Interview | Grandir sans parents: «Cela m’a donné beaucoup de force de devoir être tout seul.»
Propos recueillis par CAMILLE AUBRY
Morsalin Omarkhel a 23 ans. Il a grandi près de Kaboul en Afghanistan puis, après une année sur la route, dans différents centres d’asile, entouré d’autres enfants arrivé·es, comme lui, mineur·es et non accompagné·es (RMNA) en Suisse. Publié dans l’édition du mois de mai d’Asile.ch, ce témoignage dans lequel il trace les contours d’une enfance sans parents, est le fruit d’une discussion-interview avec Camille Aubry, son amie, rencontrée par le biais de l’association ParMi, qui organise des parrainages pour RMNA dans le canton de Fribourg. Entre dureté et résilience, il livre un récit empreint d’une maturité saisissante.
Cet article fait partie du dossier – Enfants en exil

Pour toi, que veut dire grandir avec ses parents ?
Moi je n’ai pas trop grandi avec mes parents donc je ne comprends pas comment ça marche. Mais ce que je sais c’est que quand tu es petit tu te crois toujours en sécurité : personne ne peut te faire mal parce que tu sais que tes parents sont toujours derrière toi. Et tu as toujours ça dans ton corps. Cela m’a beaucoup manqué de pouvoir dire à mes parents ce qui me stressait, mes questions.
Comment est-ce d’être un enfant seul sur la route ?
Tu es obligé de te faire confiance. Pendant la traversée, on était toujours en groupes, on se promettait de s’aider s’il y avait une bagarre. Mais quand même, dans ton cerveau, tu dois te dire que tu es tout seul. Tu ne comptes que sur toi-même. Tu ne fais pas confiance. Et puis tu dois leur montrer que tu es plus fort qu’eux. Il faut toujours leur montrer que tu es plus fort qu’eux et que tu n’es pas une personne faible. Ne jamais leur montrer que tu es faible. Sinon, c’est là qu’on profite de toi.
Quand tu arrives par ce chemin, tu croises plein de gens qui sont dans des corps d’humains mais c’est comme des animaux en fait. Tu ne peux faire confiance à personne. Et moi quand j’avais 14 ans, mon cerveau n’était pas vraiment fort, je croyais tout ce que les gens me disaient. La route m’a permis de voir les gens comme ils sont. Je sais que derrière toute la gentillesse, il y a parfois un très grand visage qui est caché.
Tu décris une difficulté à faire confiance. Est-ce un sentiment qui est resté ?
Je dis que tu dois penser comme si tu es seul, mais je ne dis pas que je suis toujours tout seul. Maintenant j’ai des amis que je connais depuis l’âge de 15 ou 16 ans, qui m’ont suivi toute la vie et que j’ai suivis aussi. Et en eux j’ai confiance. Ils me connaissent, j’ai vécu avec eux, ils peuvent comprendre parce qu’ils sont passés par là. Ils savent. Si j’ai besoin d’aide, je le leur dis. Par exemple mon ami de Lucerne, la première fois que je l’ai vu, j’étais tellement content ! Je ne le connaissais pas du tout et dès que je l’ai vu, j’ai senti comme une famille. Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas expliquer. On se parle de ce qui nous arrive et on s’aide, on se demande des conseils. Lui il connaît mieux la situation que n’importe qui. Il est Afghan, il est arrivé tout seul en Suisse. Il est comme moi.
Quelles différences perçois-tu avec les enfants qui ont grandi en Suisse, entouré·es de leurs parents ?
Vous, vous n’avez pas peur comme nous. Vous avez des parents qui vous achètent des choses, vous amènent quelque part, qui vous aident. Nous dès qu’on vient ici on doit réfléchir : « OK, j’ai pas de permis de séjour, j’ai pas de logement, je comprends pas la langue, et plus tard, si je travaille pas qui va payer le loyer ? ». En fait, on a toujours un côté qui reste négatif, qui a peur de ne pas avoir tout ce qui est nécessaire.
En Suisse, tu as tout, une bonne assurance, tu vis bien, tout est joli, tu dors bien, sur un bon matelas. Tu es protégé par ton pays, qui ne va pas te laisser sur la route. Et tu es protégé par tes parents, qui t’aident. Nous on n’a pas ça tu vois, on n’a pas de parents qui nous aident à avancer. Tout ce que l’on gagne, c’est grâce à nous.
Avec ton regard d’adulte, qu’est-ce que tu retiens ?
Sur le moment, c’est dur d’être tout seul, mais avec le temps tu comprends la force que cela t’a donnée. Toutes les choses que j’ai traversées jusqu’à la Suisse, c’est ça qui m’a appris à devenir très fort dans la vie. Maintenant, où que j’aille, quel que soit l’endroit où je me trouve, je me sens toujours en sécurité. Je sais quoi faire pour dormir, pour trouver à manger, et aussi lorsque je suis malade.
Devoir être tout seul m’a donné beaucoup de force. Tu apprends beaucoup de choses par toi-même. Et c’est comme ça que tu grandis. Ici, je suis obligé de me faire confiance pour prendre des décisions parce que personne ne va me dire si c’est bien ou si c’est mal. Personne ne me dit bravo en fait. Si mes parents avaient été là, cela aurait été très différent. Je pense que j’aurais plus besoin d’eux. Et peut-être que je ferais plus confiance aux gens.
En 2024, 2639 requérant·es mineur·es non accompagné·es (RMNA) ont demandé l’asile en Suisse*. Les droits de l’enfant et les lois sur la protection de l’enfance stipulent qu’ils·elles doivent être traité·es comme n’importe quel·le enfant. Dans la grande majorité des cas, ces jeunes vivent des parcours difficiles, voire traumatiques. Dans les faits, ils et elles évoluent dans des conditions matérielles et d’encadrement souvent insuffisantes, ce qui peut considérablement dégrader leur intégration et leur développement. À la lumière des propos de Morsalin – qui n’engagent que lui – il convient de se pencher sérieusement et systémiquement sur les besoins relationnels spécifiques au parcours des enfants isolé·es.
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