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Documentation

Border Forensics | Contre-enquête: Violence aux frontières alpines

Blessing Matthew a été retrouvée morte dans le fleuve la Durance le 9 mai 2018. C’est le premier cas documenté de personne en exil décédée depuis 2015 dans le Briançonnais – 2 autres personnes y ont péri depuis. Jusqu’à ce jour, le processus judiciaire n’a pas permis de faire la lumière sur les circonstances qui ont mené à la mort de Blessing, ni de déterminer qui en est responsable. Border Forensics, associé à l’association Tous Migrants et à la famille de Mme Matthew ont mené une contre-enquête suite au classement des plaintes demandant de faire lumière sur les circonstances de son décès. Une équipe de checheur·euses a démontré que l’absence de course-poursuite n’est pas prouvée et que les pratiques de mise en danger observées de manière récurrente à la frontière renforcent les raisons de mettre en doute les conclusions de l’enquête. La volonté est également de lutter contre l’impunité qui se perpétue autour des pratiques de contrôle mettant en danger les vies des personnes dont la mobilité est illégalisée. Et ce malgré le fait que la liste des mort·es continue de s’allonger. Les conclusions de la contre-enquête plaident pour la réouverture de l’enquête au sujet de la mort de Blessing Matthew suite à l’identification de nouveaux éléments.

Nous reproduisons ci-dessous le résumé de la recherche « La mort de Blessing Matthew- Une contre enquête sur la violence aux frontières » publiée le 2 juin 2022 qui se trouve dans son intégralité sur le site de Border Forensics. La recherche a été dirigée par Charles Heller et Lorenzo Pezzani, menée par les chercheuses, Sarah Bachellerie , Cristina Del Biaggio, accompagnées d’une équipe de réalisation. Ils et elles se sont associés à l’association Tous Migrants et à la famille de la défunte pour mener à bien ce travail de contre-enquête.

La mort de Blessing Matthew – Une contre-enquête sur la violence aux frontières alpines

Résumé

Introduction

Le 9 mai 2018, le corps d’une jeune femme noire est découvert dans la rivière de la Durance, bloquée par la retenue d’eau du barrage de Prelles, situé sur la commune de Saint-Martin-de-Queyrières en aval de Briançon, dans les Hautes-Alpes françaises.

Une enquête a été ouverte, permettant d’identifier la jeune femme quelques jours plus tard comme étant Blessing Matthew, âgée de 21 ans et originaire du Nigeria. Elle avait été vue pour la dernière fois le 7 mai alors que la gendarmerie mobile tentait de l’interpeler avec ses deux compagnons de route, Hervé S. et Roland E, dans le village de La Vachette, à 15 kilomètres de la frontière franco-italienne.

Au-delà de la douleur de sa famille et de ses deux compagnons de route, la mort de Blessing a suscité une vive émotion dans le Briançonnais. Elle a concrétisé les craintes, exprimées à plusieurs reprises par la société civile, concernant la militarisation de la frontière haute-alpine et ses conséquences dangereuses pour les personnes en migration. C’est le premier cas documenté de personne en exil décédée depuis 2015 dans le Briançonnais – 2 autres personnes y ont trouvé la mort depuis.

Le 14 mai 2018, Tous Migrants, une association défendant les droits des migrant·es dans le Briançonnais, a transmis un signalement concernant la mort de Blessing au procureur de la République de Gap, en lui exposant les faits rapportés par une des personnes qui l’accompagnaient le jour de sa disparition. Ce signalement a été suivi d’une plainte, déposée le 25 septembre 2018 par une des sœurs de Blessing, Christiana Obie, auprès du procureur de la République de Gap pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « homicide involontaire ».

Le 10 décembre 2018, l’officier de police judiciaire en charge de l’enquête a transmis au tribunal de Gap la synthèse des résultats de celle-ci, qui conclut que les éléments constitutifs des infractions alléguées ne sont pas démontrés.

Le 3 mai 2019, la sœur de Blessing et Tous Migrants se sont constitués partie civile dans une nouvelle plainte. Le 18 juin 2020, le tribunal de Gap a déclaré la plainte irrecevable et prononcé un non-lieu ab initio. L’ordonnance du juge d’instruction a été confirmée par la chambre d’instruction de la cour d’appel de Grenoble le 9 février 2021.

La frontière franco-italienne des Hautes-Alpes.

Jusqu’à ce jour, le processus judiciaire n’a pas permis de faire la lumière sur les circonstances qui ont mené à la mort de Blessing, ni de déterminer qui en est responsable. Mais la famille de Blessing n’a pas abandonné sa quête de vérité et de justice : selon les mots de Christiana Obie, « ma sœur continuera à hurler » tant que la vérité ne sera pas connue et que la justice n’aura pas été faite.

C’est pour soutenir cette demande de vérité et de justice de la famille de Blessing que Border Forensics a mené une contre-enquête, en collaboration avec Tous Migrants et grâce à la contribution d’un de ses compagnons de route, Hervé. Les enjeux de notre enquête vont également au-delà du cas de Blessing. Son décès représente un cas parmi les 46 mort·es en migration à la frontière franco-italienne répertorié·es depuis 2015. Or, comme pour Blessing, aucune responsabilité n’a été déterminée pour ces morts. Les pratiques de mise en danger à la frontière des personnes en exil ont ainsi pu être perpétuées sans entraves. C’est également pour contribuer à mettre fin à cette impunité, et pour que ces pratiques cessent, que nous avons mené cette enquête.

Méthodologie et plan de la contre-enquête

Through a reconstruction of the events in space and time, based on the confrontation of multiple sources of data and evidence, we have reconstructed as precisely as possible the events leading up to Blessing’s fall into the Durance, which had been blurred by the omissions and contradictions of the judicial police investigation.

Notre travail d’analyse s’est articulé en plusieurs étapes et en combinant différentes méthodes, dont chacune a révélé de nouveaux éléments concernant la mort de Blessing.

Premièrement,nous avons analysé le contexte politique et législatif ainsi que les pratiques de contrôle aux frontières alpines dans lesquels s’inscrit la mort de Blessing. Nous avons d’abord synthétisé la littérature scientifique et les rapports d’associations. De plus, Sarah Bachellerie et Cristina Del Biaggio ont créé une base de données des personnes migrantes mortes en tentant de traverser les frontières dans l’arc alpin, et analysé une base de données des pathologies documentées parmi les personnes en migration dans le Briançonnais.

Nos recherches démontrent que 87 personnes sont mortes en traversant les frontières alpines depuis 2015, période à partir de la quelle les États alpins ont fermé leurs frontières internes à l’espace Schengen. Nous notons également que la frontière franco-italienne est la plus mortifère de l’espace alpin, avec 46 décès identifiés. Par ailleurs, nous montrons que la mise en danger des personnes en migration se mesure également dans un grand nombre de pathologies recensées et liées à la traversée de la frontière. Enfin, nos recherches montrent que dans le Briançonnais les pratiques de violation de droits et de mise en danger par les forces de l’ordre (courses-poursuites, violences physiques et verbales au poste-frontière de Montgenèvre) étaient particulièrement récurrentes dans les mois et semaines qui ont précédé et suivi la mort de Blessing. Notre analyse des pratiques de contrôle et de leurs effets indique que la mort de Blessing n’est pas un événement isolé, mais le résultat d’une conjoncture de décisions politiques et de pratiques policières qui mettent en danger les personnes en migration venues des pays du « Sud global » dans leur traversée des frontières alpines.

Deuxièmement,, on the basis of the precise elements noted by Tous Migrants in the criminal file and which they then transmitted to us in the form of notes, we analysed the statements of the  gendarmes mobile who were patrolling La Vachette on the night of Blessing’s death. These gendarmes were, along with Blessing’s two travelling companions, the last people to see her alive. We verified the plausibility of the elements described in their statements in space and time, by reconstructing them in the village of la Vachette and then mapping them, which enabled us to detect numerous contradictions.

Alors que l’enquête de police judiciaire a construit un récit homogène à partir des déclarations contradictoires des gendarmes a conclu que ceux-ci ont tout fait pour « écarter [Blessing et ses compagnons] de la zone dangereuse », nous démontrons que les dépositions des gendarmes sont incohérentes entre elles, ainsi que dans l’espace et dans le temps. Par ailleurs, contrairement à ce que prétendent les résultats de l’enquête de police judiciaire, les récits des gendarmes ne permettent pas d’exclure qu’ils aient mis en danger Blessing.

Troisièmement, nous sommes allé·es à La Vachette avec Hervé S., un des compagnons de route de Blessing qui a été à ses côtés durant ce qu’il décrit comme une course-poursuite, jusqu’à la chute de Blessing dans la rivière. Ce témoin direct n’a pas été entendu dans le cadre de l’enquête de police judiciaire. Précis et cohérent, il est corroboré par plusieurs autres témoignages ainsi que par des éléments matériels. Il apporte un éclairage fondamentalement nouveau des événements ayant mené à la mort de Blessing, et contredit à la fois les déclarations des gendarmes et les conclusions de l’enquête de police judiciaire. Il décrit pour la première fois avec précision les circonstances et la localisation de sa chute.

Hervé déclare avoir vu les gendarmes poursuivre Blessing à travers un jardin en rive droite de la Durance, jusqu’à ce qu’elle butte contre la limite infranchissable de la rivière. Puis, il a vu un gendarme agripper son bras, et Blessing tomber dans l’eau alors qu’elle tentait de se dégager. Après sa chute, selon Hervé, les gendarmes sont restés dans le jardin sans lui porter secours.

Nous concluons par une synthèse des nouveaux éléments apportés par notre contre-enquête à la compréhension des circonstances de la mort de Blessing :

  • Notre analyse démontre que les déclarations des gendarmes sont contradictoires et incohérentes. Contrairement à ce que prétend la synthèse de l’enquête de police judiciaire, les déclarations des gendarmes sur lesquelles se fonde l’enquête ne permettent pas de conclure à une absence de course-poursuite et de mise en danger de Blessing par les forces de l’ordre.
  • Nous démontrons que le récit des faits formulé par Hervé S., décrivant la course-poursuite, le lieu et la localisation de la chute de Blessing ainsi que l’implication des gendarmes dans celle-ci, est corroboré par plusieurs témoignages ainsi que des éléments matériels. Notre analyse des pratiques policières récurrentes et documentées de mise en danger à la frontière briançonnaise rend d’autant plus crédible la description des évènements par Hervé et contribue à mettre en doute les déclarations des gendarmes.

Notre analyse décrédibilise les conclusions de l’enquête de police judiciaire qui ont conduit à la fermeture de la procédure judiciaire. Les nouveaux éléments de preuve que nous présentons indiquent que, en poursuivant Blessing, les gendarmes ont pu la mettre en danger, menant à sa chute dans la Durance et à sa mort.

Cette analyse fonde ainsi la demande de réouverture de l’enquête qui, seule, pourra apporter une confirmation définitive des évènements ayant mené à la mort de Blessing et en déterminer les responsables.

Afin de ne pas réduire la vie de Blessing aux circonstances de sa mort, nous avons souhaité rendre compte de qui était Blessing Matthew. Pour ce faire, nous sommes allé·es à la rencontre de sa famille. Notre contre-enquête pour Blessing répond à la volonté de répondre à la demande de vérité et de justice de sa famille, et aussi à lui rendre hommage.

>>> Elle s’appelait Blessing Matthew

Si la mort de Blessing et les circonstances qui ont conduit à sa chute dans la Durance ont beaucoup ému la communauté briançonnaise et au-delà, seuls des fragments de sa vie ont été rendus publics : son âge, son pays d’origine et une photo, où elle pose le jour de la remise de son diplôme de bac. Pour comprendre qui était Blessing, et comment elle s’est retrouvée à franchir la frontière haute-alpine cette nuit du 7 mai 2018, nous avons rencontré, en février 2022, Christiana Obie et Happy Matthew, les deux sœurs de Blessing vivant en Italie.

Blessing le jour de remise de son diplôme de bac
Blessing Matthew photographiée le jour de la remise de son diplôme de baccalauréat, photo partagée par sa sœur Christiana Obie

Grâce à elles, nous avons reconstitué le parcours de Blessing depuis le Nigeria jusqu’en Italie, où vivait déjà leur sœur aînée, Christiana. Parties ensemble début 2016 du Nigeria, Blessing et Happy ont été bloquées en Libye quelques mois, puis ont traversé la Méditerranée à l’automne 2016 sur deux bateaux distincts. Alors que celui de Blessing est arrivé en Italie, celui de Happy a été arrêté par les garde-côtes. Après avoir été refoulée vers la Libye, elle a été ensuite renvoyée au Nigeria, d’où elle est repartie vers l’Italie en repassant par la Libye et la Méditerranée. Durant son séjour en Italie, Blessing a été hébergée dans un centre d’accueil pour demandeur·es d’asile à Turin, jusqu’à début mai 2018 où elle décide de partir en France. Le soir du 6 mai, Blessing a appelé pour la dernière fois sa sœur Happy, récemment débarquée en Italie, pour l’informer qu’elle comptait traverser la frontière à pied, car elle n’avait toujours pas de papiers ni de travail en Italie.