Réflexion | Le devoir d’hospitalité bafoué
Il existe des lois plus importantes que les décrets administratifs. Les Grecs de l’Antiquité disaient que le dieu souverain, Zeus, est protecteur de l’étranger. C’était un dieu hospitalier, et l’hospitalité relevait, pour les Grecs, d’une justice primordiale. Garantie par un droit antérieur et supérieur aux lois des nations, des cités, cette justice n’était pas saisie sous le rapport du politique, de l’institutionnel, mais d’un point de vue moral, éthique. On peut légitimement se demander s’il ne serait pas bon que nous aussi, nous nous souvenions de cette morale fondamentale. À Athènes, chaque année, un rite de labour effectué dans un champ au pied de l’Acropole, rappelait son urgence, attachée à la mémoire d’un paysan civilisateur, Bouzygès «l’atteleur de boeufs». L’officiant qui guidait la charrue rappelait les bases du vivre ensemble, en lançant ce qu’on appelle les malédictions «bouzygiennes» à l’adresse de ceux qui refuseraient de partager l’eau et le feu, d’indiquer le chemin à ceux qui sont égarés, d’offrir aux morts une sépulture.
L’eau, le feu, l’orientation, la sépulture, c’est ce que demande tout humain, qu’il soit établi en communauté ou au contraire en situation de migration. Le respect de ces fondamentaux permet d’échapper à la sauvagerie d’une humanité d’avant la civilisation. Il faut rappeler cela périodiquement, parce que l’équilibre, moral et politique, est chose fragile.
La lecture ou relecture de certains textes anciens, fondateurs, qui servent de référence à notre réflexion depuis toujours, nous rappelle que l’étranger qui débarque en quête d’asile doit être reconnu comme un humain à part entière. Cela signifie non seulement le droit à l’abri, à la nourriture, et à la sépulture, mais aussi le droit à la parole. Le migrant est un semblable, riche d’une histoire, que l’on est en droit d’écouter et à laquelle on devrait pouvoir répondre, en échangeant nos propres histoires. L’Odyssée d’Homère dit des choses vraies et importantes, sur ce lien entre migration et parole échangée. Quand il ne débarque pas chez des monstres, l’étranger, visiteur ou naufragé de passage, est appelé à prendre la parole, à partager sa mémoire : qui es-tu ? d’où viens-tu ? quels sont tes parents, ta ville ? Cette parole qui découle de l’abondance du coeur, on l’écoute avec intérêt, on en est enchanté. C’est de cette richesse précisément, celle du récit, qui est humainement essentielle, qu’on veut nous priver en réservant nos questions aux interrogatoires du Secrétariat d’État aux Migrations.
Quand il ne débarque pas chez des monstres, l’étranger, visiteur ou naufragé de passage, est appelé à prendre la parole, à partager sa mémoire : qui es-tu ? d’où viens-tu ? quels sont tes parents, ta ville ?
Conformément à ce qui est devenu une habitude, le Centre fédéral pour requérants d’asile (CFA) en construction en bordure du tarmac de l’aéroport au Grand-Saconnex sera clôturé et gardé jour et nuit comme un camp de détention. Les « hôtes » qui sortiront la journée devront être rentrés à 17 h, ce qui est ridicule. Cette impossibilité qui nous est infligée de communiquer normalement avec des humains qui seront nos nouveaux voisins pour un temps parfois long (avant d’être expulsés, en principe, puisqu’il s’agit d’un centre dédié aux renvois) est aussi une atteinte à notre propre liberté: celle de fréquenter nos semblables et d’échanger normalement avec eux, avant que le destin ne nous emporte à notre tour. Créer ainsi une catégorie d’intouchables, en Suisse, à Genève cité de la Croix-Rouge et des droits humains, rend pantois.
Les gens qui débarquent chez nous et que la Suisse refuse de garder sur son sol, en les plaçant dans de tels centres de renvois, ne sont pas des criminels mais des personnes ayant fui le malheur, des humains innocents, riches d’expériences et de mémoire. Tel que défini dans les documents officiels, le Centre du Grand-Saconnex ne permettra pas de respecter à leur égard les principes élémentaires de l’hospitalité ; il entravera toute possibilité d’accueil provisoire digne de ce nom. Même les enfants risquent d’être mis à l’écart, comme des parias.
Faut-il être ignobles avec eux de peur qu’on s’y attache ? Que risque-t-on au juste ? Refuser la parole, c’est simplement refuser l’intelligence. Du point de vue de l’administration qui nous impose ce mutisme, cela revient à nous prendre pour des imbéciles irresponsables. Nous devons résister à ce dictat administratif qui va à l’encontre de notre liberté et d’une morale de base.
Philippe Borgeaud
Historien des religions, Professeur honoraire de l’Université de Genève