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Gisti | Villes-refuge, villes rebelles et néo-municipalisme

En septembre 2015, les maires de Barcelone, Paris, Lesbos et Lampedusa lançaient un appel pour la constitution d’un réseau de villes-refuge garantissant au niveau local ou municipal des conditions d’accueil décentes pour les exilés, migrants et demandeurs d’asile cherchant refuge en Europe. Dans un contexte de durcissement progressif du contrôle des frontières européennes et des conditions d’accès à la protection internationale dans les États membres, cet appel faisait écho au réseau de villes-refuge créé en 1995 à l’initiative du Parlement international des écrivains, dans des conditions politiques et historiques néanmoins différentes et avec une finalité distincte [1].

Article de Filippo Furri, publié dans Plein droit, le journal du Gisti, en décembre 2017. Le numéro de décembre était consacré au thèmes « Villes et hospitalités » (n°115). Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Gisti.

La notion de ville-refuge refait surface au moment où celles de solidarité et d’hospitalité sont remises en question. Elle permet de débattre, d’une part, de la nécessité de repenser au niveau local les pratiques d’accueil des exilés et leur accès au territoire indépendamment des injonctions gestionnaires et sécuritaires; d’autre part, de la reconfiguration des tendances néo-municipalistes en Europe, revendiquant davantage d’autonomie pour les municipalités, sur des questions sociales, mais aussi environnementales, économiques et politiques.

Le 18 octobre 2016, à la suite de l’initiative d’Ada Colau, maire de Barcelone, le groupe de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL) organise au Parlement européen une journée consacrée aux villes solidaires, les Solidacities. Les représentants de nombreuses villes européennes y confrontent leurs idées et pratiques sur le thème de l’accueil des exilés. Des métropoles aux petits villages, de multiples déclinaisons de la notion de ville-refuge sont alors énoncées. Il ne s’agit pas de dresser ici une typologie des villes-refuge, mais plutôt, considérant la diversité de leurs formes comme une condition essentielle à leur prolifération et à leur adaptation aux conditions historiques, géographiques et politiques du territoire, de chercher, à partir de quelques exemples contemporains, à saisir des constantes, des ressemblances et des différences, notamment en ce qui concerne le positionnement des villes, des populations et des autorités municipales.

La constellation des villes-refuge

Si l’on essaie de répertorier les différentes occurrences dans l’espace public d’une notion qui, ces dernières années, renvoie à une dimension solidaire (ville-refuge, ville d’asile, sanctuary city), on peut considérer que la ville-refuge se caractérise par la capacité, la volonté ou la possibilité pour une collectivité locale (ville ou village) d’accueillir et d’incarner cet accueil (temporaire ou de longue durée) de l’«autre», quel qu’en soit le nombre, dans son espace public. La «démarche» solidaire peut s’activer de façon «volontaire» ou plutôt en réaction à la présence de cette altérité.

Si dans certains espaces de transit ou de frontière comme Lampedusa, Riace, Vintimille, Calais, Lesbos ou Paris, la collectivité et l’administration doivent se confronter à une présence migrante concrète, pour d’autres, comme Valence ou Barcelone, l’engagement comme ville solidaire découle plus d’une volonté politique. Le spectre de la ville-refuge se déploierait donc d’un «degré zéro» – soit une communauté d’exilés se «réfugiant» dans un contexte urbain en habitant ses plis, ses marges, avec le soutien de la société civile et face à une administration ouvertement hostile (Calais) – à une situation dans laquelle une administration créerait les conditions pour devenir refuge, en éditant des mesures spécifiques (Barcelone, Valence).

Entre les deux, des configurations spécifiques – position géographique, contingence historique, situation économique, sensibilité des citoyens et des administrations, capacité et volonté de s’organiser au nom de la solidarité – engendrent encore d’autres situations. Elles témoignent également des conceptions diverses de la notion de solidarité, qui vont d’une démarche principalement humanitaire et, donc, tendant à l’assistance, à la gestion de la vie des personnes accueillies, jusqu’à des formes de réciprocité et de cohabitation qui soutiennent les projets des exilés et leur donnent des marges d’autonomie et d’action.

Autonomie municipale et solidarités en réseau

La mobilisation d’une «tradition d’hospitalité urbaine» devient le socle d’une mise en réseau des villes-refuge dans un contexte de revendication d’autonomie des pouvoirs municipaux, notamment là où les institutions étatiques font défaut. En 2008, lors d’une assemblée publique pour la Journée mondiale des réfugiés, le maire de Venise, Massimo Cacciari, invoquait ainsi la nécessité de «partager les tâches» avec les autres villes italiennes pour que le modèle vénitien (Venezia città dell’asilo) puisse résister à un environnement institutionnel et politique hostile et à un manque de moyens économiques. C’est ce même modèle de réseau que l’on retrouve dans la proposition d’Ada Colau de renforcer la solidarité envers les migrants par la collaboration entre les villes-refuge. Si l’on prend pour exemples les villes de Barcelone et de Paris, confrontées aux mêmes problématiques de désengagement étatique dans l’accueil des réfugiés, qui relève pourtant d’une prérogative de l’État, elles auraient dû soutenir les villes-îles frontières de Lampedusa et Lesbos en offrant des lieux d’accueil sur leurs territoires.

Face à une approche gestionnaire de l’accueil en Europe, à l’échec des plans de relocalisation dans l’UE, à une gestion «d’urgence», notamment en Italie, qui vise à éparpiller sur le territoire les centres d’accueil extraordinaires et favorise, d’un côté, les spéculations privées et, de l’autre, des réactions identitaires et xénophobes, l’expérience des villes-refuge, encore largement minoritaire, témoigne d’une approche alternative, souvent en opposition aux politiques nationales. Il semble en outre difficile de créer un modèle type, homogène et standardisé, en raison des singularités des situations d’accueil. De fait, si la disposition à la solidarité, qui, se prolonge jusque dans la société civile, est une constante, ce sont les ressources matérielles de chaque communauté qui conditionnement les modalités d’action des villes-refuge. Au nombre de ces singularités, il faut compter la propension des villes-refuge à s’inscrire dans une logique humanitaire et à vouloir «gérer» la vie des gens, sans considération pour leur projet de migration.

Les facteurs qui poussent une localité à devenir ville-refuge sont multiples et peuvent se croiser: une ville habituée depuis plusieurs siècles à organiser la présence et le transit de populations et cultures diverses, comme Venise, peut plus facilement mobiliser cette tradition qu’une ville historiquement à l’écart des mouvements de circulation des personnes et des marchandises; une ville entourée de territoires hostiles peut devenir refuge pour des populations menacées (Genève); une ville-frontière constituant plus un lieu de transit qu’une destination à part entière peut succomber à la logique sécuritaire et accepter des mesures qui restreignent les libertés au nom du contrôle et de la gestion d’une humanité «de passage» s’agglutinant à ses marges (Calais); elle peut au contraire essayer de se reconfigurer comme espace d’accueil temporaire et solidaire (Lampedusa, Lesbos), avec toutes les limites, les difficultés et les contradictions que cela entraîne. Ailleurs, des petites villes ou des villages, situés à l’écart des «grandes routes», deviennent des lieux accueillants parce qu’ils souhaitent expérimenter une politique utopique (Marinaleda en Andalousie), ou apporter une réponse, tout aussi utopique, à un dépeuplement progressif (Riace en Calabre); des communautés rurales, comme dans la vallée de la Roya, se mobilisent solidairement et se font refuge pour remédier, en quelque sorte, à la violence de la frontière.

Des villes deviennent refuge sur des trajectoires de migration, d’autres se font «sanctuaire» [2] pour des populations qui les habitent déjà, comme c’est le cas aux États-Unis où des administrations municipales, assumant la présence, la résidence et l’activité d’étrangers en situation irrégulière sur leur territoire, refusent de les livrer aux autorités nationales et de les condamner, de ce fait, à une expulsion.

Dans certaines villes, notamment grâce à la participation de la société civile et par le biais d’un réseau communautaire, se mettent en place des formes d’accueil «diffus» ou d’hospitalité privée qui facilitent les parcours de sociabilisation et impliquent directement les hôtes dans des relations de réciprocité. D’autres villes, dans lesquelles la pression sécuritaire des institutions étatiques (notamment des préfectures) est souvent plus forte et la participation des citoyens moins active, bricolent pour garantir un accueil décent en aménageant des nouveaux «quartiers», comme dans le cas de la ville de Grande-Synthe [3], ou bien acceptent des compromis et prennent des positions qui limitent la portée de cet investissement (Vintimille). Ailleurs, face à une incapacité ou à un refus de l’administration locale d’intervenir dans l’accueil des exilés, c’est la société civile (associations en France, mouvements alternatifs en Grèce) qui se mobilise et s’active dans les vides laissés par les pouvoirs publics.

Communautés d’accueil et administrations locales

Si les théories et les sociologies de l’hospitalité tendent à opposer l’hospitalité privée à une gestion publique/institutionnelle de l’accueil des étrangers, la ville-refuge, dans son polymorphisme et ses contradictions, constitue un niveau intermédiaire celui de la communauté locale aux configurations multiples, soumis, pour cette raison, à des tensions constantes. C’est bien à l’échelle de la cité que se concrétisent les formes de cohabitation, que la citoyenneté et ses privilèges «abstraits» se transforment en «citadinité», en conditions de résidence, en pratiques concrètes d’inclusion ou d’exclusion, que la théorie identitaire se crispe en rejet xénophobe ou s’ouvre à l’altérité. Or c’est à ce niveau que la pratique quotidienne de l’accueil, assurée par des fonctionnaires, des associations ou des citoyens, se confronte à sa dimension politique, médiatique et parfois spectaculaire.

Si l’on a remarqué une certaine personnalisation des «politiques d’accueil municipales», à Lampedusa, Grande-Synthe, Paris, Barcelone, Riace ou Venise, c’est bien en raison de la position et du rôle des décideurs qui se posent en trait d’union ou de séparation entre les différents échelons des pouvoirs publics, depuis les communes jusqu’à l’État.

L’exposition médiatique et l’investissement personnel de certains maires en matière d’accueil ne sont souvent que la partie visible du travail de négociation ou de confrontation entre tous les acteurs impliqués dans l’accueil, l’accompagnement et l’intégration des exilés sur le territoire municipal. La capacité de maîtriser cette «tension verticale» se conjugue parfois avec la volonté des villes de rompre avec l’administration centrale en soutenant des actions novatrices, ou encore de se mettre en avant (non sans un certain narcissisme courant en politique) en faisant de leur penchant humanitaire ou humaniste un produit marketing. Mais les paroles ne se transforment pas toujours en acte: les administrations municipales sont obligées ou acceptent de se plier à la «force majeure», et notamment à une approche systémique et mécanique de gestion des corps et des vies des migrants, qui vise à l’organisation quantitative de la concentration/dispersion, de l’invisibilisation/expulsion. L’objectif est rarement le bien-être de la personne accueillie. Ces politiques donnent l’impression d’être orchestrées pour susciter des réactions de rejet et de repli identitaire chez les citadins/citoyens qui se voient imposer la présence de centres d’accueil et d’exilés propulsés sur leur territoire, par la force ou par une gestion automatisée et irréfléchie, dans une déclinaison purement logistique de l’humanitaire sans humanité (centres d’accueil extraordinaire en Italie, centres d’accueil et d’orientation en France). Tout se passe comme si les corps des migrants, réifiés et transformés en «instrument politique», constituaient une «arme» pour légitimer l’emprise étatique et la logique sécuritaire et pour dissuader l’articulation de formes d’autonomie, d’autogestion et d’expérimentation hors des préconisations de l’institution.

Les villes rebelles

Quand ils bénéficient du soutien des habitants (Barcelone) et quand ils arrivent à construire un consensus ou à « former » la communauté à l’accueil (Riace), les maires peuvent être porteurs d’une alternative locale qui, dans le contexte actuel de délégitimation et de criminalisation des pratiques de solidarité, doit être défendue. Il s’agit néanmoins d’une position fragile, continuellement en tension, qui souffre parfois des excès de la personnalisation et, plus généralement, de la difficulté d’administrer une terre de frontière, comme en témoigne l’échec de la maire de Lampedusa aux dernières élections municipales.

À Barcelone, la participation, en février 2017, de 160’000 personnes environ à une manifestation en faveur de l’accueil des réfugiés – pour que l’Espagne accueille les milliers de réfugiés qu’elle s’était engagée à recevoir en 2015» [4] – et pour revendiquer la volonté et la capacité de la ville à prendre en charge une partie significative de cet accueil, doit être replacée dans le contexte d’une revendication plus large de néo-municipalisme (pour reprendre les termes de Beppe Caccia, ex-élu de Venise et membre du réseau European Alternatives) et d’autonomie au nom d’une reconfiguration «en commun» de l’espace public. Cette revendication, dont la solidarité constitue un aspect essentiel, passe par l’affirmation d’une nouvelle catégorie: les villes rebelles [5]. Celles-ci s’opposent plus ou moins ouvertement à l’évolution sécuritaire et policière (contrôle, urgence, anti-solidarité, etc.) de la raison d’État et incarnent la tension entre différents niveaux de pouvoir [6]. Ces revendications d’autonomie peuvent être tolérées par l’institution, tant qu’elles restent minoritaires ou ne «menacent» pas l’ordre constitué. Si l’expérimentation d’un accueil alternatif dans le village de Riace a été tolérée pendant 20 ans [7], sa rentabilité sociale et politique, dans un équilibre solidaire spécifique entre la communauté locale et les exilés en transit ou installés, ainsi que sa légitimité sur le plan éthique, s’opposent de manière trop visible au dysfonctionnement (corruption, mauvaise gestion, spéculation) du dispositif d’accueil institutionnel [8]. Ce petit village de Calabre [9] et son maire rebelle payent aujourd’hui leur réputation de solidarité. La procureure de Locri a ouvert une enquête à charge contre Mimmo Lucano, dit «le Kurde», pour abus de pouvoir, concussion et fraude à l’encontre de l’État italien et de l’UE. Avant de comparaître devant le juge, le maire a tenu à présenter publiquement sa version des faits à sa communauté (et aux médias): il n’a retiré aucun avantage personnel de l’utilisation assez «libre» et «imaginative» des fonds perçus pour gérer l’accueil, il a simplement cherché à proposer une forme d’hospitalité qui prenne en compte le contexte de son territoire quitte à s’écarter des règles et des normes.

Cette flexibilité, cette capacité d’adapter l’accueil dans une perspective «commune» selon une logique de solidarité réciproque dans laquelle la présence des exilés n’est pas enserrée dans un schéma purement gestionnaire ou strictement humanitaire, est l’exemple même de la ville-refuge. Mais elle constitue aussi une ligne de tension, du point de vue de l’institution nationale, dans la mesure où elle met en évidence les capacités d’auto-organisation des territoires et, notamment, leur capacité à articuler des formes de résistance et de solidarité quand le pouvoir étatique affirme qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.


Notes

[1À savoir, créer une structure de protection et d’accueil des écrivains menacés ou contraints de s’exiler pour des raisons politiques ou idéologiques.

[2Voir Mireille Paquet, «Aux États-Unis, des villes sanctuaires», Plein droit n° 115, décembre 2017, p. 11.

[3Voir Yasmine Bouagga, «La Linière, l’impossible hospitalité en camp», Plein droit n° 115, décembre 2017, p. 19.

[4«À Barcelone, une manifestation géante pour l’accueil des réfugiés en Espagne», France 24, 19 février 2017.

[5David Harvey, Villes rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine, Buchet-Chastel, 2015.

[6Le contexte catalan est significatif, comme l’est la proclamation de l’État de Californie, qui s’est proclamé Sanctuary State en opposition avec les politiques anti-immigration de l’administration Trump. Voir l’article de Mireille Paquet, op. cit.

[7Un paese di Calabria, un film de Shu Aiello et Catherine Catella, 2017.

[8Louise Michel D., «Riace: ce village italien devenu terre d’hospitalité pour les réfugiés», Jol Press, 8 octobre 2013.

[9Wim Wenders: «The real Utopia is not that the Berlin Wall came down – it is that which has been happening in some towns in Calabria, first of all in Riace.»