Portrait | Efrem, le premier débouté que j’ai connu
Marie Bonard
DÉBOUTÉ dé-bou-té, c’est un mot qui paraît fait pour apprendre les syllabes. Il ressemble à député, débuté, dépité, dégoûté, dérouté, le point de départ d’une litanie désordonnée pour apprendre la prononciation, en somme. Les férus d’histoire, de légendes et d’étymologie, quand ils l’entendent, pensent à « bouter », « bouter hors (de) ». Ici, c’est un non-statut, après l’échec d’un processus d’asile. Une assignation à la marge, une sommation à partir, y compris parfois sous la contrainte, par vol spécial. Efrem avait si bien compris cette injonction à l’effacement au monde, le jour où, après le refus de son recours, il m’a dit « Qu’est-ce que je vais faire, je ne vais pas me… me, tu sais, comme l’eau sur la terre quand il fait chaud, pchtt, pchtt». Il a joint le geste à la parole, levant les bras vers les nuages. J’ai répondu « tu veux dire que tu ne vas pas t’évaporer ». Encore et encore, je repense à notre échange. Sur le moment, un goût de cendres m’est monté à la bouche.
Parfois, lorsqu’un exilé veut montrer un document à une de ses connaissances, cela relève de la prestidigitation. Mais d’où Efrem a-t-il sorti ce papier froissé qu’il souhaite que je lise, à un moment si improbable ?
En ce début d’été 2017, il y a seulement deux mois que je connais Efrem. Depuis que son ami Awet, enfin reconnu mineur, est parti dans un foyer que j’espère plus adapté, je viens passer régulièrement de long moment avec lui au foyer des Tattes, à Vernier (GE). Nous nous installons à l’ombre d’un arbre chétif, je lui apprends quelques mots de français, il m’enseigne la culture de la tomate. Il prend un soin jaloux de quelques plants maigrichons perdus au milieu des bacs mis à disposition par l’institution.
Efrem a alors 21 ans, il émane de lui une immense fragilité. Derrière sa douceur, son attention à l’autre, son envie d’apprendre, surgit trop souvent comme un voile d’inquiétude, qui se traduit physiquement par un imperceptible strabisme.
Cette après-midi-là, nous sommes devant l’Agora (Aumônerie genevoise œcuménique pour les requérants d’asile), de nombreux enfants jouent sur un carrousel déglingué. J’ai pensé un incongrûment « est-ce qu’il est aux normes ? », juste avant de lire le papier. C’était un préavis négatif du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) au Tribunal administratif fédéral (TAF), suite à un recours déposé par Efrem après le refus de sa demande d’asile. Je n’ai rien compris. Comment une protection, même provisoire, pouvait-elle être refusée à un ressortissant d’Érythrée ? Et pourquoi une administration donnait-elle son avis à un tribunal avant qu’il ne statue? Cela me paraissait aller totalement à l’encontre de la séparation des pouvoirs.
« Quand on ne connaît pas le chemin, il faut demander ». J’ai depuis trop répété cette phrase bancale. Demander, mais à qui ? Efrem était incapable de me dire qui s’était occupé de son recours, ni de faire le lien sur plan entre la carte et le territoire. Après un égrenage de numéros de bus et de noms d’arrêt, j’ai fini par en déduire que c’était au Centre social protestant (CSP). Quelques jours plus tard, nous nous sommes retrouvés dans le bureau de « François Avocat ». Il nous a expliqué le durcissement de la politique envers les Érythréen·nes et les procédures, que j’ai notées avec application. J’ai bien saisi que le juriste n’était pas optimiste, malgré sa poignée de main qui signifiait à Efrem « on ne sait jamais, garde espoir ». Il fallait être patient et attendre la réponse de Berne.
Efrem ne l’a pas attendue. La semaine suivante, prétextant une visite à un copain en Suisse alémanique, il a annulé notre petite rencontre. Et celle d’après, et celle d’après… Puis, le silence, trop long. Rompu enfin quelques semaines plus tard. Après une errance à la lisière de Paris, Efrem était en Allemagne.
Là-bas, il a rencontré « une dame comme moi», Maguy, avec laquelle il m’a mise en contact. Je lui ai raconté la manière qu’a la Suisse de traiter les requérant·es érythréen·nes, je lui ai transmis des documents, expliqué. De son côté, elle a tout entrepris, avec un juriste, pour qu’Efrem ne soit pas renvoyé ici conformément aux accords de Dublin. En vain. Un jour, elle a appelé: la police était venue le chercher pour l’emmener à l’aéroport de Francfort. Je lui ai promis de, littéralement, reprendre la main.
Efrem n’avait jamais pris l’avion. Son seul voyage, sans retour envisageable, s’était fait à pied, en 4 x 4 dans le désert, de camp en camp, dans un esquif pourri depuis les côtes de Libye, sur cette mer devenue la fosse commune de tant d’exilés. Sauvé, puis débarqué en Italie par l’Aquarius, rêvant d’Allemagne ou d’Angleterre, il avait pris le chemin du nord, en train. Sans intention de demander l’asile en Suisse. Il est presque ironique qu’un contrôle à la frontière en ait décidé autrement.
C’est là qu’il était de retour, en cette après-midi glaciale de janvier 2018, comme un pion sur un jeu de l’oie. À l’aéroport de Genève, on lui a ordonné de se rendre à l’OCPM. Il m’a appelée, tremblant, désorienté, juste après son entretien au guichet. Je l’entends encore « je suis fâché, ils m’ont mal parlé ».
Pendant des mois, jusqu’à ce qu’il soit rassuré, j’ai accompagné Efrem chaque semaine dans les bureaux de cette administration, pour qu’il obtienne un tampon, sésame indispensable à l’obtention de l’aide d’urgence auprès de l’Hospice général. Dix francs par jour. Un toit sur la tête dans le dortoir d’un foyer hébergeant des hommes déboutés. Un lieu indigne, qui afermé depuis, soi-disant pour travaux.
En mars 2019, Efrem a quitté Genève pour la Belgique, où il a obtenu l’asile 18 mois plus tard (voir Récit | À Bruxelles, à la rencontre de jeunes Erythréens ayant fui une Suisse inhospitalière). Je m’y suis rendue 2 fois, la suivante étant remise pour cause de pandémie. Nous nous reverrons dès que possible. Ni les frontières, ni un virus ne peuvent rompre les liens indéfectibles.