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Notre regard

Compte rendu | SEM: « La pratique de la Suisse en matière d’asile de 1979 à 2019 »

Jonathan Miaz et Damian Rosset

En 2020, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a publié une étude sur «la pratique de la Suisse en matière d’asile de 1979 à 2019» menée par Stephan Parak, docteur en histoire et ancien collaborateur du SEM de 1986 et 2018 [1]. À partir d’archives internes en partie confidentielles, cette publication apporte des éclairages sur une dimension peu étudiée du travail de l’institution et sur la façon dont s’oriente le traitement des demandes d’asile. On soulignera notamment la richesse du matériau exploité, en grande partie inédit. Il convient néanmoins de traiter avec distance critique ce document qui présente l’histoire et la pratique des autorités «selon la perspective du SEM» (p.11). Dépourvu d’ambition analytique, il fait abstraction du contexte politique dans lequel s’inscrit la pratique d’asile.

La pratique d’asile désigne des lignes directrices institutionnalisées, plus ou moins formalisées, qui guident le travail d’instruction des demandes d’asile, notamment en permettant de les catégoriser en fonction des pays d’origine, des motifs allégués et des profils individuels. La pratique d’asile du SEM spécifique à chaque pays met en évidence combien l’examen individuel des demandes s’inscrit dans une gestion et appréciation collectives de celles-ci [2].

En effet, les dossiers sont certes traités au cas par cas, en particulier s’agissant de l’évaluation du critère de vraisemblance qui occupe une place centrale et conduit à un nombre important de décisions négatives [3]. Toutefois, cette évaluation ainsi que la qualification des motifs d’asile, des risques encourus en cas de retour ou de la vulnérabilité des personnes repose sur la construction de catégories de traitement et de profils « à protéger » ou non en fonction des pays d’origine des requérant·es d’asile.

L’ouvrage se décompose en six volets. Dans les parties qui concernent l’évolution historique du SEM et de sa pratique, on peut regretter que l’auteur,soucieux de « documenter l’action des autorités, et non [de] la juger » (p.192),se limite à une description linéaire des changements institutionnels qui ont marqué l’administration de l’asile. Dans cet aperçu historique qui tend à naturaliser l’évolution du droit, de la pratique d’asile et du travail d’instruction des demandes, la dimension politique est singulièrement absente. Or, comment comprendre ces évolutions sans aborder les processus politiques de révision de la loi, la centralité qu’y ont occupée les discours sur « la lutte contre les abus » ou le rôle de l’UDC dans le cadrage de l’asile en termes sécuritaires ? [4]

La description de la pratique d’asile (II) se caractérise par un positionnement fonctionnaliste et légaliste; elle déduit des pratiques à partir de ce qu’elles devraient être selon le droit, les procédures et leurs fonctions formelles, plutôt que d’analyser ce que font concrètement les collaborateurs·rices du SEM, leurs logiques d’action, leurs contraintes et leurs dilemmes. Nous regrettons que le texte évite tout dialogue avec les récents travaux universitaires qui analysent la politique d’asile dans une perspective socio-historique et ethnographique [5]. Une telle confrontation aurait permis de dépasser le discours institutionnel et de rendre compte des processus sociopolitiques qui président à l’évolution de la politique et du droit d’asile en Suisse. Au lieu de cela, l’utilisation répétée de la forme passive et de formulations supposément neutres tend à faire passer pour inéluctables les évolutions de la politique d’asile et à invisibiliser les acteurs·rices – notamment politiques et au sein de l’administration – qui ont façonné cette évolution. Dans ses « Remarques finales » (VI), l’auteur identifie bien plusieurs tendances dans l’évolution de la pratique du SEM – accélérer, développer, centraliser, contrôler, différencier, adapter, protéger [6]. Il évite toutefois d’adopter une perspective critique ou explicative qui lui aurait permis de souligner leurs ressorts socio- politiques, ainsi que de leurs conséquences sur la politique d’asile.

La troisième partie de l’ouvrage, qui traite de la pratique spécifique aux pays en matière d’asile et de renvoi, est selon nous la plus intéressante. Elle est même passionnante pour les analystes des politiques d’asile que nous sommes. En effet, Stephan Parak y présente un compte-rendu inédit des pratiques du SEM et de leur évolution concernant douze États ou régions qui représentent 70 % des demandes d’asile sur la période étudiée. L’auteur se base sur des sources à notre connaissance jamais exploitées en faisant dialoguer l’évolution des demandes d’asile des ressortissant·es du pays en question, la proportion du total des demandes d’asile et le taux de protection globale, complété par des graphiques qui illustrent la présentation de chaque pays. Cette partie sur les pays d’origine met en évidence comment la pratique d’asile à l’égard d’un pays évolue, selon quelles logiques et considérations et au prix de quelles négociations entre diverses institutions. Le travail d’interprétation du SEM sur les informations concernant les pays d’origine [7] constitue un enjeu crucial puisque c’est en partie sur ces interprétations que reposent les pratiques d’asile.

Si ce volet est en partie sujet aux mêmes critiques que les précédents, il constitue, de par son caractère inédit, une source particulièrement intéressante à condition d’être mis en perspective avec les travaux existants sur la question. Nous souhaitons souligner ici trois pistes de réflexion qui émergent de cette lecture. Premièrement, la perspective du SEM met en évidence une approche restrictive de l’asile, en lien avec la « crainte de l’afflux », une réticence à être « trop généreux » et la suspicion « d’abus ».

Deuxièmement, les pratiques relatives aux pays d’origine montrent bien le double travail de catégorisation institutionnelle opéré par le SEM: d’une part, des situations et motifs individuels; d’autre part, des situations et motifs collectifs dans un pays donné. Troisièmement,on note l’importance de la judiciarisation de la politique d’asile puisque la pratique du SEM « est déterminée dans une large mesure par la jurisprudence des autorités de recours nationales et européennes » (p. 194). Même s’il est invisibilisé dans cet ouvrage, on soulignera également le rôle important joué par les acteurs·rices de la défense juridique des requérant·es d’asile qui, en contestant juridiquement certaines décisions rendues par le SEM, font évoluer à la marge le droit d’asile et permettent de jouer parfois les garde-fous face à la pratique restrictive de l’administration.

En définitive, l’ouvrage de Stephan Parak intéressera à la fois le personnel du SEM – auquel il s’adresse en premier lieu –, les praticien·ne·s du droit d’asile et les chercheurs·ses qui en font leur objet d’étude. Pour les deux premiers groupes, il ouvre une fenêtre sur le fonctionnement et les logiques d’action du SEM. Du point de vue de la recherche, le document est une source complémentaire aux travaux existants sur les procédures d’asile, éclairant en partie certaines zones d’ombre difficilement accessibles. Il pourrait aussi servir d’objet d’ana- lyse si l’on s’intéresse à la communication institutionnelle et à la manière dont l’État produit des savoirs prétendument neutres et objectifs sur lui-même. En effet, à la lecture de cet ouvrage, il faut avant tout garder à l’esprit qu’il présente un point de vue situé et orienté d’une autorité sur elle-même. Rompre avec l’illusion d’objectivité et de neutralité permet de saisir ce document pour ce qu’il est: un témoignage et un point de vue institutionnels riches d’enseignement pour peu qu’on les aborde avec une certaine distance critique.

JONATHAN MIAZ ET DAMIAN ROSSET Respectivement postdoctorant à l’Université de Neuchâtel et chercheur senior à l’Université de Lausanne

[1] Parak S. 2020. La pratique de la Suisse en matière d’asile de 1979 à 2019. Berne-Wabern : Secrétariat d’État aux Migrations.

[2] Miaz J. 2017. «Politique d’asile et sophistication du droit. Pratiques administratives et défense juridique des migrants en Suisse (1981-2015)». Thèse de doctorat. Universités de Lausanne et de Strasbourg; Miaz J. 2019. « Entre examen individuel et gestion collective : ce que les injonctions à la productivité font à l’instruction des demandes d’asile ». Lien social et Politiques. n°83. 144-166.

[3] Affolter L. 2017. « Protecting the System. Decision-Making in a Swiss Asylum Administration ». Thèse de doctorat. Université de Berne.

[4] Leyvraz A.-C., R. Rey, D. Rosset et R. Stünzi, éds 2020. Asile et abus : regards pluridisciplinaires sur un discours dominant. Zürich : Seismo. Voir p. 24

[5] Fresia M., D. Bozzini et A. Sala 2013. Les rouages de l’asile en Suisse. Regards ethnographiques sur une procédure administrative. Neuchâtel : SFM ; Pörtner E. 2018. « Re-Cording Lives. Governing Asylum in Switzerland and the Need to Resolve ». Thèse de doctorat. Université de Zürich ; Stünzi R. 2018. « Les multiples visages d’une rationalité sécuritaire dans les politiques d’asile suisses ». Thèse de doctorat. Université de Neuchâtel ;
Miaz 2017 ; Affloter 2017.

[6] La littérature scientifique identifie deux autres dimensions centrales dans la politique et la pratique d’asile en Suisse : « sécuriser » et « durcir ».

[7] Rosset D. 2015. « Le savoir sur les pays d’origine dans les procédures d’asile. Construction et négociation institutionnelle de la réalité ». Jusletter.