CFA du Grand-Saconnex | Un centre de renvoi s’installe à Genève
RAPHAËL REY, collaboration SOPHIE MALKA
Les personnes en quête de protection qui déposent une demande d’asile en Suisse ne peuvent pas choisir librement leur lieu de vie. Elles sont dans un premier temps affectées à un hébergement collectif géré par la Confédération, un Centre fédéral d’asile (CFA). Après de longues années de discussion et de construction, et malgré de vives critiques, l’un de ces centres va ouvrir à Genève au début de l’été. Quelles seront ses fonctions, ses différences ou similitudes par rapport aux autres centres fédéraux ? Focus sur ces lieux, pièces maîtresses d’un dispositif d’accueil à la logique gestionnaire et déshumanisante.

Qu’est-ce qu’un CFA ?
C’est avec la restructuration du domaine de l’asile mise en œuvre en 2019 que les centres de la Confédération ont pris le nom et la forme de CFA. Toute personne déposant une demande d’asile est attribuée à l’un de ces CFA gérés par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM). L’idée de ces grands centres était de réunir l’ensemble des protagonistes impliqués dans la procédure d’asile dans un même lieu, avec un objectif d’efficacité et surtout d’accélération de l’examen des demandes d’asile. L’idée sous-jacente était également d’éloigner les nouvelles et nouveaux arrivant·es de la population pour éviter un début d’intégration qui rendrait ensuite le refus et l’expulsion difficiles. Selon les autorités, les personnes devaient rapidement être fixées sur leur sort. Dans ce modèle, s’inscrivent trois types de CFA : les CFA avec tâches procédurales (TP), les CFA sans TP et les centres spécifiques. Chacun est dévolu à différents profils et temporalités :
- CFA « avec tâches procédurales ». En Suisse romande, le CFA de Boudry joue ce rôle de centre principal. C’est le lieu où le SEM examine la demande d’asile et détermine s’il y a lieu d’entamer une procédure Dublin ou une procédure accélérée. Si tel n’est pas le cas (notamment parce que la situation semble complexe), les personnes sont attribuées à un canton pour le reste de la procédure, une procédure dite « étendue ». Dans ces centres, le SEM peut donc rendre des décisions de non-entrée en matière (NEM) et des décisions d’asile positives ou négatives, dans le cadre de la procédure accélérée[1]Dont la nouvelle procédure en 24h, voir C. Amarelle et G. Bégert « Procédure 24 heures et préservation des garanties procédurales : quels enjeux ? », Revue Asyl, 2025/2..
- CFA « sans tâches procédurales ». Ce sont des centres « d’attente et de départ ». En Suisse romande, on les trouve à Vallorbe, Giffers, les Rochats et maintenant au Grand-Saconnex. Y résident essentiellement les personnes qui font l’objet d’une procédure Dublin, celles qui ont déjà reçu une décision de non-entrée en matière ou celles dont la demande d’asile a été rejetée en procédure accélérée. Autrement dit, pour la plupart, des personnes que le SEM entend renvoyer rapidement
- Centre spécifique. Ce centre – les Verrières en Suisse romande – héberge « les requérants d’asile qui menacent sérieusement la sécurité et l’ordre publics ou qui, par leur comportement, perturbent fortement le bon fonctionnement des CFA »[2]https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home/asyl/asylverfahren/asylregionen-baz.html. Les personnes y sont attribuées à la suite d’une mesure disciplinaire.
La loi prévoit une durée maximale de séjour de 140 jours dans ces CFA. Au terme de ces 140 jours – ce délai peut toutefois être parfois prolongé – toutes les personnes sont attribuées à un canton, que ce soit en attente de leur renvoi, en vue de leur intégration suite à l’octroi d’un statut de séjour, ou pour poursuivre leur procédure.
Le CFA du Grand-Saconnex

Malgré une forte mobilisation de la société civile et une motion du Grand Conseil dénonçant sa construction, le CFA du Grand-Saconnex ouvrira ses portes au début de l’été.
Comme mentionné, il s’agit d’un CFA « sans tâches procédurales » qui doit héberger jusqu’à 250 personnes. Peu d’informations ont pu être obtenues sur le « type » de personnes qui devraient y être logées. Mais selon les termes du SEM, « les CFA sans TP accueillent en principe des personnes dont la demande d’asile est examinée selon la procédure Dublin ou qui se trouvent dans la phase de recours ou d’exécution ». On s’attend donc à ce qu’une majorité d’entre elles soient dans des procédures Dublin, aient une procédure pendante devant le Tribunal administratif fédéral (TAF) ou encore aient été déboutées définitivement de leur demande d’asile et soient en attente d’un renvoi.
Concernant la population habitante, le centre hébergera des hommes et des femmes seul·es, mais aussi des familles avec enfants. Le modèle de scolarisation initialement annoncé a été fortement critiqué par la société civile et les signataires d’une pétition remise aux autorités cantonales (lire à ce propos notre édition d’avril 2025 « L’importance d’une école complètement extra-muros »). À voir quelles seront les conditions aménagées à la rentrée scolaire. Les requérant·es d’asile mineur·es non accompagné·es (RMNA) ne devraient pas être attribué·es à ce centre[3]Réponse du Conseil d’Etat à la question écrite urgente « Elèves requérants d’asile : nouvelles victimes d’une politique scolaire ségrégative », QUE 2175-A, … Lire la suite.
Quant à l’emplacement du CFA, si l’idée d’un centre proche d’une grande ville peut paraître de prime abord bénéfique, rappelons qu’il est coincé entre le tarmac de l’aéroport et une bretelle d’autoroute, les habitant∙es étant soumis∙es à une forte pollution de l’air et sonore. L’imaginaire et la perspective du renvoi seront renforcés, dès 2028, par la présence d’un bâtiment de police accolé au CFA, le quartier général de l’unité diplomatique et aéroportuaire (UDIPA), dont l’une des missions est d’exécuter les renvois, un bâtiment qui contiendra également de nouvelles cellules de détention administrative.
Les conséquences pour Genève
Difficile à ce stade de faire des projections en termes de proportions, mais ce que l’on peut dire, c’est que le canton de Genève devra être amené à accueillir davantage de personnes déboutées qu’il ne le faisait jusqu’ici. Et qu’il s’agira d’adapter son dispositif en conséquence.
En effet, selon les règles d’attribution cantonale, seules les personnes toujours en cours de procédure qui n’ont pas reçu de décision du SEM, tout comme la très faible minorité de personnes qui obtiendrait une décision positive dans le CFA du Grand-Saconnex (octroi de l’asile ou d’une admission provisoire) pourra être attribuée à d’autres cantons, selon la répartition ordinaire (art.27 al.1 à 4 LAsi et art. 21 et 22 OA1[4]Loi sur l’asile (LAsi) et Ordonnance 1 sur l’asile relative à la procédure (OA1).).
Les personnes qui auront reçu une première décision du SEM (NEM ou décision négative au terme de la procédure accélérée), mais qui ont déposé un recours toujours pendant, seront, elles, attribuées au canton de Genève (art. 21 al. 4 OA1). Il en va de même pour toutes les personnes dont le renvoi est exécutoire, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas fait recours, ou alors pour qui le TAF a déjà rendu un arrêt négatif (art. 23 OA1). Comme indiqué plus haut, tout indique que ces deux dernières catégories seront surreprésentées dans ce CFA dit « d’attente et de départ ».
Outre l’arrivée d’un lieu où le sécuritaire prime sur l’encadrement social et la dignité humaine, l’implantation d’un tel centre à Genève aura ainsi des conséquences sur le long terme. Sans compter la population de personnes qui rentreront en cours de route dans la clandestinité, Genève verra le nombre de personnes touchées par une NEM ou déboutées de l’asile considérablement augmenter. Les statistiques de l’aide d’urgence le montrent clairement dans d’autres cantons abritant les CFA du même acabit (Fribourg (Giffers) et Vaud (Vallorbe)). Selon nos informations, on peut s’attendre à une centaine de personnes supplémentaires présentes sur le territoire et touchant l’aide d’urgence sur le long terme, la moyenne genevoise actuelle tournant autour de 300 personnes. Une configuration qui risque de toucher aussi bien les institutions chargées de l’accueil et de l’hébergement que les associations qui travaillent sur le terrain de l’asile sans moyen supplémentaire spécifique à ce type de population.

Hébergement, encadrement et protagonistes
L’idée de la restructuration du domaine de l’asile était de réunir tous les acteurs de la procédure sous un même toit. On trouve donc en leur sein des collaborateur∙ices du SEM, mais aussi des interprètes ainsi que des conseiller∙ères et représentant∙es juridiques, mandaté∙es dans le cadre de la protection juridique d’office mise en place en 2019 également. On y trouve aussi l’Organisation internationale des migrations, chargée de l’aide au retour, dégressive en fonction de la durée de séjour de la personne dans le CFA.
Pour tout ce qui concerne l’encadrement, l’entretien des bâtiments, la nourriture, les programmes d’occupation, la distribution de l’argent de poche ou de tickets de transports, mais aussi des soins médicaux de base assurée par des infirmiers∙ères, l’entreprise privée ORS (notamment en Suisse romande) et l’organisation parapublique AOZ dans d’autres régions sont mandatées par le SEM pour s’en occuper[5]Sophie Malka, « Privatisation de l’asile : ORS. Des profits pour une mission sociale et publique ? », asile.ch, 03.02.2021.. Quant à la sécurité, entendons par là la surveillance, le contrôle des entrées et des sorties, les interventions, fouilles, mais aussi mesures disciplinaires, et les patrouilles à l’extérieur du centre, ce sont des agences privées comme Protectas et Securitas qui sont chargées de leur mise en œuvre. Notons encore la présence dans les CFA d’aumônier∙ères, la venue régulière de médecins, ou encore la visite annuelle de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) qui émet régulièrement un rapport sur la situation dans ces centres[6]Voir Ordonnance du DFJP relative à l’exploitation des centres de la Confédération et des logements dans les aéroports et SEM, Plan d’exploitation Hébergement … Lire la suite).
Les CFA sont des centres de grande taille, hébergeant au minimum 250 personnes. Celles-ci y sont logées dans des dortoirs non mixtes. Les familles, elles, sont hébergées ensemble dans des dortoirs séparés. Un hébergement distinct est aussi prévu pour les requérant·es mineur·es non accompagné·es (RMNA) de plus de 12 ans [7]Les RMNA de moins de 12 ans doivent normalement être hébergés dans des institutions spécialisées ou dans des familles d’accueil directement dans les cantons..
Dans les CFA, toutes les personnes reçoivent des repas, des produits de première nécessité et des soins de base. Des activités peuvent leur être proposées et un argent de poche de 3 CHF par jour leur est distribué, de même que des forfaits de transport public dont l’offre varie selon les centres. Pour les enfants, la scolarisation se fait généralement à l’intérieur du centre et est assurée par le canton où se situe le CFA. Enfin, pour ce qui est de la procédure, elles bénéficient d’un conseil et d’une aide juridique gratuite.
Les personnes peuvent quitter les CFA la semaine, selon des horaires stricts définis par le SEM et la commune où se situe le CFA, ainsi que le week-end, du vendredi matin au dimanche soir. Ces sorties se font sur annonce à la loge, et les personnes, mineures et majeures, sont systématiquement fouillées à chaque entrée.
À leur arrivée, les personnes reçoivent un règlement du centre. Elles peuvent être sanctionnées par des mesures disciplinaires – qui vont du retrait d’argent de poche à l’assignation à un centre spécifique, en passant par le refus de titre de transport ou la rétention – si elles contreviennent au règlement interne, ne participent pas aux travaux domestiques obligatoires, ne respectent pas les horaires ou gênent le « bon fonctionnement » du lieu.
Des centres sous le feu des critiques
Dès les premières discussions politiques sur la restructuration, des organisations ont dénoncé la mise en place de ces grands centres, à l’écart de la population. Conçus comme des structures semi-carcérales, ils ont en effet vite donné lieu à d’innombrables dysfonctionnements, attestés également par des organes comme la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT).
Marginalisation et déshumanisation : souvent géographiquement situés à l’écart de la population résidente, les CFA sont inaccessibles au public, à la majorité des associations, ainsi qu’aux médias. Entre grillages, omniprésence des agents de sécurité, liberté de mouvement et droits fondamentaux restreints, manque d’intimité et dispositif intrusif quotidien, la vie en CFA a un impact certain sur la santé physique et psychique de ces personnes[8]Asile.ch, « Unisanté : Constat alarmant sur la santé mentale dans les CFA », 21.06.2022., empêchant de se remettre des traumatismes subis par le passé et entravant la possibilité d’exposer ses motifs d’asile dans un cadre sécurisant. Au contraire, c’est le contrôle des personnes qui prend le pas sur leurs droits. Rappelons ici que la durée de séjour n’a cessé d’être prolongée. De 5 jours maximum en 1986, le séjour dans les centres de la confédération a été prolongé à 30 jours dans les années 1990, puis 60 jours en 2006, 90 jours à partir de 2011, et enfin jusqu’à 140 jours en 2019.
Violence : un tel environnement représente un terreau fertile aux dérives et aux violences. Depuis l’ouverture des centres fédéraux, plusieurs demandeurs d’asile ont déposé des plaintes pénales pour les violences qu’ils y ont subies, parfois avec succès, mais certaines décisions se font attendre. En 2021, une enquête de la RTS, puis un rapport d’Amnesty International faisaient état de bavures commises par des agents de sécurité dans différents CFA[9]Voir entre autres asile.ch, « Documentation : Violences dans les centres fédéraux d’asile ». Sur mandat du SEM, un ancien juge fédéral a alors été mandaté pour un audit indépendant. Dans son rapport, a émis une douzaine de recommandations afin de lutter contre les abus de la part des agent∙es de sécurité. Parmi elles, la nécessité de légiférer sur les mesures disciplinaires, les fouilles, l’usage de la contrainte et la détention, des pratiques courantes dans les centres. Quatre ans plus tard, le projet de loi a abouti, contribuant davantage au renforcement du dispositif sécuritaire qu’à l’encadrement de la violence d’État[10]M. Lederrey, « Centres fédéraux d’asile | Quand les politiques dérapent », asile.ch, 04.03.2025.. Et pendant ce temps, les bavures persistent[11]Asile.ch, « Rapport de la CNPT au Secrétariat d’État aux migrations SEM », 22.04.2025..
Transferts incessants et suroccupation périodique : les transferts incessants de centres en centres sont régulièrement dénoncés, parce qu’ils constituent de graves entraves à l’accès au soin et à une protection juridique de qualité[12]R. Rey, « Loi sur l’asile : Pour une protection juridique de qualité », 13.05.2024.. Surtout, le dispositif actuel résiste très mal aux fluctuations inhérentes à l’asile, malgré la profusion de statistiques, calculs et scénarios régulièrement émis par l’administration fédérale. Par période, le système est vite saturé, comme à Boudry en 2022 où un CFA prévu pour 480 personnes en a accueilli jusqu’à 1000. Certain∙es résident∙es dormaient dans les couloirs ou les pièces communes, sur des matelas à même le sol. Cette période de « crise », pourtant toute relative, aura duré près de deux ans et contraindra le SEM à ouvrir des structures fédérales temporaires ou « satellites » dans toute la Suisse − casernes militaires, salles de sport, abris PC[13]R. Rey, H. Menut, S. Vincent, S. Malka et R.Rey, « Procédure d’asile : Mesures d’urgence, Droit d’asile en danger », asile.ch, 04.01.2023. Asile.ch, « CNPT : … Lire la suite − ou alors à transférer des personnes vers les structures cantonales avant même le début du traitement de leur demande d’asile. Ces personnes attendront leurs auditions sur les motifs d’asile des mois, voire des années. On est bien loin de la promesse initiale d’une accélération des procédures.
Une accélération qui reste à prouver : Du point de vue des procédures, l’accélération se fait trop souvent au détriment des garanties juridiques. Bien que les personnes bénéficient d’une assistance juridique gratuite, le rythme des procédures rend souvent difficile l’examen approfondi des situations individuelles, que ce soit en termes d’établissement de l’état de fait, de la situation médicale ou en termes qualité des décisions[14]Asile.ch, « L’accélération des procédures d’asile. Une fausse prophétie jamais réalisée », 13.02.2023. S. Malka, « Les ratés de l’accélération des … Lire la suite. La procédure en 24h mise en place en 2024 en est l’exemple le plus criant. Quant aux renvois, l’accélération promise est toute relative aussi. La restructuration n’a pas réglé les raisons principales qui en empêchent l’exécution − absence de papiers d’identité pour certaines personnes ou inexistence d’accords de réadmission vers certains pays. Ce qui se passe surtout, c’est le constat d’une augmentation des « départs non contrôlés » c’est-à-dire des disparitions, des personnes qui soit vont tenter leur chance ailleurs, soit restent sur le territoire suisse en entrant dans la clandestinité[15]ODAE romand, « La réforme de la loi sur l’asile pousse les personnes dans la clandestinité » 01.06.2021..
En définitive, le constat fait dès le départ par les acteurs de terrain des effets de déshumanisation produits par l’isolement des centres et leur aspect semi-carcéral ne fait que se renforcer avec le temps. Rien dans ces centres ne permet d’instaurer un climat sûr et un cadre accueillant pour que les personnes en exil puissent exposer sereinement leurs récits et leurs motifs d’asile, condition pourtant essentielle pour un véritable droit d’asile.
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