Érythrée | La guerre des sources [2017]
Les incertitudes sur la situation en Érythrée et leurs conséquences
Depuis plusieurs années, la situation qui prévaut en Érythrée fait l’objet d’intenses débats dans plusieurs pays européens. En arrière-fond, toujours le même enjeu : pour quels motifs particuliers les demandeurs d’asile érythréens requièrent-ils une protection internationale et peuvent-ils être renvoyés dans leur pays ?
Des médias, des ONG et surtout les unités d’analyse-pays de plusieurs administrations d’asile européennes ont produit de nombreux rapports sur le pays[1]. Cette production a parfois débouché sur de véritables polémiques, notamment autour d’un rapport produit fin 2014 par l’administration danoise[2]. Il existe pourtant un élément sur lequel la plupart des acteurs en présence s’accordent : l’accès à une information de qualité sur l’Érythrée, et notamment sur les questions liées aux droits humains, est particulièrement difficile. Un document récent de Landinfo, l’unité norvégienne d’information sur les pays d’origine, résume les difficultés à définir les éléments factuels de la situation qui prévaut en Érythrée[3].
Il n’existe pas, en Érythrée, de presse libre ou d’organisations indépendantes de la société civile. Les journalistes étrangers autorisés à y travailler ne peuvent généralement pas choisir librement leurs partenaires d’entretiens[4]. Les représentations diplomatiques occidentales à Asmara possèdent un accès limité au terrain. Les informations auxquelles les acteurs internationaux ont accès comportent un fort risque de roundtripping (une source cite une autre source qui la cite comme source originale) ou de fausse confirmation (deux sources confirment une même information, alors qu’elles se basent en fait sur la même source originale). Certaines institutions possèdent dans leurs réseaux des acteurs locaux, mais ceux-ci s’expriment généralement sous couvert d’anonymat et la traçabilité de l’information s’en trouve entravée.
En dehors d’Érythrée, divers rapports ont été produits sur la base d’informations obtenues auprès de personnes ayant quitté le pays[5]. Du point de vue de l’analyse de leur fiabilité, ces sources anonymes peuvent donc être suspectées d’avoir un intérêt personnel à présenter les faits d’une manière critique au régime. Les diasporas érythréennes sont également caractérisées par un fort contrôle social. Certains individus et groupes soutenant le gouvernement exercent un contrôle organisé et des pressions sur leurs compatriotes. Il en résulte que les personnes qui s’expriment publiquement de manière critique sont généralement des membres de l’opposition en exil.
Les informations disponibles sur l’Érythrée proviennent donc de sources dont l’autorité peut facilement être questionnée. À cette incertitude sur la fiabilité des sources s’ajoute une incertitude inhérente aux informations elles-mêmes. Sur des questions essentielles pour la procédure d’asile, les informations disponibles ne permettent pas de tirer des conclusions certaines et généralisables. L’exécution des peines est souvent effectuée par des unités décentralisées et les pratiques ne sont pas monitorées. Par exemple, les rapports indiquent qu’une personne qui rentre au pays après avoir déserté l’armée sera réintégrée dans son unité dont le commandement décidera de la peine de manière autonome et extrajudiciaire[6]. Les personnes ayant quitté le pays sans autorisation sont aussi sujettes à des punitions dont on ignore qui en décide et qui les exécute. Les jugements ne sont pas rendus publics et ne peuvent faire l’objet d’un appel[7]. Aucun rapport n’existe sur la situation dans les prisons et autres centres de détention[8].
Dans ces conditions, la procédure d’asile, qui est dans une large mesure une évaluation de risques, implique une grande marge d’interprétation des données disponibles (voir l’article « Érythrée|De l’interprétation des risques en cas de renvoi »). Les risques encourus et les groupes spécifiques qui pourraient y être sujets sont difficiles à définir avec précision. Il s’agit néanmoins d’évaluer s’il existe, au moment de rendre la décision et dans la palette de risques identifiés, une situation suffisamment sévère pour constituer un « sérieux préjudice » et « un motif pertinent » en matière d’asile.
La production du savoir sur les pays d’origine et son interprétation pour les besoins de la procédure d’asile sont d’autant plus scrutées de l’extérieur que ce savoir paraît incertain. Les controverses autour de ce qui constitue la réalité érythréenne découlent en large partie de cette incertitude que divers acteurs utilisent pour avancer leurs propres intérêts. Ceux-ci concernent parfois la politique érythréenne (membres de la diaspora pro ou anti gouvernement) ; d’autres fois la politique suisse (politiciens et médias pro- ou anti-migrant-e-s) ; ou encore l’autopromotion, comme lorsque des politiciens effectuent un voyage en Érythrée sans aucune pertinence en termes d’informations utiles à la détermination de la qualité de réfugié[9].
Damian Rosset,
Assistant-doctorant au Centre de droit des migrations
Université de Neuchâtel.
[1] Les unités d’analyse-pays des administrations d’asile suisse, norvégienne, britannique, suédoise ou danoise ont chacune publié plusieurs rapports sur l’Érythrée au cours des dernières années.
[2] Voir par exemple : Rosset, Damian et Tonia Maia Liodden, “The Eritrea report: Symbolic uses of expert information in asylum politics”, Oxford Monitor of Forced Migration 5(1), 2015, pp 26-32. Consulté sur http://oxmofm.com/wp-content/uploads/2015/08/ROSSET-Damian-and-MAIA-LIODDEN-Tone-The-Eritrea-report-Symbolic-uses-of-expert-information-in-asylum-politics.pdf le 16 mai 2017
[3] Landinfo, “Eritrea: Faktagrunnlag og kildekritikk”, 3 avril 2017, consulté sur www.landinfo.no/id/575.0 le 16 mai 2017.
[4] Récemment, des journalistes européens comme la Britannique Mary Harper ou l’Allemand Johannes Dieterich ont néanmoins rapporté avoir pu s’entretenir librement avec les partenaires de leur choix.
[5] L’exemple le plus connu est le « Rapport de la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Érythrée », mandaté par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies et violemment critiqué par le gouvernement érythréen et ses sympathisants, qui se base sur plus de 500 entretiens menés en dehors d’Érythrée avec des victimes et témoins d’abus des droits humains : UN Human Rights Council, « Report of the detailed findings of the Commission of Inquiry on Human Rights in Eritrea », 5 juin 2015, consulté sur www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/CoIEritrea/A_HRC_29_CRP-1.pdf le 28 août 2017.
[6] Voir par exemple les derniers rapports produits par l’unité COI du SEM et publiés par le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA/EASO): EASO, « Eritrea Country Focus », mai 2015, consulté sur http://www.refworld.org/docid/557a94724.html le 16 mai 2017; EASO, « Report on national service and illegal exit », novembre 2016, consulté sur http://www.refworld.org/docid/585814974.html le 16 mai 2017.
[7] EASO, “Report on national service and illegal exit », novembre 2016, p. 11.
[8] Ibidem, p. 15.
[9] Il est évidemment fait référence ici au voyage à Asmara organisé par le Consul honoraire d’Érythrée en Suisse qu’ont entrepris quatre parlementaires suisses en février 2016, mais aussi à d’autres voyages similaires entrepris par des politiciens d’autres pays européens.