Aller au contenu
Documentation

Echo Magazine | « Allons vers une vraie politique d’accueil! »

Invitée à se prononcer sur la différence de traitement entre l’accueil des réfugié·es ukrainien·nes et celui des autres réfugié·es ayant également fui des guerres dévastatrices, la coordinatrice de l’association Vivre Ensemble, Sophie Malka, apporte des éléments de réponse dans l’interview paru dans l’Echo Magazine. « Ce que nous réclamions depuis près de quinze ans a soudainement été rendu possible en deux semaines » affirme-t-elle, en soulignant que les défenseurs du droit d’asile ont longtemps été mobilisés pour que les mêmes droits soient accordés à tous les réfugié·es sans faire de différence. Retrouvez l’interview ci-dessous. L’article a été publié dans l’hebdomadaire Echo Magazine le 29 mars 2022.

Ukraine: « Allons vers une vraie politique d’accueil! »

S’ils compatissent à leurs souffrances, les exilés de guerre afghans ou syriens ne comprennent pas pourquoi les Ukrainiens bénéficient de meilleures conditions qu’eux en Suisse. Les défenseurs du droit d’asile, eux, appellent à faire de l’accueil aux Ukrainiens la norme.

Les transports publics, en Suisse, seront gratuits jusqu’au 31 mai pour tous ceux qui ont fui la guerre… en Ukraine. Et les autres? S’ils veulent déposer une demande d’asile, ils devront continuer à payer leur billet pour se rendre dans un centre fédéral, a indiqué Eliane Engeler, porte-parole de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés. Prise par l’Alliance Swiss Pass et le Secrétariat d’Etat aux migrations pour des raisons pratiques – difficile de gérer les milliers de personnes débarquant de Kiev ou de Lviv –, cette décision a priori anodine est en réalité révélatrice du bon accueil fait aux réfugiés ukrainiens en comparaison à celui réservé aux exilés afghans ou syriens (que des bombes russes ont fait fuir d’Alep ou de Damas). Allant bien au-delà de la gratuité des transports, cette inégalité de traitement est incompréhensible pour ces derniers. Même s’ils ressentent de l’empathie pour les Ukrainiens, victimes de la guerre comme eux. Elle met également très mal à l’aise les collectifs qui les soutiennent dans leurs démarches. Coordinatrice de l’association romande Vivre Ensemble, qui se présente comme un «service d’information et de documentation sur le droit d’asile», Sophie Malka explique pourquoi devant les locaux du Centre social protestant (CSP) de Genève, à la Jonction, qui héberge le siège de son organisation.

Travailler, se déplacer librement d’un canton à un autre et hors du pays, avoir une carte SIM à son nom… Les droits liés au permis S, activé pour la première fois par la Confédération, augurent du bon accueil réservé aux Ukrainiens. Une victoire pour la défenseure du droit d’asile que vous êtes?

Crédit: Echo Magazine

Sophie Malka: – Oui. Ce que nous réclamions depuis près de quinze ans a soudainement été rendu possible en deux semaines. Et il faut ajouter à votre liste le droit au regroupement familial qui, pour les gens au bénéfice d’une admission provisoire (permis F), n’intervient qu’après trois ans. Et à condition d’être indépendant financièrement. Cette attente peut être atroce quand votre épouse et vos enfants végètent dans un camp en Éthiopie ou au Soudan… Ou quand on vous empêche d’aller voir votre frère ou votre oncle vivant en France. Autre apport important: la possibilité pour les réfugiés d’être attribués dans le canton de leur choix, par exemple si une possibilité d’hébergement chez un privé se présente. Sans cela, des familles sont séparées sans possibilité de changer de canton.

De grandes avancées, donc. Mais vous semblez partagée…

– L’accueil réservé aujourd’hui aux Ukrainiens devrait être la norme en termes de message de bienvenue, de volonté politique d’accueil, de solidarité humaine, y compris au plus haut niveau politique. L’un des buts de l’association Vivre Ensemble est de faire émerger la réalité du terrain en prenant le pouls des associations d’entraide qui sont en contact quotidien avec les personnes réfugiées, déboutées ou en attente d’une décision. Force est de constater qu’il règne aujourd’hui dans ce milieu un grand malaise.

Un malaise, pourquoi?

– Parce que les membres de ces associations ne savent pas comment expliquer à ceux qui ne sont pas ukrainiens pourquoi ils n’ont pas accès aux mêmes droits et à la même protection! Syriens, Afghans, Tibétains, Erythréens et Yéménites fuient aussi des guerres et des régimes dictatoriaux, mais eux ne sont pas autorisés – par exemple – à voyager librement dans un autre pays de l’espace Schengen pour voir les proches dont ils ont été séparés… Les personnes au bénéfice d’un permis S (qui doit être renouvelé chaque année) ont automatiquement droit à un permis B après cinq ans, à l’inverse de celles disposant d’un permis F ou N qui continuent d’être rongées par la peur: seront-elles renvoyées? Et si elles finissent par obtenir le droit de rester, pourront-elles faire bénéficier du regroupement familial leurs proches bloqués au pays?

D’autres exemples de cette différence de traitement vous viennent ils à l’esprit?

Je pense à ces jeunes d’une vingtaine d’années originaires d’Érythrée, d’Afghanistan, de Somalie et de Mongolie rencontrés il y a peu dans le cadre d’un projet. Arrivés chez nous il y a six ou huit ans, alors qu’ils étaient adolescents ou tout juste majeurs, ils ont été déboutés de l’asile, interdits de travail ou de formation. Leur retour au pays est impossible et pourtant on refuse d’envisager leur régularisation. Les priver ainsi de toute perspective équivaut à de la maltraitance… Bref, qu’ils soient titulaires d’une admission provisoire, en attente d’une décision ou déboutés, tous voient cette différence de traitement comme une terrible injustice. Et il est difficile de ne pas leur donner raison.

Que faire alors?

– Élargir les droits octroyés par le permis S aux autres ‘réfugiés de guerre’, donner à tous dès le début la possibilité d’apprendre le français, de se former et de travailler pour reconstruire sa vie. A ce sujet, il faut signaler que pour le moment (cet entretien a été imprimé le 28 mars, ndlr), les autorités ne se sont pas prononcées sur les moyens accordés aux permis S pour favoriser leur insertion rapide sur le marché du travail, qui passe notamment par l’apprentissage de la langue. On en est encore au niveau des discours d’intention. Et une intention ambiguë puisque le message reste que ce permis est «orienté vers le retour».

Et si élargir ces droits se révèle impossible pour des raisons politiques?

– Ces dernières semaines ont prouvé que tout est possible.

Crédit: Markus Spiske

Pourquoi offre-t-on un meilleur accueil aux Ukrainiens?

– Tout le monde s’est identifié à eux. Le message que nous avons toujours essayé de faire passer – «Et si c’était moi qui fuyais les bombes?» – pour inviter à un meilleur respect des droits fondamentaux est passé cette fois. Le fait qu’ils nous ressemblent joue certainement. Comme la proximité géographique, cette guerre se déroulant à nos portes. Bien que Kharkiv ne soit pas vraiment plus éloignée de la Suisse qu’Alep, il est beaucoup plus facile d’y accéder: certains ont pris leur voiture et sont directement allés chercher des réfugiés ukrainiens en Pologne! Et cette guerre très médiatisée réveille aussi des peurs: guerre froide, menace nucléaire, possibilité d’être la prochaine victime… Et avec un envahisseur (la Russie) et un résistant (l’Ukraine), la situation est très claire, ce qui n’est par exemple pas le cas avec le conflit qui détruit le Yémen depuis sept ans.

Pourtant, en automne, bon nombre de citoyens s’étaient déjà mobilisés pour accueillir des Afghans fuyant les talibans…

– C’est vrai. Plusieurs communes, villes et cantons avaient annoncé leur souhait de soutenir les personnes fuyant l’Afghanistan suite au retrait américain, mais la Confédération a tout bloqué. La ministre de la justice Karin Keller-Sutter avait répondu: «Ce problème ne relève pas de la compétence des communes et des villes»! C’est ce qu’elle avait déjà dit en 2020, lorsque la situation sanitaire des camps de réfugiés était devenue catastrophique sur les îles grecques. Des villes avaient pourtant proposé d’accueillir des gens, un large appel soutenu par les milieux d’Eglises. Plusieurs dizaines de milliers de signatures avaient été adressées au Conseil fédéral, une carte précise avait été proposée avec le nombre de places disponibles, etc. Mais la Confédération a mis son veto. Aujourd’hui, pour la première fois depuis très longtemps, la population et les autorités fédérales sont d’accord pour offrir un accueil digne aux victimes de la guerre.

Est-ce cela qu’il faut retenir?

– Oui: nous constatons que la Suisse, contrairement à ce que de nombreux représentants politiques répètent depuis des années, a les moyens de mener une vraie politique d’accueil. Espérons que celui réservé aux Ukrainiens durera. Et que les autres personnes forcées à l’exil bénéficieront bientôt du même soutien.

Propos recueillis par Cédric Reichenbach