient ici encouragés à persévérer sur cette voie! L’humour est un espace dans lequel on peut dire sa fatigue, sa colère, son impuissance, mais aussi puiser ses espoirs, ses ressources. Il permet de rire, mais parfois aussi de pleurer, pour retrouver des énergies nouvelles. Rappelons brièvement trois fonctions libératrices de l’humour, sans prétendre à l’exhaustivité:

a) La société a parfois tendance à vouloir ignorer la réalité de l’asile, pour ne pas devoir s’y confronter. L’humour peut venir interpeller cette «cécité», en rappelant cette réalité de manière percutante, comme dans ce dessin de Kambiz, qui dit le déracinement de l’exilé par une belle bissociation au sens de Koestler: un homme-arbre dont les racines ont été arrachées.

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Kambiz

b) Forts de certaines convictions, on affiche alors positions péremptoires, idéologiques, sans réaliser combien elles peuvent fausser la perception des problèmes. Sous cet angle, l’humour a une fonction révélatrice: il dévoile des simplifications, des contradictions, comme ici cette expérience de seuil: le paillasson souhaite la bienvenue, mais la porte est bien murée…

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c) Les humains peinent à apprendre quelque chose de leur histoire, et les expériences d’exil et de refuge se répètent. L’humour fait appel de manière critique à notre mémoire défaillante, en créant des collisions entre diverses situations historiques, comme dans ce dessin de Chappatte!

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© Chappatte

d) L’humour a également une fonction critique par rapport à certaines obsessions persistantes dans la manière de percevoir les problèmes ou dans la recherche de solutions adéquates. Depuis de nombreuses années, on se demande ce qui permet de distinguer le vrai du faux réfugié: faisons-en un concours…! Ou encore et encore: comment accélérer la procédure d’asile? Une porte en tourniquet ferait-elle l’affaire?

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Burki

En guise de conclusion

JamaisCapituler

Ma conclusion se résume à un dessin anonyme d’origine russe. La grenouille est en situation désespérée: elle est déjà à moitié mangée par l’oiseau, mais de ses pattes avant, elle a saisi l’oiseau à la gorge, l’empêchant ainsi de l’avaler! «Surtout, ne jamais capituler!»

PIERRE BÜHLER

Pierre Bühler est professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Zurich. Nous avions publié en 2010 une réflexion du même auteur à l’occasion du 25ème anniversaire de Vivre Ensemble. Elle est disponible sur notre site Internet asile.ch: Pierre Bühler, « Les critères éthiques de la résistance », Vivre Ensemble, n° 130 /décembre 2010.