Un titre de séjour pour les victimes de traite d’êtres humains?
SIBEL CAN-UZUN avocate, Service d’assistance aux victimes de traite des êtres humains, CSP Genève
Le progrès pour les victimes de traite d’êtres humains relevant du domaine de l’asile est passé presque inaperçu. Désormais, toute personne victime de traite d’êtres humains peut se prévaloir du droit à un titre de séjour (permis B) au titre de l’article 14 alinéa 1 de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains (CTEH) du Conseil de l’Europe [1]Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains (CTEH) adoptée à Varsovie le 16 mai 2005 ratifiée par la Suisse le 17 décembre 2012, en vigueur depuis le 1er avril 2013, RS 0.311.543. Par arrêt rendu le 14 décembre 2021 (2C_373/2017), le Tribunal fédéral (TF) est venu clarifier encore le cadre légal qui leur est applicable. Bien que sur le fond le recours ait été rejeté, cet arrêt a toute son importance pour les victimes en Suisse et cela indépendamment de la procédure administrative dans laquelle elles se trouvent.
Les victimes de traite des êtres humains ayant déposé une demande de protection internationale en Suisse ont longtemps été considérées uniquement comme des requérantes d’asile et tous les droits de protection des victimes découlant de la Convention leur étaient niés. La raison en est qu’à la ratification de ladite Convention en 2012, la Suisse considérait remplir ses engagements en vertu de la Convention du fait d’avoir adapté certaines dispositions dans la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) et son ordonnance [2]FF 2011 1, Message concernant l’approbation et la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains et la loi sur la protection … Lire la suite. Aucun ajustement de la loi sur l’asile n’avait été prévu, de sorte qu’était systématiquement invoqué le principe de l’«exclusivité de la procédure d’asile» (art. 14 al.1 LAsi) qui fait primer son application sur toute autre procédure, notamment de celle qui relève de la LEI. Conséquence: les victimes ne bénéficiaient pas des droits propres aux victimes de traite des êtres humains. Ainsi du droit à un délai de réflexion et de rétablissement. Ou du droit à un titre de séjour normalement octroyé dans le cadre d’une procédure pénale lorsque la personne subit la traite en Suisse et qu’elle dépose plainte à ce titre. Elles ne pouvaient pas requérir l’application du droit des étrangers qui les auraient protégées.
Une jurisprudence évolutive
Vu ces lacunes dans la législation, le cadre légal s’est progressivement dessiné par le biais de la jurisprudence. Pour faire évoluer le droit dans le sens d’une protection des victimes à travers un statut de séjour, il a fallu que des affaires soient portées devant les instances judiciaires. Dès 2016, le Tribunal administratif fédéral (TAF) rappelait certaines obligations au Secrétariat d’État aux migrations (SEM), en particulier l’obligation qui lui était faite d’identifier les potentielles victimes [3]Arrêt du TAF du 18 juillet 2016, D-6806/2013. Puis, par arrêt du 14 février 2019, le Tribunal fédéral (TF) a énoncé que les victimes de traite des êtres humains ont un droit à un titre de séjour de courte durée lié à la procédure pénale. Un droit jugé directement applicable de la Convention et fondé sur son art. 14 al.1 let.b [4]Arrêt du TF du 14 février 2019, 2C_373/2017. L’affaire en question concernait une requérante d’asile victime en Suisse de traite des êtres humains, qui avait porté plainte pénale et qui était en même temps l’objet d’une décision de transfert vers l’Italie en vertu du Règlement Dublin. Selon le TF, les besoins d’une enquête pénale effective étaient incompatibles avec les arguments du SEM, qui avançait que la victime pouvait être renvoyée et qu’un visa lui serait ensuite octroyé dans le cas où l’instruction pénale exigeait sa présence en Suisse [5]Tribunal fédéral, Arrêt du 14 février 2019 (2C_373/2017), Autorisation de séjour de courte durée pour les victimes de traite d’êtres humains pour les besoins de la procédure pénale.
Il s’agissait d’une avancée remarquable pour les victimes relevant de la procédure d’asile: lorsqu’elles avaient été victimes de traite en Suisse, qu’elles avaient déposé plainte pénale et que leur présence était nécessaire dans le cadre de l’instruction pénale, elles pouvaient se prévaloir de la Convention pour requérir un titre de séjour. Vu qu’un droit découlait du droit international, le principe de l’exclusivité de procédure d’asile ne valait plus dans ce cas précis. Se posait alors la question de l’applicabilité directe de la lettre a de l’art. 14 CTEH, qui énonce le droit des victimes à se voir délivrer un titre de séjour «en raison de leur situation personnelle» et donc indépendamment du dépôt d’une plainte pénale et du lieu de l’infraction. L’arrêt rendu le 14 décembre 2021 (2C_483/2021) résout cette question. Le TF indique que cette disposition est, au même titre que la lettre b, directement applicable, même sans transposition dans la législation nationale. Dorénavant, les victimes de traite des êtres humains pourront demander un permis B en invoquant l’art. 14 al. let a CTEH. Elles ne dépendent plus du bon vouloir des autorités cantonales pour régler leur séjour. Actuellement, celles-ci évaluent si la situation personnelle permet de déroger aux conditions d’admission de façon exceptionnelle avant de proposer l’octroi d’un permis B.
Le Tribunal fédéral va même plus loin en rappelant que ce droit découle également de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) – Interdiction de l’esclavage et du travail forcé – même si la CourEDH n’a pas encore été amenée à se pencher sur la question. Cet arrêt a toute son importance sachant que la Suisse ne reconnaît à ce jour pas la qualité de réfugié aux victimes de traite des êtres humains ou dans de très rares cas, malgré les recommandations du HCR [6]HCR, Principes directeurs sur la protection internationale, Application de l’Article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés aux victimes de la … Lire la suite et du GRETA [7]GRETA, Note d’orientation sur le droit des victimes de la traite et des personnes risquant d’être victimes de la traite à une protection internationale, 2020. La balle est maintenant dans les mains des représentant·es juridiques, qui pourront désormais faire appliquer cette nouvelle jurisprudence et offrir une réelle protection aux victimes de traite des êtres humains.
ART. 14 CTEH
Chaque Partie délivre un permis de séjour renouvelable aux victimes, soit dans l’une des deux hypothèses suivantes, soit dans les deux:
a) l’autorité compétente estime que leur séjour s’avère nécessaire en raison de leur situation personnelle;
b) l’autorité compétente estime que leur séjour s’avère nécessaire en raison de leur coopération avec les autorités compétentes aux fins d’une enquête ou d’une procédure pénale.