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Notre regard

Éditorial | Ce que la politique d’asile devrait être

Sophie Malka

Ce que nous écrivons aujourd’hui, plus d’un mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sera peut-être dépassé au moment où vous lirez ces lignes. Le temps de notre publication rend en effet parfois anachronique le commentaire d’actualité. Il oblige à faire un pas de côté pour tenter de comprendre, d’analyser.

Analyser l’impossible devenu possible: l’incroyable mouvement de solidarité qui a succédé à la sidération, émanant non seulement de la population, mais également des gouvernements, européens et suisses. Le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel qui est devenu celui de l’Europe toute entière. Y compris des pays de Višegrad, Pologne et Hongrie en tête, dont l’hostilité à la répartition des réfugié·es de 2015 avait commencé de fissurer l’UE.

Des sanctions à l’unité retrouvée, tout dans la réaction des Européens et de la Suisse au déclenchement de cette guerre inimaginable a surpris, y compris Poutine.

C’est que la menace lancinante à nos portes a ressuscité le souvenir du rideau de fer, la peur du nucléaire, la hantise d’une déflagration mondiale, d’être les prochain·es. Elle agite les fantômes du passé pour nos aîné·es et celles et ceux qui ont vécu les affres d’un conflit dans leur chair, tout comme leurs descendant·es qui en ont hérité des traumas. Cette guerre à nos portes, tangible, atroce, dont on ne sait aujourd’hui ce qu’il en ressortira sinon un chaos et des souffrances, a soudain rendu possible ce qui paraissait impossible. La nécessité d’un accueil digne, généreux, humain.

Quelles qu’en soient les raisons, plus ou moins avouables, il importe aujourd’hui d’en utiliser les ressorts pour remettre au cœur de la politique d’asile de la raison et du pragmatisme.

On le voit, le permis S (p. 12) accorde aux personnes fuyant la guerre d’Ukraine des droits qui nous paraissent couler de source : travailler et faire venir ses proches pour les mettre en sécurité sans attendre, s’installer dans un canton où on a des connaissances susceptibles de nous accueillir ou de faciliter notre intégration. La possibilité de se déplacer hors des frontières helvétiques parce que cela paraît normal que ces réfugié·es puissent rendre visite à un frère, une tante, en France ou dans un pays de l’Espace Schengen.

Ces droits, les associations de défense des personnes exilées tentent depuis des années de les obtenir pour les « autres » réfugié·es de la guerre et des dictatures. Depuis des années, elles tentent d’expliquer qu’ôter ces libertés est non seulement injuste, mais contraire à l’intégration et à la cohésion sociale. Aujourd’hui, elles ne peuvent que se sentir solidaires du sentiment d’injustice que sont en droit de ressentir les civil·es ayant été contraintes de fuir les (mêmes) bombes russes en Syrie ou talibanes en Afghanistan (p. 15). Elles, comme les équipes travaillant auprès des personnes de l’asile, n’ont pas de mots pour expliquer l’accueil inégal. Il est pourtant nécessaire de reconnaître, de nommer ce sentiment pour en faire quelque chose (p. 10). Car c’est cela qu’il s’agit de faire aujourd’hui. Partir des bonnes pratiques pour réinventer le logiciel d’accueil.

Et il faut le faire sans attendre. Avant que l’émotion ne retombe, que les vieux discours ne reprennent le dessus. On sait que ce temps viendra. On sait aussi que la population aujourd’hui solidaire ne pourra rester indifférente à un revirement politique. Il s’agit de remettre le respect des droits humains et des libertés fondamentales au cœur de notre démocratie et de notre contrat social. En Suisse, et à nos frontières extérieures.

© Chappatte dans Le Temps, Suisse, chappatte.com – Publié avec l’autorisation de l’auteur