Ce jeune venu tout seul d’ailleurs sera bientôt mon compatriote
Saskia von Overbeck Ottino
Médecin-psychiatre pour enfants-adolescents et adultes
Médecin-consultante aux CHUV et aux HUG
Membre active de Médecins Action Santé Migrants, MASM
Je rencontre Ali, un jeune afghan, dans le cadre de l’évaluation psychologique des requérant·es d’asile mineur·es non accompagné·es (RMNA) du canton de Genève. Comme d’autres, il a traversé l’Orient et l’Europe pour fuir la guerre. Pour certain·es, c’est l’aubaine de venir dans un monde idéalisé qui prime. Pour d’autres, c’est le déchirement avec l’environnement et la famille qui domine. Pour toutes et tous, les impacts de la séparation et de la dureté du voyage sont à découvrir. Plus qu’un aboutissement, l’arrivée à « destination » est souvent le début d’un long chemin.
Ali arrive en shorts en ce début d’été. Il est soucieux de bien faire. Il est content d’aller à l’école. Il voudrait apprendre le français, suivre une formation, aider sa famille… tout un programme. Les incertitudes sont nombreuses : aura-t-il un permis de réfugié ? Que deviendra-t-il à ses 18 ans ? Comment peut-il aider sa famille restée dans la précarité au pays ?
Par moments, il est grisé par l’expérience exceptionnelle qu’il traverse. Le plus souvent, il se sent perdu. Autour de lui, les repères, les valeurs, les adultes de référence, tout a changé.
Pendant qu’il me parle, Ali n’arrête pas de tirer son short sur ses genoux.
A : « En Afghanistan, quand on est un bon musulman, on ne montre pas ses genoux. Mes shorts sont trop courts, ça ne va pas… ».
S : « Vous êtes soucieux de bien faire, d’être quelqu’un de bien, un bon musulman, mais aussi ici, de faire ce qu’on attend de vous ».
A : « C’est mon père qui me disait ce qu’il fallait faire pour être quelqu’un de bien».
S : « Ici sans lui pour vous montrer le chemin, vous êtes un peu perdu. Mais ce matin, vous avez quand même décidé de mettre un short, comme les autres jeunes ».
A : « Oui, mais je n’aurais pas dû. Si mon père me voyait, il ne serait pas content ».
S : « Ce que vous me montrez avec ce souci de short, c’est comment vous êtes partagé. Comme s’il y avait deux Ali à l’intérieur de vous. L’un voudrait rester tout près de son père en suivant ses conseils. Et l’autre est tenté de prendre les habitudes d’ici. Ce matin, vous aviez envie d’être comme les autres. Mais après vous avez eu peur de trop vous éloigner de vos parents. Être comme ils le voudraient, c’est votre manière de les garder en vous ».
Cette courte vignette condense une série de particularités des RMNA. Au-delà des individualités, ces jeunes cumulent des points communs :
- Ils et elles ont fui leur pays, leur environnement et leur famille, sans savoir à quoi ils s’exposaient. La prise de décision est souvent beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et source de beaucoup de fantasmes. Selon les récits, les parents imaginaient protéger leur enfant ou au contraire, attendraient qu’il les aide à sortir de la précarité. Certain·es ont le sentiment d’avoir été mis à l’écart alors que d’autres pensent avoir pris la décision seul·es. Enfin, quelques-un·es semblent avoir été ballotté·es d’une tragédie à l’autre, au gré du destin. Avec l’installation dans le pays d’accueil, ces lectures, les traumatismes vécus et le choc du changement de vie se déploient à travers différentes formes de souffrance. Seul un environnement stable et un soutien consistant permettent d’espérer leur élaboration et une évolution favorable.
- L’arrivée dans le pays d’accueil, au lieu d’offrir un soulagement attendu, marque le début d’un travail progressif et fastidieux d’intégration. Il s’agit de tout recommencer : étude de la langue, reprise d’une scolarité, tribulations administratives, quêtes de relations sociales et d’investissements… le tout dans un monde tellement inconnu ! Ce processus d’intégration est jumelé à un processus de deuil. L’éloignement des siens, les pertes des repères familiers et culturels sont souvent source de sentiments de désarroi et de solitude.
- Autre aspect souvent sous-estimé : il s’agit d’adolescent·es. Ils ne sont ni adultes ni enfants. Comme Ali, beaucoup sont déchirés entre faire leur vie et rester l’objet d’amour de leurs parents. Comme si l’un risquait de s’opposer à l’autre, comme le short, trop court OU trop long. En plus de l’accordage avec un nouvel environnement, ils et elles doivent traverser le passage délicat de la différentiation-autonomisation propre au processus adolescent. Intégrer les changements corporels que sont les maturations physique et sexuelle, quitter la toute-puissance infantile pour composer avec les réalités de la vie et relativiser le modèle parental pour se tourner vers des investissements propres. Cette métamorphose identitaire nécessite pour bien évoluer, un environnement sécure et des figures adultes de référence stables. Si ces bouleversements identitaires et relationnels sont contenus par une enveloppe culturelle partagée par tous, en exil, ceux-ci remettent inévitablement en question les modèles culturels en présence et peuvent radicaliser leurs différences. Ainsi le manque de repères stables ajouté à la situation transculturelle, peuvent être source d’impasse et de souffrance, comme nous le montre Ali.
- Le passage des 18 ans et ses changements d’encadrement sont souvent la cause de réactivations traumatiques, faisant revivre la séparation d’avec la famille et toutes ses conséquences. Ainsi, au lieu de se réjouir de leur majorité, la plupart des RMNA expriment des sentiments de solitude, d’abandon et de détresse. Là encore, un accompagnement de qualité offre les meilleures chances de succès à ces nouveaux adultes.
Beaucoup de jeunes réfugié·es s’intègrent et et parviennent à trouver un nouvel équilibre de vie, c’est réjouissant. Mais il convient de ne pas sous-estimer leurs besoins en lien avec les épreuves traversées, ni les souffrances qu’ils peuvent endurer. En effet, s’ils ont eu la force de survivre, ils restent vulnérables à cause des traumatismes vécus et de leur isolement. La littérature scientifique fait état de troubles psychologiques chez la grande majorité d’entre elles et eux. Il s’agit le plus souvent de symptômes directement liés aux adversités traversées, et donc potentiellement réversibles si soignés suffisamment tôt. C’est la raison pour laquelle des cantons comme Vaud et Genève ont mis en place des programmes d’évaluation psychologique systématique dès l’arrivée. Plus que d’autres jeunes, ils ont besoin d’un environnement restaurateur. Des petites structures de vie, un accès facilité à la formation, un encadrement par des personnes adultes soucieuses de leur bien-être, bienveillantes et contenantes, peuvent répondre à leurs besoins de soins tout en favorisant un processus de différenciation et d’autonomisation.
Du côté de la société d’accueil, malgré certaines formes d’empathie et de mobilisation, les besoins de ces mineur·es sont trop souvent négligés. Difficile de comprendre une telle attitude tant leurs besoins sont évidents. Il faut dire que ces jeunes apportent avec eux les aspects les plus sombres de notre monde et qu’il est difficile de les écouter sans y être préparé·e, voire formé·e. En effet, des sentiments d’impuissance et d’inutilité peuvent vite gagner les professionnel·les de l’accueil et les bénévoles qui les accompagnent, et réduire leurs compétences et leur empathie.
Et pourtant, nous sommes dans un monde à partager, ces jeunes seront nos compatriotes, se lieront à nos familles, seront un jour définitivement des nôtres. Pourquoi ne pas les considérer comme tels dès aujourd’hui ?
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Bibliographie
- Overbeck Ottino von S. (2020): « Devenir psychique des jeunes réfugiés: places et fonctions des adultes » Cahiers de psychologie clinique 2020/1 (N°54), 207-226.
- Overbeck Ottino von S., Calore L. Lormand C et al. (2022): « Jeunes réfugiés et santé psychique. De l’environnement à l’intervention psychothérapique: le dispositif MEME ». L’Autre, 2022/3 (vol 23), 250-260.
- Overbeck Ottino von S.(2023): « Spécificités du processus adolescent chez les mineurs non accompagnés: du quotidien à la psychothérapie ethnopsychanalytique ». In Gaultier S., Yahyaoui A., Benghozi P. (Eds.) Mineurs non accompagnés, repères pour une clinique psychosociale transculturelle. Ed in Press, 275-294.
- Gaultier S., Yahyaoui A., Benghozi P.: Mineurs non accompagnés, repères pour une clinique psychosociale transculturelle. Eds In Press, 2023.
- Sanchis Zozaya J., Marion-Veyron R., Tzartsas K.(2023): « Faire face au risque de l’accompagnement des demandeurs d’asile en situation de précarité ». L’Autre 2023/1 (vol 24), 102-112.
- Manuel de prise en charge des enfants séparés en Suisse. Guide pratique à l’usage des professionnels. Service Social International, 1ère édition 2014.
Colloque | Jeudi 16 novembre 2023 de 8h30 à 17h30
Décoloniser les esprits : revoir nos pratiques auprès des jeunes migrants et migrantes
Autour de Nurith Aviv, Pascale Jamoulle et Aymar Nyenyezi Bisoka
Organisé par la Consultation transculturelle de pédopsychiatrie santé Mentale Enfants Migrants et Ethnopsychanalyse (MEME) du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (SPEA) organise à l’occasion du départ à la retraite de Saskia Von Overbeck Ottino
Dans l’actualité, le projet d’interdire le port de l’abaya dans l’espace scolaire français, révèle une fois de plus, combien l’autre est difficile à rencontrer et à accueillir tel qu’il est. Les principes d’égalité, de liberté d’expression et de laïcité chavirent avec l’angoisse suscitée par la confrontation à la différence, au non-familier.
Face aux réalités de notre terre commune, le monde se crispe, les nationalismes s’emballent, et les incendies ne sont pas le seul fait des questions climatiques. L’autre devient à la fois un réceptacle de projections et une limite à ne pas franchir. Ériger des barrières ou interdire le voile viennent nourrir à grands frais, l’illusion que les remous de notre monde ne nous concernent pas. Peut-on penser autrement et faire mieux que simplement maintenir l’autre à distance?
Le dispositif MEME a été créé aux HUG, pour faciliter l’accès aux soins psychologiques pour les jeunes migrants et migrantes et offrir un sas pour se familiariser avec le jeune autre. Ce dispositif s’est aussi intéressé aux réactions face à l’autre d’ailleurs, dans la vie de tous les jours comme dans la relation thérapeutique. Une ou un clinicien suisse qui rencontre un Érythréen ou une Afghane, ne travaille plus comme d’habitude. En fait, il n’est plus tout à fait le même. Ce contre-transfert culturel, s’il n’est pas reconnu et travaillé, peut perturber la relation thérapeutique et la qualité des soins. Il s’agit de penser l’autre autrement, de se familiariser avec lui, de découvrir des espaces communs pour permettre au professionnel de retrouver ses compétences.
Nous avons un monde à partager. Les jeunes migrants et migrantes seront nos compatriotes. Ils se lieront à nos familles et seront un jour définitivement des nôtres. Pourquoi ne pas les considérer comme tels dès aujourd’hui?
Inscription
La participation au colloque est libre et gratuite. L’inscription est néanmoins obligatoire au moyen du lien d’inscription