Choisir | Le sort kafkaïen des déboutés de l’asile
Nous publions ci-dessous la contribution de Jean-Pierre Papis parue sur le site de Choisir dans sa rubrique « Libres propos ». Il y revient sur le parcours d’un jeune Érytrhéen dont il est le parrain, et témoigne en tant qu’observateur privilégié du traitement réservé par les autorités et l’administration d’asile aux personnes en quête de protection en Suisse.
La recension écrite par le P. Joseph Hug du livre La fuite en Suisse de Ruth Fivaz-Silbermann, qui relate les errements et des noirceurs de la politique suisse d’accueil durant la dernière guerre, m’incite à réagir. Je suis membre d’un trio de parrainage d’un jeune Érythréen, S.N., en Suisse depuis plus de 5 ans. Je témoigne du traitement actuel des demandeurs d’asile déboutés. L’histoire passée et le rapport «Bergier» n’ont pas rendu nos autorités en la matière plus humaines, comme si nous n’avions pas de mémoire.
Aujourd’hui, la Suisse n’est plus menacée de représailles ni d’invasion, elle est stable. Avec une certaine fierté, nous aimons souligner le fonctionnement démocratique de notre État. Notre économie est une des plus solides d’Europe. Le contexte est nettement moins dramatique qu’il était pour les juifs en 1943-44.
La «fuite en Europe et en Suisse» actuelle a des causes multifactorielles que tout le monde reconnaît: guerres civiles de longues durées aggravées par des intervenants extérieurs, révolutions perverties, extrémismes violents, persécutions ethniques ou religieuses, régimes dictatoriaux ou corrompus mais très stables comme en Chine (Tibet, Ouïgours) ou en Érythrée. Irrépressiblement, des populations s’exilent vers le Nord, une très faible proportion vers nos frontières. À ces migrations s’ajoutent celles liées à la misère.
Je conviens qu’il est nécessaire de gérer le phénomène et d’attribuer les diverses catégories de permis de séjour selon des critères définis pas la loi, mais le durcissement considérable de la politique migratoire en 2006, sous la pression des politiciens⋅nes d’extrême droite, a abouti à un statut qui ne respecte plus les droits humains élémentaires: les personnes déboutées de l’asile sont exclues de l’aide sociale depuis 2008.
Les nouveaux arrivants sont interrogés par les auditeurs⋅trices du Secrétariat pour les migrations, le SEM à Berne, une première fois au début de leur séjour. Ils sont souvent en état post-traumatique, très stressés, après avoir parcouru des déserts et traversé la Méditerranée sur de dangereux rafiots. L’interrogatoire exige des détails datés avec précision et des preuves parfois impossibles à obtenir. Est-il réaliste que le régime fournisse un livret militaire ou des documents attestant de mauvais traitements psychologiques? Exemple: il est demandé à S.N. de faire un croquis du lieu où il a été emprisonné, mais son plan est jugé trop approximatif bien qu’assez proche des photos satellitaires. Le jeune requérant ne se rend pas compte alors que son sort sera scellé sur la base de la traduction de son récit. Selon l’auditeur, dont il est «exigé qu’il garde son sang-froid dans des situations éprouvantes du point de vue émotionnel», l’interrogatoire peut tourner à l’arbitraire, d’autant qu’on lui demandé d’être très critique. Des déclarations sincères sont qualifiées d’allégations douteuses.
Suit une longue période d’attente dans le canton auquel il est attribué. Pour S.N., le second interrogatoire a lieu deux ans après le premier. Les mêmes questions lui sont posées, plus en détails encore, et les réponses doivent recouper exactement celles de la première fois. Après quelques mois, la décision tombe, très majoritairement négative pour les Érythréen⋅nes. En comparaison européenne, la Suisse pratique une politique migratoire très sévère. Reste la possibilité d’un recours si le/la juriste estime que des éléments importants ont été omis ou des preuves évidentes n’ont pas été retenues. Ex. Le SEM a jugé non crédible que S.N. ait été incorporé dans l’armée alors que sa photo en uniforme est au dossier!
Des sans droits
Après cette dernière tentative, le requérant débouté tombe à l’aide d’urgence, drastiquement réduite à 10 francs par jour pour se nourrir et se vêtir. Le strict minimum pour éviter sa clochardisation. L’assistant social qui suivait le jeune lui est retiré. Pire, désormais il n’a plus le droit de travailler même si l’entreprise dans laquelle il faisait un travail que seuls les migrants accomplissent lui offre un contrat en bonne et due forme. S.N a travaillé deux ans à la chaîne dans une entreprise de production intensive agricole à la satisfaction de son employeur. Condamné à l’oisiveté, privé de contacts et d’un travail digne qui réduirait l’aide sociale, envahi d’idées noires, il résiste à la dépression grâce à sa foi en Dieu. De fait, le statut de débouté a été conçu pour que ceux, dont le renvoi n’est pas exécutable, faute d’accord de réadmission avec le pays d’origine, soient poussés vers la sortie. Rentrer volontairement en Érythrée ou disparaître.
Pour recevoir ses 300 francs mensuels, il devra se présenter à intervalles réguliers à l’OCPM (Office cantonal de la population et des migrations, Bureau d’aide au départ). J’ai assisté au premier entretien de départ, le fonctionnaire insiste lourdement: «Pourquoi êtes-vous encore ici? Vous deviez quitter le territoire suisse selon le délai qui vous a été fixé! Vous devez quitter la Suisse immédiatement.» Réponse de S.N.: «Si je retourne en Érythrée, je retournerai directement en prison pour désertion.» Je demande alors: «Comment peut-il traverser les frontières puisque tous ses papiers d’identité lui ont été confisqués?» Réponse du fonctionnaire: «Il n’en est pas question, il doit retourner en Érythrée en demandant l’aide de la Croix-Rouge». Puis, il a cette question surréaliste: «Avez-vous la possibilité de vous faire parvenir des papiers depuis votre pays?»
Il est certes encore possible de tenter une demande de régularisation au SEM si la commission cantonale donne un avis positif, mais cela se fait sous d’étroites conditions comme fournir un passeport. Cette condition est impossible à satisfaire! Ceux qui s’enfuient d’Érythrée ne peuvent obtenir ce sésame.
Les prisons érythréennes ont une sinistre réputation. Selon l’ONG protestante Portes-Ouvertes, les autorités emprisonnent des chrétiens non orthodoxes. Sur Internet, les abondants récits de ceux qui ont pu quitter le pays sont accablants: témoignages, rapports d’Amnesty internationale, rapports de l’OMS, etc. La Croix-Rouge n’a qu’un accès limité à certaines prisons. Il est donc particulièrement cruel de ne pas avoir d’autres objectifs à offrir aux Érythréens déboutés qui ont eu comme S.N. une conduite parfaite, une bonne intégration au travail et qui ont acquis une connaissance de la langue supérieure au niveau exigé pour la naturalisation. Quelques-uns tentent leur chance en quittant la Suisse clandestinement, risquant d’y être reconduit puisque la Suisse a signé l’accord de Dublin, une aberration européenne, un fiasco qui bloque des milliers de réfugiés en Italie et en Grèce. Interrogés, sans papiers, c’est le retour forcé à la case départ. Désormais il n’y a plus de régularisation possible.
En conclusion, ce statut de débouté à l’aide d’urgence a deux conséquences: 1- il crédite l’argument des partis xénophobes d’abus de l’aide sociale, 2- il fait souffrir tout le monde, les requérants déboutés, les auditeurs, les policiers, les médecins, les actrices et acteurs divers de l’accompagnement, les aumôniers et les juristes aux prises avec ces tracasseries administratives qui s’étendent sur plusieurs années, ce temps d’intégration des déboutés dont on ne tient pas compte.
Jean-Pierre Papis