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Notre regard

Portrait | Rahim, portrait d’un sans-droits qui s’en octroie

Louise Wehrli

Rahim Mohammadzadeh est spécialiste de la migration avec brevet fédéral, bénévole dans de nombreuses associations, médaillé au championnat suisse de taekwondo 2019, animateur d’une permanence informatique dans sa commune de Suhr en Argovie et… débouté de l’asile.

J’ai rencontré Rahim il y a quelques années à Neuchâtel alors qu’il était venu proposer du soutien informatique bénévole dans les locaux de l’association L’AMAR. Nous avons gardé contact depuis. Bien connu des réseaux de l’asile en Suisse allemande, il était temps que le lectorat de Vivre Ensemble fasse aussi sa connaissance. Moi avec mes restes d’allemand et lui avec son excellent niveau, nous avons pris le temps de discuter.

En 2016, Rahim fuit l’Iran où il est persécuté pour ses activités politiques dans l’opposition. En septembre, il arrive en Suisse, y demande l’asile et est attribué au canton d’Argovie. Il faut deux ans d’attente avant qu’il soit auditionné sur ses motifs. Une décision négative tombe au bout de 6 mois, contre laquelle il fait recours. En juin dernier, plus de deux ans plus tard, Rahim reçoit la nouvelle du rejet de son recours par le Tribunal administratif fédéral (TAF).

« Je l’ai vécu comme un immense choc. Mon âme en a été fortement éprouvée. Pendant deux mois, j’en ai été vraiment malade. Je ne comprenais plus rien. Attendre 5 ans pour qu’on me réponde non. Je trouve ça injuste. Alors que j’avais pleins de rêves

et d’espoirs, un diplôme en poche, tout s’est envolé et je suis tombé à l’aide d’urgence. Il faut dire que dans le canton d’Argovie, avec le permis N, on était déjà proche de l’aide d’urgence: on ne recevait que 9.- par jour [1]En novembre 2021, le parlement argovien a refusé une proposition d’augmenter de 9 à 11.- le forfait journalier pour les personnes en demande d’asile ou au bénéfice d’une admission … Lire la suite , pas de tickets de transports et nous n’avions accès à aucun cours d’allemand. C’est moi qui ai dû me débrouiller tout seul. À l’aide d’urgence, l’argent de poche passe à 7,50.-, l’accès aux soins est restrictif et il faut attester de sa présence à un rythme quotidien ».

Dépassant le statut que son absence de permis lui confère, Rahim s’est fait sa place en Suisse.

« Je suis débouté au sens de la loi, mais de la part des personnes qui sont autour de moi, je me sens le bienvenu. J’ai construit un réseau qui m’apporte de l’assurance. Détenir un permis aide à améliorer sa vie et s’intégrer plus facilement. Mais à mon sens, le permis de séjour reste un papier et ne me définit pas en tant que personne. Ne pas l’avoir reçu ne signifie pas tout non plus. C’est plus important que je me sente inclus dans la société. Les associations m’y aident et rendent ma vie plus belle, mais aussi ma santé psychique. À travers mes activités et mes nombreux contacts, j’oublie un peu le fait que je n’ai pas de statut de séjour ou de logement à moi. Parfois c’est dur, mais je ne peux rien y changer. Je dois attendre ».

Cette attente, il l’a justement plus que remplie. Il s’est octroyé lui-même des droits et a provoqué opportunités et rencontres. Son parcours force l’admiration. Parmi les engagements de Rahim, on peut citer ces projets dans lesquels il est ou a été impliqué: Solidaritätsnetz Zürich, voCHabular, Club Asyl Aargau, Netzwerk Asyl Aargau, Bildung für alle, Freiplatzaktion, NCBI Suisse (National Coalition Building Institute) et le Parlement des réfugié·es. Tour à tour animateur de workshop, traducteur, membre du comité, webmaster, réalisateur de vidéos, distributeur de denrées alimentaires, chargé de projet, coach en recherche d’emploi, intervenant médias ou paneliste (même pour le HCR !), il multiplie les casquettes. Formé en Iran et en Inde dans l’informatique, en Suisse il a un peu par défaut développé des compétences dans le domaine de l’intégration des personnes réfugié·es. Par défaut, car c’est d’abord vers l’Université de Bâle et l’EPFZ qu’il se tourne dans l’idée de suivre un Master. Son diplôme étranger n’ayant pas été reconnu, il n’a pas le courage, approchant de la quarantaine, de passer l’examen ECUS (Examen Complémentaire des Hautes Écoles Suisses) et de reprendre un Bachelor à zéro.

Il bifurque alors dans une autre direction en démarrant une formation en vue d’obtenir un brevet fédéral de spécialiste de la migration. Il fait reconnaitre son expérience acquise dans le domaine et trouve des financements à travers des fondations et l’aide d’associations dont il est membre.

Engagé dans la distribution de nourriture lors de la 1ère vague du Covid-19

« C’était surprenant pour les autres étudiants de découvrir que je n’avais pas de statut de séjour, mais que j’étais mieux informé qu’eux sur certains sujets pour l’avoir même vécu ou observé. La formation a été compliquée pour moi, mais j’ai reçu beaucoup de soutien pour les corrections de langue notamment ». En mai 2021, Rahim réussit son brevet avec succès.

Un mois plus tard, il inaugure la 1re session du Parlement des réfugié·es (voir encadré à ce sujet), projet dont il a été l’un des architectes dans le cadre de son engagement au sein de l’association NCBI. C’était quelques jours avant de recevoir son triste courrier du TAF…

L’histoire ne s’arrête pas là. Arrivé à 5 ans de séjour en septembre 2021, Rahim dépose une demande de permis pour cas de rigueur[2]Après 5 ans de séjour en Suisse, une personne déboutée de l’asile peut déposer une demande de cas de rigueur à son canton de résidence, demande qui doit être ensuite avalisée par le SEM. … Lire la suite au canton d’Argovie. Il y joint les attestations de tous ses engagements et une longue liste de soutiens comprenant des parlementaires fédéraux, cantonaux, des personnes engagées professionnellement dans le domaine de l’asile et dans des œuvres d’entraide. En parallèle, il est embauché par le NCBI et par sa commune de résidence, Suhr, et obtient une autorisation de travail temporaire du canton. Il sort alors de l’aide d’urgence et devient financièrement indépendant.

«Dans le canton d’Argovie, je connais d’autres personnes déboutées qui sont là depuis plusieurs années, mais elles n’ont jamais obtenu d’autorisation de travail. Moi j’ai eu de la chance. Les autres pensent que c’est parce que je suis intelligent, que je comprends les codes du système et de la politique. Ils me disent: toi, tu sais comment ils pensent. On veut faire comme toi, apprends-nous. Peut-être que c’est ça en effet mon avantage ».

Cochant toutes les cases d’une intégration remarquable, il a bon espoir que sa demande de permis B aboutisse favorablement et des contacts informels renforcent son impression. Mais en décembre dernier, elle est malheureusement rejetée par les autorités cantonales.

Rahim avec le Conseiller aux États Andrea Caroni et une participante au Parlement des réfugié·es, fin 2021

Rahim accuse le coup. «Je sais que je veux rester ici. Je vais poursuivre ma route et prendre un autre chemin s’il le faut. J’en trouverai toujours un». La lutte continue.

Une demande de reconsidération[3]Il ne s’agit pas d’un recours à proprement parler car les voies de recours pour cette procédure ne sont possibles qu’au stade où le Secrétariat d’état aux migrations (SEM) rejette la … Lire la suite est sur le point d’être déposée au service juridique de l’office cantonal des migrations. Le réseau de soutien reste actif et une journaliste vient de consacrer une pleine page à l’histoire de Rahim dans l’Aargauer Zeitung[4]Aargauer Migrationsamt lobt seine erfolgreiche Integration – und will ihn dennoch in den Iran zurückschicken, Aargauer Zeitung, 19.01.2022. Le lendemain, le sujet fait réagir des politiques : … Lire la suite. Reste qu’à la fin février, si une nouvelle décision négative est rendue, Rahim n’aura plus le droit de travailler et reviendra au régime de l’aide d’urgence.

« Je continuerai bénévolement ». Actuellement, avec le NCBI, Rahim soutient des réfugié·es traumatisé·es dans leur parcours d’intégration. « Je fais une sorte de coaching de personnes qui traversent des difficultés alors que j’en traverse moi-même »

Puisque l’attente va se prolonger en Suisse[5]En effet, les renvois sous la contrainte vers l’Iran sont très compliqués à mettre en œuvre., il songe peut-être à (re)commencer des études. L’histoire de Rahim, c’est le monde à l’envers. Une histoire à rebondissements, comme la dureté du système d’asile en fabrique à la pelle, mais qui illustre aussi ce qui n’est pas destructible: la force de résistance et le soutien de la société civile. Reste à espérer que les autorités réalisent l’erreur qu’elles feraient à ne pas accueillir une personne qui s’est construit une existence indépendamment des barrières mises sur son chemin et qui se bat autant pour les autres que pour elle.

Bonne nouvelle!

Depuis la parution de l’article, Rahim a finalement réussi à obtenir un permis B.

Parlement des réfugié·es

Le 6 juin 2021, 75 réfugié·es venus de 19 cantons différents se réunissent à Berne pour le 1er Parlement des réfugié·es. Rahim est présent. «C’est une idée à l’origine d’un petit groupe dont je faisais partie. On a beaucoup discuté et réalisé que les autorités se réfèrent toujours à la loi pour dire qu’elles ne peuvent pas nous aider. On devait donc se tourner vers le Parlement pour faire changer les lois. Ses membres n’ont pas de contact avec des personnes réfugiées et ne comprennent pas comment nous vivons. On a décidé d’aller à la rencontre des parlementaires pour témoigner de notre réalité et leur dire qu’on a besoin de lois qui nous aident et pas qui rendent nos vies plus difficiles. Le Parlement des réfugié·es a alors vu le jour».

Le NCBI coordonne le projet avec le soutien de plusieurs organisations. En amont de la session, 10 commissions se créent et débattent de questions autour de l’admission provisoire, de l’accès à la formation ou aux soins. Le jour J, elles présentent le fruit de leurs discussions. «Des membres du Parlement étaient là et nous ont écouté. Nous avons pu échanger ensemble et partager nos attentes. En sont ressorties 28 revendications . Il y a par exemple celle de pouvoir bénéficier de cours de langue jusqu’au niveau B2 au minimum, car A2 ce n’est pas suffisant. Je pense que le soutien à la formation, indépendamment de son statut de séjour, est un investissement nécessaire ». Concernant les personnes déboutées de l’asile, plusieurs revendications émergent: le remplacement de l’aide d’urgence par une

aide sociale, l’octroi d’une autorisation de travail temporaire, la possibilité de suivre une formation, des séjours pour les familles limités à un mois dans les hébergements d’urgence ainsi que la possibilité de faire recours au niveau cantonal en cas de préavis négatif à une demande de cas de rigueur.

« C’était une très bonne expérience pour moi. J’ai appris comment la politique fonctionne, comment les lois sont créées et modifiées et ce qui relève du niveau communal, cantonal ou fédéral. On a réfléchi ensemble à comment on peut amplifier nos voix. En démocratie, chacun·e devrait avoir son mot à dire. Nous réfugié·es appartenons à la société indépendamment de notre statut de séjour. Nous pouvons aussi parler. C’était un énorme travail d’organisation, mais on a décidé que ça ne s’arrêterait pas là, car les lois ne se changent pas aussi vite en Suisse. On va poursuivre pour espérer obtenir des améliorations. En octobre dernier, une rencontre a eu lieu avec plusieurs workshops. J’en ai animé un sur le travail de lobbying au Parlement et sur la relation aux médias ».

En attendant une 2e session du Parlement prévue pour mai 2022, des motions découlant des revendications ont été déposées au Parlement fédéral ou vont l’être. Des projets de parlements des réfugié·es cantonaux sont aussi en discussion, car bien des questions sont de compétence cantonale.

Lors du workshop du Parlement des réfugié·es, juin 2021
Notes
Notes
1 En novembre 2021, le parlement argovien a refusé une proposition d’augmenter de 9 à 11.- le forfait journalier pour les personnes en demande d’asile ou au bénéfice d’une admission provisoire. Ce forfait est actuellement un des plus bas de Suisse. Voir Regierungsrat Gallati : «Ich würde mich nicht scheuen, eine Woche mit9 Franken pro Tag, auszukommen », Aargauer Zeitung, 23.11.2021.
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Après 5 ans de séjour en Suisse, une personne déboutée de l’asile peut déposer une demande de cas de rigueur à son canton de résidence, demande qui doit être ensuite avalisée par le SEM. L’intégration ainsi que les possibilités de réintégration dans le pays d’origine sont notamment évaluées. Les taux d’octroi d’autorisation de séjour pour cas de rigueur varient fortement d’un canton à l’autre.

3 Il ne s’agit pas d’un recours à proprement parler car les voies de recours pour cette procédure ne sont possibles qu’au stade où le Secrétariat d’état aux migrations (SEM) rejette la demande après un préavis positif du canton. Là encore, une exception du droit d’asile.
4 Aargauer Migrationsamt lobt seine erfolgreiche Integration – und will ihn dennoch in den Iran zurückschicken, Aargauer Zeitung, 19.01.2022. Le lendemain, le sujet fait réagir des politiques : Aargauer Migrationsamt will integrierten Iraner ausschaffen : Wermuth findet das absurd und Bircher tut es leid, Aargauer Zeitung, 20.01.2022.
5 En effet, les renvois sous la contrainte vers l’Iran sont très compliqués à mettre en œuvre.