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Notre regard

Érythréen·nes: l’exigence du passeport est disproportionnée

Hélène Menut
Collaboratrice au projet Formation F en B de l’Entraide Protestante

Suisse – Allemagne : grand écart dans la jurisprudence

Le 11 octobre 2022, le Tribunal administratif fédéral d’Allemagne, basé à Leipzig, a jugé que l’État ne peut obliger un·e ressortissant·e érythréen·ne à s’auto-incriminer pour un crime qu’il ou elle n’a pas commis dans le seul but d’obtenir un passeport auprès de son ambassade. Les autorités allemandes doivent dès lors émettre à son intention un titre de voyage. Une jurisprudence qui tranche avec la position suisse, relève Hélène Menut, collaboratrice au projet Formation F en B de l’Entraide Protestante (EPER).

Lausanne

En mai 2022, le Tribunal fédéral a été saisi par un ressortissant érythréen titulaire d’un livret F pour violation de sa liberté d’expression et de son droit à la vie familiale. L’homme s’était vu refuser la transformation de son livret F en permis B au seul motif qu’il n’avait pas de passeport. Opposant au régime de terreur de son pays, il refusait catégoriquement de se soumettre aux exigences de son ambassade consistant à payer une «taxe de la Diaspora»[1]La taxe de 2% prélevée par le gouvernement érythréen aux membres de la diaspora : celle-ci est considérée par les opposant·es comme alimentant l’instrument du pouvoir dictatorial à Asmara. et à signer une «lettre de regrets». Pour rappel, en signant cette lettre, la personne reconnaît avoir trahi son pays en le quittant, avoir commis des crimes et accepte toutes les sanctions qui pourraient en découler. Sans la signature de ce document, les ambassades érythréennes ne fournissent aucun document officiel à leurs ressortissant·es.

Photo: VE

Le recourant a essayé en vain, et pendant des années, d’exposer sa position au Service de la population du canton de Vaud (SPOP): lui demander de se soumettre aux exigences de l’ambassade érythréenne dans le seul but d’obtenir un permis B était disproportionné. De surcroît, son identité était clairement

établie. Le SPOP ne l’entendait pas de cette oreille. Au motif de l’absence du passeport ,il a refusé de soumettre la demande de permis B au Secrétariat d’État aux Migrations (SEM). Le recourant a d’abord saisi, sans succès, le Tribunal cantonal du Canton de Vaud avant de se tourner vers le Tribunal fédéral en invoquant notamment une violation de son droit à la liberté d’expression et à la vie privée et familiale (8 CEDH).

En juillet 2022, le TF a jugé le recours irrecevable au motif que l’article 8 CEDH ne pouvait, selon eux, être invoqué. Les juges se sont dispensés d’examiner l’affaire sur le fond.

À 700 km de là…

Trois mois plus tard, en Allemagne, coup de tonnerre. Le Tribunal administratif fédéral de Leipzig, l’instance suprême des juridictions administratives fédérales allemandes, rend un arrêt détonant. Ses juges estiment qu’il est déraisonnable d’exiger d’une personne étrangère bénéficiant du statut de «protection subsidiaire»[2]Statut de protection positif octroyé dans l’Union européenne aux personnes fuyant les guerres et les conflits, son champ d’application s’approche de celui de l’admission provisoire, avec … Lire la suite de signer une telle lettre de regrets. Selon la haute instance, personne ne devrait être contraint d’avouer un «crime» dans le but d’obtenir un passeport.

L’affaire débute lorsqu’un ressortissant érythréen au bénéfice d’une protection subsidiaire sans passeport national fait la demande auprès de l’Office fédéral allemand des migrations d’un document de voyage pour étranger en lieu et place de son passeport national.

Suite au refus de l’office, qui jugeait raisonnable pour une personne à qui le statut de réfugié·e n’avait pas été reconnu de se rendre auprès de son ambassade pour s’y faire établir un passeport, l’homme fait recours. Il se voit débouté: ni l’assujettissement à la taxe de la diaspora ni la signature de la lettre de regrets et l’obligation d’accepter d’éventuelles sanctions ne sont des circonstances suffisantes aux yeux des juges.

Le Tribunal administratif fédéral, cour suprême, va casser ce raisonnement. Il rappelle l’importance du respect des droits fondamentaux: l’Office des migrations ne peut obliger l’auto-incrimination d’une infraction pénale que représente la signature de la lettre de regrets. Le Tribunal administratif met également en balance les droits fondamentaux du recourant et les intérêts de l’État: les droits du recourant l’emportent.

La liberté de conscience prévaut

Le grand écart entre ces deux décisions est frappant. La jurisprudence allemande va bien plus loin que les juges suisses, puisqu’il s’agit pour l’Allemagne d’émettre un document de voyage, une prérogative relevant de la souveraineté de l’État. Un acte proactif pouvant froisser la susceptibilité de l’Érythrée. Alors qu’en Suisse, les recourant·es demandent simplement aux autorités de s’abstenir d’exiger un passeport pour la démarche administrative concernée et de se suffire de la preuve de l’identité apportée par d’autres moyens.

RÉFÉRENCES

• Arrêt du 28 juillet 2022, Tribunal fédéral TF 2C_370/2022

• Arrêt du 11 octobre 2022, BVerwG 1 C 9.21

Notre édition d’octobre 2021 consacrait un dossier à la thématique du passeport
(VE 184 / octobre 2021)

Ses frères arrêtés en Érythrée…
… après son passage à l’ambassade

Yonas*, ressortissant érythréen débouté de l’asile, a soumis une demande de régularisation. Comme elles le font pour la démarche de transformation de permis F en permis B, les autorités suisses ont exigé un passeport national. Samuel s’est assujetti à contrecœur à son ambassade, bien qu’il craignît les répercussions de la signature de la lettre de regrets sur sa famille au pays. Les autorités suisses étaient restées imperturbables: sans passeport, aucun avenir digne en Suisse possible. Depuis la signature de la lettre de regrets, deux des frères de Yonas ont été emprisonnés en Érythrée. Les craintes de Yonas et de toute la communauté juridique ont été vérifiées : se rendre auprès de son ambassade érythréenne comporte des risques. Combien d’autres arrestations faudra-t-il pour que le SEM adapte enfin sa pratique restrictive à l’égard des Érythréens·nes?

*prénom fictif

Notes
Notes
1 La taxe de 2% prélevée par le gouvernement érythréen aux membres de la diaspora : celle-ci est considérée par les opposant·es comme alimentant l’instrument du pouvoir dictatorial à Asmara.
2 Statut de protection positif octroyé dans l’Union européenne aux personnes fuyant les guerres et les conflits, son champ d’application s’approche de celui de l’admission provisoire, avec des droits plus étendus.