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Notre regard

Carnet de voyage | Petit détour par Calais

Frankline Berger. Photos Alexandre Salama

Quand on évoque Calais et sa situation migratoire, une des réactions les plus récurrentes qu’on rencontre est: Mais il n’y a plus rien là-bas, non? Nous sommes en janvier 2022. Le ciel est plutôt couvert, un voile gris cache le ciel et laisse couler pluie ou bruine un jour sur deux. Une humidité qui transperce les habits, un temps qui vous gèle les mains malgré une température plutôt clémente pour la saison, autour de 5 à 6 degrés la journée. Et du vent, un puissant vent marin qui balaie plaines et sols, laisse parfois du gel derrière lui.
C’est ainsi que nous avons pu découvrir Calais et sa région, armées de nos habits chauds et de notre bonne volonté, souhaitant répondre à l’appel en ligne de Louis Witter, photoreporter engagé sur place pendant plus d’une année, exhortant les journalistes de tout le pays à venir documenter la situation. Mais c’est en tant qu’amateurs que nous avons réalisé ce projet, mus par une envie d’agir et une curiosité que nous souhaitions assumer. Rendez-vous donc pris sur la pointe nord de l’Hexagone, là où s’enfonce le tunnel sous la Manche, cinquante kilomètres de rails pour traverser les trente-trois de mer qui forment la Manche au niveau du Pas-de-Calais.

Camp de Old Lidle

On pourrait résumer la situation ainsi: sans droit d’asile, une personne exilée souhaitant atteindre l’Angleterre est condamnée à devoir tenter irrégulièrement la traversée. Train, camion, bateaux de fret, de plaisance ou de fortune, tous les moyens sont bons pour rejoindre cet au-delà, un eldorado dans certains esprits, qui à la vue semble vous narguer de jour comme de nuit. Certains de ces moyens mènent cependant à la mort, comme en novembre 2021 où 27exilé·es seront retrouvé·es noyé·es après une tentative en bateau pneumatique, un drame qui marque encore aujourd’hui les esprits.


Mais revenons sur terre, à la périphérie de la ville. Au sud-est, pas très loin du grand échangeur reliant la région, le port et tout le reste de la France. On y trouve le centre hospitalier, mais aussi, à l’angle de l’autoroute, ce qui laisse s’interpréter comme un terrain vague. Bienvenue à Hospital Jungle. Pur produit de l’évacuation de «La Jungle» en 2016, il fut jusqu’à récemment le plus grand camp post-évacuation, accueillant à son apogée un millier de personnes. Un espace idéal pour y construire des logements de fortune avant de passer la mer. Un terrain plat, couvert de végétation, plutôt bien desservi par les transports publics, gratuits dans toute la ville. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’une armée de CRS, lacrymos et débroussailleuses à la main, soit chargée d’y arracher toute la vie qui puisse s’y trouver, végétale autant qu’humaine, laissant derrière elle une terre sèche, morte, couverte des marques de roue des véhicules lourds utilisés pour l’opération. Quelques personnes aujourd’hui s’obstinent encore à vivre là, à défaut de pouvoir exister autre part, tendre des bâches entre les arbustes ayant survécu à l’opération, souffrir du froid, et risquer de se faire déloger un jour sur deux.
Car il ne s’agit pas seulement du mépris de la France envers la vie et la dignité de ces personnes, les reléguant à la terre et à la poussière lorsqu’il ne s’agi pas de boue ou de neige. Non, ce qui caractérise spécifiquement la situation à Calais est bien le harcèlement policier méthodique et systématique à l’égard des personnes exilées. Harcèlement, aussi, des associations bénévoles de la société civile engagée sur place.


On l’a rapidement évoqué précédemment: un jour sur deux. Un jour sur deux, une caravane de fourgons de CRS traverse la ville tous feux allumés. Un jour sur deux, un mur d’armures et de casques noirs expulse les personnes exilées hors de leurs lieux de vie, de leurs biens et de leur seul logement, lorsqu’il ne s’agit pas directement de les embarquer de force en direction de prisons administratives. Un jour sur deux, des «équipes de nettoyage» se déploient, combinaison blanche et cutter à la main pour arracher tout ce qu’ils peuvent, habits, tentes, bâches, nourriture, eau potable, matériel de cuisine, produits d’hygiène, bouteille de gaz parfois même, lancent tout cela dans des bennes ou des camionnettes pour l’incinérateur. Des «effets abandonnés» disent-ils, pour légitimer le vol et la destruction systématique de matériel, essentiel, vital quand on vit sur un terrain de terre, des vols recensés avec précision par des bénévoles au travail acharné, pour le compte de l’association Human Rights Observers.

Camp de Old Lidle

«Police threat us like chiens, animals» nous disait Abord, un universitaire venu du Soudan.

On se contentera ici de cette scène, bien qu’on pourrait encore sans doute en évoquer mille autres, mille témoignages et mille observations. Le sentiment de rejet, de racisme ambiant vécu par les exilé·es, la fortification de la ville et ses kilomètres de barbelés et de barrières renforcées qui encadrent tout le port et les voies ferrées, les systèmes de surveillance installés partout, caméras thermiques et autres technologies, dans le but d’«étanchéifier la frontière», l’épuisement des bénévoles et l’espoir d’un avenir meilleur, bien maigre lorsqu’on observe l’état de la politique en France, son gouvernement, ses médias.

Car ce serait une grossière erreur d’oublier ces fronts à l’intérieur de l’espace européen, un front bien réel, bien matériel, probablement même une allégorie, une poésie à la Française de ce qu’on fait du «migrant», de la manière dont on perçoit et traite l’«étranger» en tant qu’européen·ne, aux quatre coins du monde comme au pas même de notre porte.

« Calais toujours » France culture (14.02.2023)

Olivier est un pêcheur calaisien, et Sophie enseigne la philosophie en hypokhâgne près de Calais. Il voit régulièrement des bateaux de migrants partir pour l’Angleterre, et Sophie s’est vue menacée après avoir proposé une sortie ethnographique à ses élèves, à Calais. Récit signé Clawdia Prolongeau

« Calais toujours » Émission Les pieds sur terre, France culture