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Notre regard

Violences dans les CFA | S’il n’est pas systématique, le problème reste systémique

Julia Huguenin-Dumittan
Collaboration Sophie Malka

La parution des audits interne et externe concernant la violence dans les CFA était très attendue. L’ancien juge fédéral Niklaus Oberholzer, mandaté par le SEM, confirme plusieurs dysfonctionnements dans les CFA et fait une douzaine de recommandations, questionnant le principe de l’externalisation complète de certaines tâches, et l’insuffisance de formation du personnel de sécurité. Il réfute néanmoins la conclusion selon laquelle ces violences auraient un caractère systématique. Or, c’est bien un problème systémique qui est dénoncé depuis 2020 par de nombreuses organisations de la société civile, alimenté par le fonctionnement en vase clos des CFA, dénués de regards extérieurs. Ajoutez à cela un système de sanctions prévu dans la loi qui donne un pouvoir disproportionné au personnel sur les requérant·es d’asile et l’inexistence d’un mécanisme indépendant permettant aux personnes victimes de violences de porter plainte et vous obtenez les histoires sordides rapportées notamment par la RTS. Selon Gilles Clémençon, du pôle enquête de la RTS, le rapport, tout en niant le caractère systématique ou systémique du problème, vise tout de même à revoir en profondeur les pratiques au sein des CFA. Comme vous l’aurez compris, le rapport de Niklaus Oberholzer a donné lieu à de nombreux communiqués de presse, commentaires et articles. Nous essayons ici de rendre compte de la position d’organisations proches du dossier ainsi que de certains aspects particuliers du rapport de l’ancien juge fédéral.

Vous pourrez trouver les textes complets d’Amnesty International, du HCR, de la plateforme SCCFA, de l’OSAR et de Solidarité sans frontières en cliquant sur les liens.

L’externalisation de la sécurité au sein des CFA remise en question

La mise en place, en 2019, des CFA a permis à certaines sociétés privées spécialisées dans la sécurité de signer de juteux contrats avec la Confédération. En 2020, c’est près de 60 millions de francs qui ont été dévolus à ces deux sociétés, c’est-à-dire un tiers du budget total d’exploitation des CFA [1]RTS, Forum, 18 octobre. Comme le rappelle Amnesty International dans son communiqué de presse, le SEM est responsable du respect des droits humains et de la sécurité de tous·tes dans les CFA. Mandater des sociétés privées ne le décharge pas de ces prérogatives régaliennes. La plateforme SCCFA rappelle également que le SEM est responsable des personnes qui vivent et qui travaillent dans les CFA et que cette responsabilité devrait enfin être assumée. Le rapport de Niklaus Oberholzer préconise de transférer les postes clés à des personnes employées par l’État, et non à des agents de sécurité engagés par des sociétés privées. Celles-ci ne devraient avoir qu’un rôle de soutien à la sécurité et non de gestionnaire.

Des agent·es sous-formé·es

Les rapports interne et externe font tous les deux état d’une nécessité urgente de former davantage les plus de 700 agent·es de sécurité qui travaillent dans les CFA. Amnesty International rappelle que le personnel actuellement employé dans ces centres présente de graves lacunes au niveau de leur formation par rapport aux situations, aux missions et aux problématiques qui existent au sein d’un CFA. Le SEM, et les autorités de manière générale, n’encadrent pas suffisamment les entreprises de sécurité et ne prennent pas suffisamment en main leurs responsabilités, notamment celle de former les employé·es qui travaillent dans ses murs. Selon le HCR, un meilleur recrutement, une meilleure formation (notamment continue) est absolument indispensable et doit être mis en place rapidement. La plateforme SCCFA remarque que c’est un aspect qu’elle a régulièrement critiqué par le passé, resté pourtant jusqu’ici lettre morte. Pour l’OSAR, il est urgent d’élaborer « un nouveau concept de formation de base et de formation continue qualifiée du personnel des entreprises de sécurité privées ».

Dessin issu du rapport sur les violences au Centre de Bâle publié par 3rgg.ch

Un bureau indépendant de gestion des plaintes

Le rapport de Niklaus Oberholzer recommande l’établissement d’un organe externe et indépendant pour prendre les plaintes des personnes requérantes d’asile vivant dans un CFA. Le HCR approuve particulièrement ce point du rapport. L’OSAR, qui réclame également la mise en place d’une telle mesure depuis plusieurs années, appelle le SEM à la mettre rapidement à exécution dans tous les CFA. Pour Amnesty International, il faudrait aller plus loin. Il manque en effet un dispositif et une protection adressée spécifiquement aux lançeur·euses d’alerte. En effet, comme le rappel la plateforme SCCFA, ce n’est qu’à la suite de dénonciations d’organisations de la société civile, de médias, ou d’employé·es des CFA que des enquêtes ont été ouvertes. Il faut donc s’assurer que le mécanisme de dépôt des plaintes soit totalement indépendant et que les autorités désignent des représentant·es pour veiller spécifiquement au respect des droits humains à l’intérieur des CFA.

L’audit externe commandité à N. Oberholzer insiste également sur une meilleure définition de l’usage légal de la contrainte, notamment des salles d’isolement, appelées ironiquement « salle de réflexion ». Pour l’OSAR, le SEM devrait également régulièrement rendre des comptes sur la mise en œuvre des recommandations des deux audits afin que celles-ci soient effectives au plus vite.

Limites et problèmes de ces deux audits

Comme nous le rappelions en avril, les CFA réunissent les deux ingrédients de la violence institutionnelle : « fermés d’accès au regard public, ils donnent au personnel un pouvoir énorme sur une catégorie de personnes. Or, les véritables garde-fous à l’impunité et à l’arbitraire se situent du côté de la transparence ». L’audit interne au SEM, dont la RTS a pris connaissance le mardi 19 octobre, recommande d’équiper les agent·es de sécurité de caméras corporelles. Est-ce pour autant dans un souci de transparence ? Cette mesure semble surtout avoir comme objectif de protéger le SEM de futures polémiques. Elle n’est pas du tout à la hauteur des enjeux qui se jouent à l’intérieur des CFA, tout comme celle d’augmenter les salaires des employé·es de ces mêmes structures afin d’augmenter l’attractivité de ces postes.

L’insistance des deux rapports sur la formation qui devrait être celle des agent·es de sécurité engagé·es par des sociétés privées démontre, s’il le fallait et malgré les recommandations allant dans ce sens, que l’internalisation de la sécurité des CFA n’est pas au goût du jour. Comme le relève Solidarité sans frontières dans un post Facebook, « de nombreux témoignages de personnes qui y ont vécu soulignent la même chose : les personnes exilées se sentent d’emblée considérées comme des criminelles. Les témoignages d’employé·es de sécurité pointent vers le même phénomène : dans les exercices, les requérant·es sont présenté·es comme dangereux·ses et imprévisibles. Remplacer la formation des Securitas par une formation policière ne résoudrait pas le problème. La répression n’a jamais favorisé le vivre ensemble. […] tant que les centres seront conçus comme des lieux d’exclusion plutôt que d’accueil, la violence y sera toujours présente. »

Les conclusions du rapport de N. Oberholzer s’agissant de réfuter les accusations de violences systématiques s’avèrent pour le moins trompeuses. Pablo Cruchon, d’Amnesty International, relève justement que les accusations de la société civile ne portaient pas sur le caractère systématique de ces violences, mais sur leur nature systémique. Les violences enregistrées dans les CFA continueront tant que le SEM ne se sera pas attaqué à leurs origines structurelles, et donc à ses propres racines.

De plus, l’audit de l’ancien juge fédéral ne tient pas compte de tous les cas étudiés par Amnesty International, qui a notamment répertorié des épisodes de violence entre janvier 2020 et avril 2021. Le rapport de N. Oberholzer cite notamment un document que le HCR avait produit suite à plusieurs visites dans des centres d’accueil et de procédure en 2016 et 2017, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la réforme introduisant les CFA. Leur but « était de se faire une idée générale de la situation sur le terrain et il ne s’agissait pas d’une enquête sur des incidents spécifiques ». Amnesty International maintient également les conclusions de son rapport de mai 2021 selon lesquelles « les violences commises par le personnel de sécurité à l’encontre des demandeur·euses d’asile documentées étaient si graves qu’elles pouvaient, dans certains cas, être assimilées à des actes de torture ou à d’autres mauvais traitements ».