Aller au contenu
Comptoir

Frontières, migrants et réfugiés: Du bon usage des termes et des chiffres

Suite à diverses interventions du Comptoir des médias concernant la couverture médiatique de la situation à la frontière tessinoise, le rédacteur en chef de l’ats a décidé de rédiger un document à l’intention de ses collaborateurs, quant à l’usage des bons termes à utiliser pour couvrir les événements à Côme/Chiasso. D’entente avec l’ats, Vivre Ensemble a décidé d’adapter le document et de le mettre à disposition, sur son site, pour les journalistes et les personnes intéressées à la problématique.

Le texte ci-dessous est structuré selon des termes et thématiques abordés dans les différents échanges avec les journalistes et à partir de la situation à la frontière italo-suisse.

Introduction: Enjeu frontalier

C’est la prérogative de tout Etat-nation de décider de l’entrée et de la sortie des personnes sur le territoire, dans les limites de sa souveraineté. Ainsi, les personnes sans documents valables (appelées « personnes en séjour illégal » dans la Loi sur les étrangers) peuvent être renvoyées par les gardes-frontière, à une exception près: si elles déclarent vouloir demander la protection à la Suisse. Dans ce cas, c’est la Loi sur l’asile qui s’applique, et non plus la Loi sur les étrangers. Les douaniers sont dès lors obligés de les diriger vers un des cinq centres d’enregistrement et de procédure (CEP) du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM).

Statistiques des personnes entrées en Suisse ou renvoyées vers l’Italie

Il n’est pas correct de parler de « personnes« . Le corps des gardes-frontières ne tient pas une comptabilité des personnes, mais des cas d’entrées/sorties sur le territoire. Une même personne peut tenter de franchir la frontière à plusieurs reprises, ce qui semble être largement le cas à Chiasso, et être renvoyée plusieurs fois. Toutes les entrées et sorties sont comptées dans les statistiques du Corps des gardes-frontière. De ce fait, parler de « personnes » induit le lecteur en erreur, car cela implique une surestimation du nombre de personnes effectivement rentrées et/ou renvoyées.

–> v. aussi notre intervention « En parlant de “personnes” au lieu de “cas”, les médias surestiment le nombre de passages à la frontière » (12.08.2016)

Ci-dessous, un graphique montrant l’évolution du nombre de cas de personnes en séjour irrégulier par rapport au nombre de cas de renvois vers l’Italie (de janvier à août 2016).

Source: Corps des gardes-frontière
Source: Corps des gardes-frontière

Voir à ce sujet le décryptage de Vivre Ensemble « De la pertinence de l’utilisation du terme ‘illégal’ dans le domaine migratoire » (26.07.2016).

Cas de refoulement

Une personne qui « manifeste la volonté d’être protégée par la Suisse » (art. 18 LAsi) ne peut être renvoyée par les gardes-frontière. Elle doit pouvoir exposer ses motifs d’asile aux autorités compétentes, soit le SEM.

Lorsqu’une personne demande une protection à un pays, celui-ci doit procéder à un examen, même sommaire, de sa requête. La renvoyer irait à l’encontre du principe de non-refoulement, qui interdit tout renvoi vers un pays où elle pourrait subir des persécutions ou des mauvais traitements (v. article d’Anne-Cécile Leyvraz, « Un camp à la frontière sud: qu’en est-il de l’accès à la procédure d’asile?« ). En effet, si la demande de protection est explicite, les gardes-frontière ne peuvent pas exclure qu’un refoulement ait lieu en cas de renvoi vers l’Italie.

Cette règle vaut non seulement pour les renvois vers le pays d’origine, mais aussi dans le cadre du règlement Dublin, pour les renvois entre pays européens.

Les articles de lois qui s’appliquent sont l’art. 33 de la Convention relative au statut des réfugiés et l’art. 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Cette dernière interdit la torture, les peines ou les traitements inhumains ou dégradants. Traitements inhumains et dégradants qui peuvent être évoqués dans le cadre de renvois vers l’Italie.

Sur les traitements dégradants en Italie, voir notamment l’article de Karine Povlakic « Accords de réadmission: la banalisation d’une tragédie » (2012) ou la récente étude « After the boats: refugee reception and the production of irreuglarity in Italy’s migration crisis » (28.07.2016).

Demandeurs d’asile / réfugiés renvoyés à la frontière suisse

Réfugiés

Le terme réfugié peut être utilisé selon une acception juridique (statut de réfugié selon la Loi sur l’asile) ou courante (« une personne qui a dû fuir le lieu qu’elle habitait afin d’échapper à un danger » selon le Petit Robert).

Or, dans le cas des renvois à la frontière suisse, il ne s’agit pas de réfugiés au sens légal, car ce sont des personnes dont, en principe, la procédure d’asile n’a pas encore débuté, ni en Italie ni en Suisse.

Si ces personnes, sans documents valables, ne déclarent pas aux gardes-frontière vouloir demander l’asile à la Suisse, ces derniers les renvoient en vertu de la Loi sur les étrangers et non pas de la Loi sur l’asile, il est dès lors préférable d’utiliser le terme générique, non lié à un statut, de « migrants ».

Demandeurs d’asile

Une personne qui manifeste la volonté de demander l’asile aux gardes-frontière suisses (selon l’art. 18 LAsi) et qui obtiendra un livret N de demandeur d’asile suite à sa prise en charge dans le CEP de Chiasso, ne peut pas être renvoyée par les gardes-frontière.

Cas pour lesquels les gardes-frontière ONT LE DROIT de renvoyer des migrants sans documents valables:

  • Les migrants déclarant aux douaniers suisses vouloir transiter par la Suisse pour déposer ultérieurement une demande d’asile en Allemagne ou ailleurs en Europe ou les personnes ne déclarant pas aux douaniers vouloir demander l’asile peuvent être renvoyés par les gardes-frontière en Italie, en vertu de l’art. 5 LEtr sur les conditions d’entrées sur le territoire et de l’Accord entre la Suisse et l’Italie relatif à la réadmission des personnes en situation irrégulière, entré en vigeur en 2000. Une procédure simplifiée est prévue en cas d’interception en zone frontalière à l’art. 6 al. 4 de l’Accord.
  • Les personnes qui ont déjà demandé l’asile en Suisse (Directive du 1er janvier 2008 à ce propos, point 5.1.2). En tel cas, le personnel du CEP informe le requérant qu’il doit déposer sa demande par écrit. Le requérant n’est pas admis au CEP et il est informé à l’aide d’un aide-mémoire qu’il est considéré comme un étranger sans statut de séjour jusqu’au dépôt de sa demande d’asile par écrit et que les autorités du canton qui était compétent lors de sa précédente procédure peuvent le cas échéant procéder au renvoi. L’aide-mémoire précise que le requérant peut s’annoncer auprès du canton compétent, étant donné que l’accès au CEP ne lui est pas accordé.

Les gardes-frontière ne peuvent pas renvoyer une personne sans documents valables en raison du fait qu’elle aurait déjà déposé une demande d’asile. Ce n’est que le SEM qui a cette compétence.

Une question demeure sur l’échange d’informations entre le Corps des gardes-frontière et le SEM, car c’est ce dernier qui détient les données concernant les demandes d’asile et non pas le Corps des gardes-frontière.

Cas pour lequel les gardes-frontière N’ONT PAS LE DROIT de renvoyer des migrants sans documents valables:

  • Les personnes qui déclarent vouloir demander l’asile à la Suisse. Dans ce cas, même si les gardes-frontière constatent de leurs propres yeux que la personne sans documents arrive d’Italie et est susceptible de recevoir une décision de non-entrée en matière de la part du SEM, ceux-ci doivent la diriger vers le CEP, qui démarrera la procédure d’asile. Le SEM pourra alors, le cas échéant, prononcer une décision de non-entrée en matière Dublin et un renvoi vers l’Italie ou un autre pays signataire du Règlement Dublin. Dans le cas contraire, son dossier d’asile sera examiné par la Suisse.

Pour information, vous trouvez ci-dessous le nombre de décisions NEM-Dublin émises par le SEM, sur le total des cas traités (évolution mensuelle de janvier 2015 à juillet 2016):

Source: Secrétariat d'Etat aux migrations
Source: Secrétariat d’Etat aux migrations

Entrées/séjours illégaux, irréguliers ou légitimes

Au niveau des normes juridiques internationales

L’adjectif « illégal » (ou de l’adjectif substantivé « les illégaux »), largement employé par la presse, a une existence légale, dans la Loi sur les étrangers (art. 115 LEtr). Par le passé, il était également utilisé par les organisations internationales, qui maintenant le proscrivent et appellent à l’utilisation du terme « irrégulier ».

Le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR) rappelle qu’ « il n’y a rien d’illégal à demander l’asile » (http://www.unhcr.org/fr/news/stories/2016/3/56f29941c/refugies-migrants-questions-frequentes.html). En effet, les personnes persécutées dans leur pays ont le droit de déposer une demande d’asile dans un pays partie à la Convention relative au statut des réfugiés de 1951. Le terme illégal, employé dans les lois suisses, est incorrect vis-à-vis du droit international quand il s’agit de personnes qui entrent en Suisse sans documents en vue du dépôt d’une demande d’asile. En effet, la Convention sur les réfugiés dit que « Les Etats Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation » (art. 31 Convention sur les réfugiés).

Pour en savoir plus, veuillez consulter le document de travail rédigé par Guy S. GOODWIN-GILL et publié par le HCR sur la question de l' »entrée irrégulière ».

Au niveau des normes juridiques suisses

En vertu de la Loi sur les étrangers (LEtr), les personnes provenant d’Etats non européens ont, pour la plupart, besoin d’un visa pour entrer en Suisse (art.5 LEtr). Une entrée sans visa constitue un délit pénal (art.115, alinéa 1, lettre a LEtr).

Toute personne qui apporte son aide à une telle entrée irrégulière contrevient aux dispositions de l’art. 116 LEtr. Un délit aggravé si « l’auteur agit dans le cadre d’un groupe ou d’une association de personnes, formé dans le but de commettre de tels actes de manière suivie » (art. 116, alinéa 2 LEtr).

Pourtant, la Loi sur l’asile (LAsi) dit qu’il est possible de déposer une demande d’asile à la frontière ou auprès d’un CEP (art. 18 et 19 LAsi). Les gardes-frontière ou les autorités cantonales saisies doivent alors identifier les personnes, les informer de leurs droits puis les diriger vers un CEP avec un laissez-passer (art.21 LAsi et 8 OA1).

Il existe donc ici une zone grise. Il suffit que les gardes-frontière n’entendent ni ne comprennent que leur interlocuteur demande l’asile en Suisse pour les renvoyer sans formalité. De plus, de nombreuses personnes sont sanctionnées pénalement sur la base des articles de la LEtr pour avoir franchi sans visa la frontière quand bien même l’asile leur est accordé par la suite.

Au niveau linguistique

Au niveau linguistique, le mot illégal renvoie à une action qui serait contraire à la loi. Or si traverser la frontière pour demander l’asile est un droit, cette action ne peut en même temps être qualifiée d’illégale. L’utilisation de cette terminologie peut induire les lecteurs à croire qu’il s’agit de personnes « malhonnêtes, indignes et criminelles et qu’ils seraient une menace pour l’ordre public » (http://picum.org/picum.org/uploads/file_/Leaflet_FR_1.pdf).

Vivre Ensemble invite les médias à interroger le bien-fondé de l’utilisation du terme « illégal », employé de façon mécanique à partir des communiqués des autorités, et à le remplacer de manière systématique par celui d’irrégulier.

Plus d’explications ici: http://asile.ch/2016/07/26/decryptage-pertinence-de-lutilisation-terme-illegal-domaine-migratoire/

Migrant / réfugié dans le contexte de Côme/Chiasso

Le contexte de Côme soulève des réflexions quant à l’utilisation du mot « migrant » souvent utilisé en opposition à celui de « réfugié ». Le premier sous-entend qu’il s’agit d’un « migrant économique » -qui peut être renvoyé- alors que le second induit qu’il devrait être accueilli en Suisse. Cette dénomination est une façon de légitimer, ou délégitimer, l’action du corps des gardes-frontière.

Comme expliqué ci-dessus, les personnes renvoyées à Côme ne sont pas des réfugiés au sens statutaire du terme (des personnes ayant reçu le statut de réfugié, en Italie ou en Suisse). Par contre, vu leurs pays d’origine, il s’agit de personnes qui, au terme d’une procédure d’asile, ont une forte chance d’obtenir une protection (en Suisse, statut de réfugié ou admission provisoire, v. tableau ci-dessous) et seraient, in fine, des réfugiés.

En effet, la grande majorité des personnes ayant  été appréhendés à la frontière italo-suisse proviennent des pays de la Corne de l’Afrique (Erythrée, Ethiopie, Somalie, Soudan), mais d’autres nationalités sont également représentées (Gambie, Afghanistan et Nigeria notamment).

Source: Secrétariat d'Etat aux migrations
Source: Secrétariat d’Etat aux migrations

Pour en savoir plus sur le calcul du taux du besoin de protection: http://asile.ch/prejuge-plus/tromperie/

Cristina Del Biaggio, en collaboration avec l’ats