Récit | À Bruxelles, à la rencontre de jeunes Erythréens ayant fui une Suisse inhospitalière
Marie-Laure Bonard s’est engagée, il y a trois ans, au sein de 3ChêneAccueil, un collectif citoyen qui s’est créé à Genève pour apporter un peu d’humanité aux demandeurs d’asile « enterrés » dans un abri de protection civile, et du SORA, soutien oecuménique aux requérants d’asile. De là est née une relation privilégiée avec un jeune Érythréen, arrivé en Suisse seul, encore mineur, qu’elle a pris sous son aile. Ce faisant, elle a alors découvert la réalité administrative brutale de l’asile, à laquelle elle résiste par son humanité. Elle raconte ses retrouvailles à Bruxelles avec Efrem, un ami de son protégé. Il y erre, comme des dizaines d’autres Érythréens, rejetés par la Suisse. (réd.)
« Tu manques », m’écrit Efrem depuis la Belgique, où il est parti avec son ami Dawit suite au rejet de leurs demandes d’asile par la Suisse. Je saisis l’opportunité d’accompagner Veronica Almedom, codirectrice de l’Information Forum for Eritrea (IFE), qui a prévu de se rendre à Bruxelles dans le cadre d’un reportage de la RTS alémanique¹.Nous voulons voir, de nos propres yeux, la situation des Érythréens déboutés qui ont filé là-bas, dans l’espoir de gagner l’Angleterre. Efrem et Dawit, rencontrés au hasard du bénévolat à Genève, me manquent.
Bruxelles, gare du Nord, lundi 17 juin 2019, le matin
Veronica arrive. Nous avons à peine le temps de nous dire bonjour que deux jeunes Érythréens nous abordent. Ils sentent la rue, ils étaient en Suisse, avant. Ils y étaient arrivés mineurs, seuls, à ce titre reconnus comme requérants d’asile mineurs non accompagnés (RMNA). Avant d’être déboutés, comme tant d’autres. Nous comprenons que nous ne pourrons pas recueillir la parole de tous ceux que nous croiserons durant cette journée. Qu’ils seront trop nombreux.
Déjà, les deux journalistes de la RTS qui suivent Veronica sont là. Nous faisons connaissance, elles souhaitent filmer les lieux où se retrouvent les migrants et leur parler. Toutes les trois s’éclipsent rapidement pour une interview. Nous convenons de nous retrouver plus tard au même endroit.
Efrem et Dawit devraient être dans la gare. Ils m’ont envoyé un message plus tôt, depuis le train qu’ils ont pris depuis le sud de la Belgique. C’est de là-bas, à deux heures de transport de la capitale, qu’ils essaient de gagner l’Angleterre. Ils campent à proximité des aires d’autoroute, tentant nuit après nuit, depuis trois mois, de monter dans un camion qui les mènera vers le pays de leurs rêves. Ils disent que certains ont réussi, que de l’autre côté de la Manche on peut trouver du travail, obtenir un permis. C’est toujours arrivé à l’ami du cousin du cousin de l’ami.
Leurs espoirs sont de l’ordre du mythe et de la croyance, mais je ne les ai pas dissuadés de quitter mon pays qui les a si brutalement rejetés. Ils savent la route et ses écueils, même s’ils ne comprennent pas très bien pourquoi il leur faut la poursuivre encore et encore, eux qui imaginaient être arrivés.Et puis,parfois,ils reculent d’une case, enfin, d’un pays, comme Efrem, renvoyé d’Allemagne en Suisse selon les accords de Dublin, un an plus tôt.
J’étais bien inquiète la veille de leur départ pour la Belgique, quand ils sont venus me dire au revoir. Ce matin-là aussi, à Bruxelles. Impossible de les joindre. Pas de connexion. Pendant trois quarts d’heure, je tourne dans la gare. Le tunnel sinistre était encore trois semaines auparavant le dortoir venteux de plus de 200 personnes en errance. Il a été évacué. Sur la grande coursive, personne ne s’arrête, les misères se frôlent. Exilés d’Afrique et d’Afghanistan, vieux clochards, toxicos sans âge.
En déambulant dans ce lieu clos et ses abords immédiats, je suis frappée du nombre de fois où je croise les mêmes personnes. Il en ira ainsi toute la journée. Une seule pour moi, mais combien pour celles et ceux qui ne peuvent se poser nulle part ? Soudain, je les vois, assis sur un long banc inconfortable. Efrem et Dawit, penchés sur leurs téléphones cassés. Je me dis: « Ils sont comme nimbés d’un halo gris ». Ils se lèvent comme un seul homme et m’étreignent. Je les sais gênés de ne pas être aussi propres qu’avant, alors je les serre encore plus fort.
Il fait chaud mais ils portent pulls et vestes. Ils ont sans doute dormi dehors. C’est Dawit qui parle pour les deux. Efrem ne dit presque rien. Il prétend que c’est parce qu’il est timide, il sourit en coin. Ils se raidissent, deux policiers enjoignent à tous les hommes noirs de circuler. Dawit me demande de faire semblant de ne pas les connaître. Sûrement pas. Nous avons le droit d’être là ensemble et je le signifierai à la police si nécessaire.Les policiers s’éloignent,comme si ma simple présence donnait soudain des droits.
Nous allons boire sur une terrasse. Je donne des nouvelles de Genève. Des amis érythréens qui les saluent, de ceux qui ont la chance d’avoir un permis et des autres… Depuis leur départ, plusieurs ont reçu un « papier-blanc »². Efrem et Dawit sont horrifiés par leur nombre et totalement choqués quand je leur raconte que la Suisse est en train de réexaminer les permis F de 3 200 Érythréens. « C’est pire qu’être débouté directement ».
Nous nous déplaçons sur la place devant la gare au rythme de l’ombre. Ils me disent leur vie en Belgique, l’attente sur les parkings, la peur de la police. J’imagine bien qu’ils édulcorent leurs récits, par pudeur, mais aussi pour que je ne m’inquiète pas trop pour eux. Ils ont aussi rencontré des « personnes comme moi ». Des membres d’associations actives dans le domaine de l’asile. À Bruxelles, grâce à la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés³, ils ont été nourris, ont trouvé un lieu où s’arrêter, recharger leurs portables, se soigner, trouver des habits. Dans le sud, des mains se sont tendues pour les abriter des intempéries, leur fournir du matériel de camping. « Monsieur Pierre » a accueilli Efrem chez lui, une photo en atteste ! « Madame Isabelle » les aide aussi. Me voilà en contact avec ces personnes bénévoles qui, comme moi, ont accueilli ces jeunes et d’autres au gré de leurs errances. Nous échangeons sur la situation des Érythréens et de l’asile par- delà les frontières.
Bruxelles, parc Maximilien, lundi 17 juin, après-midi
Veronica et les deux journalistes nous ont rejoints. Nous allons vers le parc Maximilien. Il s’agit plutôt d’un terrain non construit au milieu des immeubles de bureaux. Ce lieu a connu des campements de migrants, des évacuations. Maintenant clôturé et fermé la nuit, il est réinvesti la journée, notamment depuis l’évacuation de la gare du Nord. Cette après-midi-là, il doit y avoir au moins 200 personnes, disséminées sur l’herbe sèche, dont 90 % d’hommes, presque tous d’Afrique. Beaucoup d’Érythréens. Quelques courageux tapent dans un ballon sur un terrain de sport miteux.
Nous sommes quatre femmes, cela attire l’attention. Tout de suite, les journalistes doivent ranger leurs caméras, l’ambiance est lourde, sinon hostile. Je pousse mon portable tout au fond de mon sac. De jeunes hommes dissimulent leurs traits dans leurs capuches ou avec leurs mains. La présence d’Efrem et Dawit à nos côtés apaise les esprits et les corps. On vient vers nous avec curiosité. Des conversations se nouent. En Français, Tigrinya, Anglais et… Suisse allemand.
Les Érythréens étaient tous en Suisse. Certains depuis quatre ou cinq ans. Certains arrivés mineurs, parlant Français ou Allemand avec l’accent du canton auquel ils avaient été attribués au hasard. Disparus des statistiques helvétiques, en transit comme disent les Belges, dans les limbes. Pourtant ils sont bien vivants et ont des visages. Qu’aucun n’acceptera de montrer à la caméra. Même flouté.
Un bruissement s’élève. En une fraction de seconde se forme comme une meute. Les hommes courent de plus en plus vite sur la petite distance qui les sépare de l’entrée du parc. Que se passe-t-il ? Le feu ? La police ? Une rixe ? Non, c’est juste une vieille voiture dont le conducteur peine à sortir tant ils sont nombreux à entourer le véhicule. Il amène juste des invendus de boulangerie. En 2019, dans la capitale de l’Europe, je viens de voir des hommes se battre pour du pain nu.
Plus tard, avec Veronica, Efrem et Dawit donnent deux interviews. Enfin, surtout Dawit, car Efrem ne parle plus du tout. À la SFR puis à une ONG. Il raconte leur histoire, encore et encore, répond aux questions jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que les larmes perlent. «Il est temps d’arrêter», dit Veronica. Et puis, ils doivent retourner sur leur parking. Deux amies généreuses m’ont donné des Euros pour eux. Je les glisse dans la poche de Dawit, en précisant que ce n’est pas mon argent, autrement ils ne l’accepteraient pas.
Je les regarde s’éloigner vers le quai. Je pense à leurs mères, aux confins de l’Érythrée, qui ne les ont pas revus depuis cinq ans. Elles ont des fils magnifiques. Les connaître est un privilège.
« Madame Marie»