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Notre regard

Éditorial | Visibiliser vs Invisibiliser

Sophie Malka

Le verbe «visibiliser» n’existe pas dans les dictionnaires de la langue française. Point de verbe pour définir l’action de celles et de ceux qui font quelque chose pour «rendre visibles» des faits ou réalités. Il suffit de feuilleter les pages qui suivent pour réaliser combien ce terme manque au vocabulaire courant. Car dans le domaine qui nous anime, le visible et l’invisible sont en perpétuelle tension.

À travers nos lois migratoires, on a physiquement éloigné par toutes les barrières imaginables les personnes en quête de protection pour éviter qu’ils et elles ne se mélangent à la population. On les a «invisibilisées» – car oui, son contraire existe, défini par Le Robert comme l’action de «soustraire au regard social».

Invisibilisées en les parquant dans des lieux aux sommets de montagnes, hors des centres-villes, dans des abris de protection civile symboles d’autres temps et d’urgence. « On ne voulait pas que les gens se rendent compte de leurs conditions de vie. Quand tu ne peux pas dire «c’est injuste», tu ne réagis pas», raconte Nicole Andreetta, au moment de faire le bilan de ses années d’engagement à Genève auprès de l’AGORA et de Vivre Ensemble. (p. 12)

Invisibilisées par la restructuration de l’asile et la création de grands centres fédéraux, aujourd’hui dans la tourmente parce que la violence y devient flagrante, ostensible, grâce à l’action de collectifs, d’ONG et de certains médias (p. 2).

La « disparition » est aussi mentale. En réduisant les personnes à un épisode de vie ou à un statut, qui plus est dans une masse exagérément masculine (p. 9) – les « migrants», les «requérants» – on les destitue de leur pluralité, de leurs identités multiples, opinions ou histoires propres. Une déshumanisation dont l’effet est d’anesthésier l’empathie, l’indignation qu’un possible phénomène d’identification pourrait susciter.

Pour tenter de réduire au silence – une autre façon d’invisibiliser – les mouvements citoyens cherchant à soutenir les droits fondamentaux des personnes en exil, les autorités n’ont pour l’heure pas trouvé d’autre moyen que de les criminaliser.

Les «7 de Briançon», Anni Lanz, Lisa Bosia: les exemples d’intimidations ne manquent pas. En Belgique, quatre personnes accusées de complicité de traite d’êtres humains pour avoir hébergé des personnes en exil viennent de gagner leur procès en appel [1]. Le coût de cette procédure: des mois de détention préventive pour certaines, 4 ans d’angoisse et des frais de justice. De son côté, l’agence européenne des frontières Frontex a attaqué financièrement [2] des journalistes qui tentaient d’investiguer sur ses pratiques et son respect des droits fondamentaux. Elle est aujourd’hui visée par trois enquêtes au Parlement européen. Les actions en justice contre les navires de sauvetage en Méditerranée sont également mues par une volonté d’invisibiliser les pratiques des nations européennes qui se déroulent sur la Grande bleue.

Visibiliser, c’est résister aux tentatives d’annihiler ces réalités aux yeux du public, les rendre tangibles. Face à un monde qui ne peut ni ne veut les voir, c’est redonner une place, un nom, une voix, un visage, à chaque personne concernée. Pour que le débat public puisse se fonder sur l’ensemble des faits. Et faire bouger les lignes.

[1] RTBF, « Les hébergeurs de migrants sont acquittés par la cour d’appel de Bruxelles », 01.06.21

[2] Wemoveeurope, Luisa et Arne contre Frontex ; voir également le site de statewatch.org