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Notre regard

3ChêneAcceuil, la solidarité, pour le meilleur et pour le pire

Marie Bonard

Il faisait frais en ce jour de mars 2017, tout près de l’entrée de l’abri de protection civile des Trois-Chêne, dans le canton de Genève. Les exilés, de jeunes hommes célibataires, dont certains logeaient là depuis 18 mois, hésitaient à prendre place autour des tables dressées, un peu incongrues en ce lieu. Juste à côté de l’hôpital que l’on ne nomme plus « de gériatrie », à proximité des bâtiments de celui que l’on nomme toujours « de psychiatrie ». Les vieux, les fous, les exilés, à l’écart. Même si à Genève on n’est jamais loin de la ville. Cela m’a soudain sauté aux yeux, sauté au corps. J’étais là, invitée par l’institution en charge de l’hébergement des personnes migrantes, comme mes camarades de 3ChêneAccueil et du SORA (soutien oecuménique, paroisses de Chêne). Il s’agissait de fêter une étape importante, la fermeture de l’abri PC et le transfert, comme on dit en langage administratif, de ses habitants.

Mais où ? Comment le savoir ? Comment garder le contact avec ceux qui seront dispatchés à travers le canton ? Les employé·es de l’institution répondent que chacun sera logé conformément au mandat qui lui a été confié, mais que l’établissement et la transmission d’une liste de lieux serait contraire à la protection des données. Et que de surcroît, les intéressés seront pris en charge par les associations œuvrant à proximité de leurs nouveaux domiciles.

Il m’est, il nous est donc demandé de laisser à d’autres le soin de recréer du lien avec les exilés, sans tenir compte des affinités, des rencontres, des amitiés. Comme si les citoyen·nes engagé·es, bénévoles, étaient interchangeables, corvéables, malléables à merci. Comme si ces réfugiés n’avaient pas le droit non plus de vivre des relations stables, nouées parfois pendant des mois au bord de l’entrée de la PC, ce gouffre infranchissable pour la société civile. Au bord duquel, tout simplement, l’humanité avait tenté sa chance: cours de français improvisés, partages d’instants volés aux aléas des procédures, naissance d’attachements indéfectibles…

Alors, j’ai sorti mon carnet et mon stylo de mon sac, et je me suis approchée des exilés que je connaissais. Dans un geste à la fois arbitraire et indispensable, je leur ai demandé s’ils étaient d’accord de me laisser leur téléphone et de me dire où ils allaient être envoyés. Tous ont acquiescé.

Le colosse de Mongolie, son ami afghan, les Érythréens, majoritaires en ce temps. A. et T., les inséparables dont j’ai perdu la trace. Maintenant en Angleterre ? M., alors inquiet pour sa famille, qu’il a pu faire venir ici quelques années plus tard. Je lui ai confié Awet, le mineur non reconnu, ils étaient attribués au même foyer… tant d’autres.

Parce que c’est cela être membre de 3ChêneAccueil. Faire lien, de manière pérenne. Nous sommes une «association d’habitant·es qui souhaitent développer des liens fraternels avec les réfugié·es présent·es notamment dans le quartier des Trois-Chêne». Depuis 2016. Et nous sommes toujours là.

3ChêneAccueil. La diversité et l’inclusion, pour de vrai

Un dimanche, 2 heures du matin. Je suis réveillée par la sonnerie de mon portable. Un exilé en mauvaise posture ? Mais non, ce sont mes jeunes amis de 3ChêneAccueil d’ici et d’ailleurs qui m’envoient des vidéos. Ils sont au milieu d’une soirée. Deux d’entre eux font les DJ, en faveur de notre association. La bénévole sexagénaire que je suis peut se rendormir tranquille. Attendrie de savoir qu’après l’accueil, il y a l’amitié, tissée au fil du temps.

Y compris pour les activités diurnes. Particulièrement sportives. Volley, football, piscine, vélo. Cela ne s’arrête jamais. Pour tous les âges et pour tous les goûts. À 3ChêneAccueil, les activités, qu’elles soient régulières ou non, sont proposées en fonction des personnes accueillies. Des familles avec enfants, 60 personnes en tout pour une après-midi d’accrobranche. Un parcours Vita accompagné par des réfugié·es très investis comme coachs sportifs. Des sorties luge en Valais. Et bien sûr les repas communautaires. Une découverte renouvelée des saveurs du monde. Nous avons été jusqu’à 120 à partager ces moments incroyables qui se terminent en dansant.

Nous ne manquons pas d’occasion de prendre de belles photos, comme à la permanence bimensuelle au foyer de la Seymaz, qui propose des animations aux enfants, ou lors de l’aide à l’entretien des jardins du lieu. Mais parfois, les sourires s’effacent.

Les dispositifs administratifs auxquels ils sont soumis rattrapent les exilé·es. Mais aussi celles et ceux qui les accueillent et les accompagnent. Il faut alors agir ensemble, que cela soit pour un regroupement familial, la reconnaissance d’un diplôme, une entrée en apprentissage, quand l’institution prétend qu’il n’y a rien à faire. Et rester solides au-delà du sentiment d’impuissance qui ne peut que nous envahir face à des situations désespérées. Les refus d’asile, les incarcérations, les déportations.

C’est aussi cela qui nous tient, le partage quotidien des problèmes et du malheur, l’action à vent contraire d’un système qui abîme, au-delà des origines et des générations. La solidarité, pour le meilleur et pour le pire.