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aedh | Relocalisation: des annonces à la réalité, une comptabilité en trompe-l’œil

Les relocalisations «patinent»; la Commission s’impatiente un peu; les parlementaires s’énervent, … Et les réfugiés attendent toujours dans des conditions d’infra-droit!

Article publié sur le site de l’Association européenne pour la défense des droits de l’homme (aedh), le 29 mai 2017. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de l’aedh.

Dans un euphémisme dont les fonctionnaires européens ont le secret, le douzième rapport de la Commission européenne sur les relocalisations publié le 16 mai souligne que la «tendance positive» se poursuit. Concrètement, cela signifie que 2078 opérations supplémentaires ont eu lieu depuis le rapport du 12 avril, portant à 18’418 le nombre total de personnes relocalisées depuis septembre 2015 (5711 pour l’Italie et 12’707 pour la Grèce).

Dans un propos quelque peu acide, le commissaire Dimitris Avramopoulos a tenu à préciser que «les résultats obtenus jusqu’à présent démontrent que si les États membres font preuve de volonté et de détermination, la relocalisation peut fonctionner. Ajoutant que «la réussite du programme de relocalisation ne peut reposer sur quelques-uns seulement (et que) la solidarité au sens juridique, politique ou moral n’est pas susceptible d’interprétations diverses», il a enjoint «les États membres qui ont systématiquement manqué à leurs obligations à commencer à s’y conformer immédiatement».

Des États membres réfractaires et sélectifs

Les données publiées dans ce douzième rapport sont, en effet, explicites: trois pays, la Hongrie, la Pologne et l’Autriche n’ont procédé à aucune relocalisation depuis le lancement du programme alors qu’ils étaient engagés pour un total de 9423 personnes; la République tchèque s’est contentée de 12 opérations en 2016 (sur un total prévu de 2691).

Quant aux autres États membres (EM), leurs efforts apparents sont encore loin de tenir les promesses initiales. Les uns font valoir des critères de sélection discriminants portant, par exemple, sur la religion des réfugiés (Bulgarie, Slovaquie), ou le pays d’origine (pas d’Érythréens pour la Suède); d’autres multiplient les exigences de sécurité, prolongeant les entretiens et l’examen des dossiers des migrants théoriquement admissibles (Irlande, Estonie).

Face à cette mauvaise volonté patente, la Commission n’hésite plus à agiter «le carton rouge» et à menacer les États récalcitrants d’une procédure d’infraction. C’est une perspective qui ne déplairait pas au Parlement européen, si l’on en juge par sa résolution du 18 mai 2017 (1).

Pour réduire les tensions et les oppositions des États membres, EASO va tenter de fluidifier le système par l’utilisation d’une technique de «matching» censée assurer un meilleur ajustement entre les préférences respectives des États et des réfugiés. Comme si le droit d’asile devrait dorénavant être appliqué à la carte et la solidarité européenne négociée!

Plus de 15’000 personnes toujours dans l’attente et de nouveaux arrivants

La conséquence la plus insupportable du comportement des États membres est que des réfugiés réputés admissibles à la relocalisation attendent depuis plusieurs mois. En Grèce, ils sont actuellement 12’400; en Italie où les procédures d’enregistrement connaissent beaucoup de retard, aux 2500 personnes déjà enregistrées devraient s’en ajouter 700, ainsi que plus de 1100 Erythréens arrivés en 2017.

En dépit des efforts budgétaires déployés par la Commission au titre de l’aide d’urgence (15,33 millions d’euros versés à l’Italie, récemment) (2), dans l’un et l’autre pays, ces candidats à la relocalisation vivent dans des conditions qui sont loin d’être conformes aux prescriptions de la directive accueil. Les rapports régulièrement publiés par des ONG en témoignent et sont confirmés par l’appréciation sévère que la Cour des Comptes européenne vient de publier sur les hotspots, particulièrement en ce qui concerne les mineurs non accompagnés (3).

Ces retards de traitement des dossiers contribuent, en outre, à maintenir un sentiment de pression migratoire sur ces pays du sud de l’UE, d’autant que d’autres migrants viennent gonfler les effectifs du «stock».

En effet, selon l’OIM, à la date 24 mai 2017 et depuis le 1er janvier, 50’267 personnes sont arrivées en Italie (4) – pour l’essentiel par la Méditerranée -, ce qui porte à 385’545 le nombre de migrants depuis le 1er janvier 2015. Par ailleurs, à ces «nouveaux» arrivants doivent être ajoutés les personnes que des États membres, comme la France (5), réexpédient en application du règlement Dublin et dont le nombre, pour être mal connu, semble cependant significatif. Ils reprennent ainsi d’une main ce qu’ils ont chichement accordé de l’autre!

Enfin, du côté de la Grèce, la Commission note que si l’accord avec la Turquie a produit l’effet attendu en conduisant à une diminution notable de l’immigration via la mer Égée, le nombre de renvois vers la Turquie demeure inférieur à celui des nouvelles arrivées. En outre, et toujours selon l’OIM, ce pays aurait reçu 7300 personnes sur les cinq premiers mois de l’année 2017, ce qui porte le nombre total des arrivées à 1’041’569 depuis le 1er janvier 2015.

Un objectif, finalement, très en retrait des annonces initiales

Et pourtant, depuis septembre 2015, les ambitions de relocalisation proposées par la Commission ont nettement diminué.

Officiellement, ce ne sont plus 160’000 personnes qui devraient être concernées par ce programme mais 98’255 (6), le Conseil du 29 septembre 2016 ayant, en effet, retiré du lot initial 54’000 places pour les affecter soit à la réinstallation soit à l’admission de ressortissants syriens présents en Turquie.

De plus, selon une information rapportée par la Cour des Comptes, il semble que le service d’asile grec ait décidé, en accord avec les membres du Conseil «Justice et affaires intérieures», que les relocalisations à partir de la Grèce ne concerneraient que les arrivées antérieures au 20 mars 2016, date d’application de l’accord avec la Turquie.

Notons que cette décision ne s’appuie sur aucune base légale et n’est mentionnée dans aucune des décisions du Conseil européen sur la relocalisation, comme l’ont fait remarquer tant la Cour des comptes que des parlementaires lors d’une réunion en Commission LIBE avec la Commission européenne (3 mai 2017); mais elle a comme conséquence tangible de finalement limiter les besoins actuels de relocalisation au départ de la Grèce aux 12’400 personnes en attente d’un transfert et non aux 50’595 annoncées par le dernier état des lieux publié par la Commission.

Du coup, cette arithmétique – quelque peu confuse, il faut le dire – permet à la Commission de considérer que «étant donné que le nombre total des personnes pouvant prétendre à une relocalisation présentes dans les deux pays est bien inférieur à ce qui était prévu dans les décisions du Conseil (…) la relocalisation de toutes les personnes admissibles d’ici septembre 2017 est un objectif tout à fait réalisable si les États membres font preuve d’une volonté politique et agissent avec détermination pour accomplir ce qu’ils ont convenu ensemble».

Nul doute qu’une démonstration aussi précise de ce que l’urgence n’est plus celle de septembre 2015 persuadera les États membres de tenir leurs promesses d’ici la fin de l’été!

Revoir les critères d’admissibilité à la relocalisation 

Il faut aussi observer que les flux de migrants sont d’origine plus diversifiée qu’en 2015. Dans ce contexte, le fait de limiter la relocalisation aux demandeurs d’asile possédant une nationalité pour laquelle le taux de reconnaissance de la protection atteint 75% restreint grandement les possibilités d’alléger la charge de la Grèce et de l’Italie puisque, pour l’heure, seuls sont considérés comme «relocalisables» les Syriens et les Erythréens dont le taux de reconnaissance a respectivement atteint 98,1% et 92,5%, en 2016.

Les Irakiens ont perdu cette perspective alors qu’ils représentent la deuxième nationalité en Grèce (4770 demandeurs en 2016) et la troisième sur l’ensemble du territoire européen avec 129’955 demandes d’asile.

Quant aux Afghans, qui forment le deuxième groupe de demandeurs d’asile dans l’UE, un taux moyen de reconnaissance de 56,7% (en 2016) les a systématiquement exclus du système. Dans sa résolution, le Parlement rappelle d’ailleurs qu’il avait demandé, dès le 15 septembre 2016, qu’ils bénéficient de ce programme.

En tout état de cause, ce critère de 75%, fondé sur une moyenne alors que nous savons combien les États membres peuvent avoir des appréciations divergentes du besoin de protection internationale – n’en déplaise aux normes de la directive qualification et au règlement qui devrait lui succéder -, est source d’une inégalité inacceptable entre les demandeurs d’asile: les uns jugés insuffisamment crédibles avant même d’être entendus au fond seraient maintenus dans des hotspots; les autres, théoriquement plus «méritants», pourraient envisager d’être accueillis au cœur de l’UE selon des normes respectueuses de la directive accueil…

Sachant que le mécanisme de relocalisation d’urgence décidé en septembre 2015 est censé préfigurer certains éléments de la réforme du règlement Dublin, peut-être serait-il temps de s’interroger sérieusement sur la méthode.

Pour aller plus loin:

Commission européenne: Relocalisation et réinstallation: la Commission appelle tous les États membres à agir pour remplir leurs obligations, Communiqué du 16 mai 2017 .

Cour des Comptes européenne: Réponse de l’UE à la crise des réfugiés : l’approche dite «des points d’accès», Rapport spécial 2017 n° 6.

Parlement européen: «Permettre la relocalisation»; résolution du 18 mai 2017.

Eurostat: Les États membres de l’UE ont accordé en 2016 la protection à plus de 700’000 demandeurs d’asile ; 26 avril 2017

Voir aussi:

AEDH: «Reprise des transferts Dublin vers la Grèce, ou comment ajouter de la confusion à la situation dramatique des demandeurs d’asile» ; 30 janvier 2017.

AEDH «Accord UE-Turquie : anniversaire d’un désastre annoncé»; 20 mars 2017.


Notes:

(1) Parlement européen: «Permettre la relocalisation»; résolution du 18 mai 2017.

(2) Pour la Grèce, les sommes atteignent des montants très supérieurs. L’aide d’urgence s’élève à 356’800’000 €, au titre du Fonds «Asile, migration et intégration» (FAMI) et du Fonds pour la sécurité intérieure (FSI) – dont 70’000’000 EUR pour la mise en œuvre de la déclaration UE-Turquie -, à quoi on peut ajouter 192’000’000 € au titre du «nouvel instrument d’aide d’urgence pour travailler avec des organisations internationales et des ONG en vue de répondre aux besoins humanitaires des réfugiés en Grèce». Sur ce même objectif, une enveloppe supplémentaire de 253’600’000 € est prévue pour 2017.

Source Commission européenne: «Cinquième rapport sur les progrès réalisés dans la mise en œuvre de la déclaration UE-Turquie»; Bruxelles, 2 mars 2017.

(3) Cour des Comptes européenne: Réponse de l’UE à la crise des réfugiés : l’approche dite «des points d’accès», Rapport spécial 2017 n° 6.

(4) IOM: http://migration.iom.int/europe/ consulté le 29.05.2017

(5) En France, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, près de 25% des demandes d’asile seraient dublinables. Les transferts ont lieu majoritairement vers l’Italie.

(6) 63’302 pour la Grèce, 34’953 pour l’Italie

Voir aussi le Décryptage du Comptoir des médias, publié dans le numéro 161 de la revue Vivre Ensemble (février 2017):

Où sont passés les 54’000 “relocalisés” de Hongrie?