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Notre regard

Refuser la qualité de réfugiée aux femmes afghanes ? Une nouvelle attaque de la droite au droit d’asile

Raphaël Rey – CSP Genève | Collaboration statistique Vivre Ensemble – asile.ch

Le 19 et 20 décembre prochain aura lieu au Parlement fédéral une session extraordinaire «Pratique en matière d’asile pour les femmes afghanes». Le Conseil national et le Conseil des Etats devront se prononcer sur les motions Rutz (CN-23.4241) et Bauer (CE–23.2447) qui demandent à revenir sur le changement de pratique du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) concernant les demandes d’asile des femmes et filles afghanes. Outre le fait que ces deux motions heurtent le principe de la séparation des pouvoirs, elles préconisent une violation fondamentale du droit d’asile en demandant de refuser celui-ci à des personnes dont on reconnaît qu’elles fuient des persécutions dans leur pays. Contrairement à l’ « appel d’air » évoqué par les motionnaires, la nouvelle pratique du SEM va permettre, outre le respect du droit d’asile, d’améliorer les conditions de vie et d’intégration de femmes et de filles qui se trouvent majoritairement déjà en Suisse en leur offrant l’accès à un statut moins précaire que le permis F. Les statistiques en témoignent.

Article disponible en allemand sur le site de SOSF

De quoi parle-t-on ?

Un changement de pratique du SEM. Depuis, le 17 juillet, les requérantes d’asile originaires d’Afghanistan sont considérées comme victimes à la fois d’une législation massivement discriminatoire et d’une persécution religieuse. A ce titre, le statut de réfugiée doit leur est accordé à l’issue d’un examen individuel de la demande. Les ressortissantes afghanes qui bénéficient d’une admission dite provisoire, peuvent désormais déposer une demande auprès du SEM pour obtenir le statut de réfugiée.

Pourquoi le changement ce pratique ?

Dessin Herji / Vivre Ensemble

Une adaptation à la situation en Afghanistan depuis l’arrivée des talibans recommandée par l’Agence de l’Union européenne pour l’asile. Depuis leur prise de pouvoir en septembre 2021, les nombreuses restrictions et règles de conduite imposées par les talibans en Afghanistan ont de graves conséquences sur les droits humains des personnes afghanes, en particulier sur les femmes et les filles[1]OSAR, Afghanistan : derniers développement, 31.08.2023. Asile.ch, Afghanistan : les ramifications politiques d’un désastre humanitaire, 24.04.2023. Leurs droits fondamentaux dans de nombreux domaines, tels que le travail, l’éducation et la formation, l’accès aux soins, la liberté de mouvement et d’expression, ou encore la participation politique, sont extrêmement restreints, voire retirés. En outre, les femmes et les filles afghanes sont exclues de l’espace public, n’ayant le droit de sortir de leur domicile qu’en cas de stricte nécessité et accompagnées d’un chaperon. Ces restrictions ont amené l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA) à conclure, en janvier 2023, que la situation des femmes et des filles en Afghanistan constituait une persécution au sens de la Convention sur les réfugiés.[2]EUAA, Afghanistan: Taliban restrictions on women and girls amount to persecution, 25.01.2023.

Au vu de ces informations, il ne fait aucun doute que les femmes et les jeunes filles afghanes ont des raisons objectives de craindre d’être victimes de mauvais traitements, de répression et d’exclusion de la vie sociale, politique et professionnelle si elles devaient retourner en Afghanistan. Il s’agit là de motifs d’asile au sens de la loi, qui conduisent à la reconnaissance et à l’octroi du statut de réfugiée. Le SEM ne fait donc qu’appliquer le droit international, le droit suisse et la jurisprudence.

Complément d’information sur la situation en Afghanistan +

Selon le Rapporteur spécial des Nations unies (ONU) sur les droits de humains en Afghanistan et le groupe de travail de l’ONU contre la discrimination des femmes, la répression systématique des droits des femmes par les talibans devrait être officiellement classée comme « apartheid du genre ». La série de « décrets impitoyables » et l’absence quasi-totale de possibilités juridiques de faire valoir ses droits font que « les femmes et les filles en Afghanistan subissent une grave discrimination ». Cela « pourrait s’apparenter à une persécution basée sur le genre, un crime contre l’humanité, et être caractérisé comme un apartheid du genre ».[3]Voir OSAR précité et UNHCR, Situation of human rights in Afghanistan – Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in Afghanistan, Richard Bennett, 09.02.2023

Les interdictions à l’encontre des femmes afghanes touchent à peu près tous les domaines de la vie courante et ont pour résultat de les cloisonner chez elles et de les priver de l’essentiel de leurs droits fondamentaux. Elles se sont ainsi vues: exclues de l’accès à une activité professionnelle (interdiction de travailler pour les Nations unies ou dans les ONG, exclusion systématique de la plupart des emplois gouvernementaux qualifiés et du système judiciaire) ; exclues de l’accès aux études (interdiction d’accès à l’enseignement supérieur et à l’enseignement secondaire) ; exclues de l’accès à l’espace public (interdiction de se rendre dans les parcs, les salles de sport, les salons de beauté, etc.) ; exclues de l’accès aux bâtiments publics sans être accompagnées d’un homme) ; privées d’accès à la justice (le Ministère des affaires féminines et la Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan ont de facto été supprimés) ; privées de tout système de protection dans une société où la violence conjugale et domestique est endémique (fermeture de tous les abris et structures d’accueil et de soutien pour les victimes de violences domestiques) ; imposer des restrictions vestimentaires draconiennes (port strict du voile intégral dans  pratiquement tous les lieux hors du domicile) ; et exposées à des abus tels mariages d’enfants, mariages précoces, mariages forcés, annulation de divorces prononcés antérieurement et obligations de retourner vivre avec un ex-mari abusif, ainsi qu’à des châtiments corporels à la suite d’accusations de crimes à caractère moral.[4]Voir OSAR précité; ONU femmes, Gros plan : Les femmes en Afghanistan un an après la prise de contrôle par les taliban, 15.08.2022; Amnesty international, Afghanistan: Death in slow motion: … Lire la suite

Un « appel d’air », vraiment ?

La Suisse pas plus généreuse qu’ailleurs

Selon les motionnaires, « le changement de pratique du SEM risque de provoquer un appel d’air ». Rappelons ici que les recommandations de l’AUEA sont déjà appliquées depuis plusieurs mois par de nombreux pays européens notamment la Suède, le Danemark, la Finlande, l’Espagne, la France, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, la Lettonie, Malte et le Portugal. La pratique à l’égard des ressortissantes afghanes étant largement acceptée en Europe, il y n’a pas de risque que la Suisse devienne plus prisée qu’un autre endroit.

La plupart des femmes sont déjà en Suisse. Les chiffres:

La plupart des bénéficiaires sont actuellement des femmes résidant déjà en Suisse, avec un statut de protection plus précaire, le permis F accordé pour inexigibilité du renvoi. Celles-ci ne rentreront jamais en Afghanistan : le changement de statut ne fera donc que favoriser leurs chances de mieux s’intégrer socialement et économiquement en vue de sortir de l’aide sociale. Selon les statistiques du SEM, ces dernières étaient quelque 3071 à la fin août 2023.

Depuis le changement de pratique, 1000 personnes (femmes, hommes et enfants) ont déposé une demande de révision de leur statut aux mois de septembre (700) et octobre (300).

Evolution statistique depuis le changement de pratique du 17 août 2023

Données concernant les femmes et filles afghanes

Tableau: Vivre Ensemble. Sources des données: Secrétariat d’Etat aux migrations

Le changement de pratique du 17 août 2023 a eu un impact exclusivement sur les demandes de réexamen déposées par les femmes et les filles se trouvant déjà en Suisse, comme le montrent les chiffres ci-dessus. Le nombre de femmes et de filles récemment entrées en Suisse est resté stable, voire a diminué.

42% des données concernent des filles âgées de moins de 18 ans. Lorsqu’une famille dépose une demande de réexamen, chaque membre de la famille est compté une fois.

Les tableaux statistiques publiés par le SEM tendent à surévaluer le nombre d’arrivées puisqu’ils incluent dans les demandes d’asile primaires les demandes de réexamen des ressortissant·es afghan·es en Suisse depuis plus de 5 ans. Le nombre réel d' »arrivées en Suisse » est donc inférieur aux chiffres publiés. Dans les faits, selon le SEM ,700 demandes de réexamen ont été déposées en en septembre et 300 en octobre, tous sexes et âges confondus.

De manière générale, depuis la prise de pouvoir de talibans, donc entre le 1er août 2021 et le 31 octobre 2023, le SEM dénombre :

  • 2’843 femmes afghanes ont demandé l’asile en Suisse. A noter que ce nombre inclut plusieurs centaines de procédures de femmes établies en Suisse avec un permis F depuis plus de 5 ans, ce qui réduit, de fait le nombre d’« arrivées » réelles.
  • 853 femmes venant d’Afghanistan ont obtenu l’asile, dont 326 femmes à titre dérivé, c’est-à-dire par la famille ou par naissance, et 945 femmes ont été admises provisoirement.

Concernant l’argument selon lequel des femmes afghanes ayant un droit de séjour dans un autre État viendraient en Suisse pour y obtenir l’asile, il est totalement infondé. Les intéressées seraient en effet renvoyées dans cet État sans que leur demande d’asile soit examinée sur le fond (renvois Dublin ou renvoi État tiers sûr).

En ce qui concerne le regroupement familial, 121 personnes afghanes au total sont entrées en Suisse au titre du regroupement familial en vertu du droit d’asile en 2022Pour 2023, jusqu’à fin septembre, 219 personnes au total avaient déposé une demande de regroupement familial. Le SEM lui-même rappelle que les hommes sont plus nombreux à demander le regroupement de leur épouse que l’inverse : en 2023, 77 femmes et 35 hommes sont entrés en Suisse par cette voie. De plus, rappelons que les critères du regroupement familial sont particulièrement stricts, l’autonomie financière étant notamment exigée.

Rappelons encore que la question de l’appel d’air n’est pas déterminant du point de vue des obligations internationales que la Suisse s’est engagée à respecter. La notion de réfugié∙e telle que définie par la Convention des réfugié et la Loi sur l’asile posent des critères en lien avec la persécution et les motifs d’asile, non avec le fait que cela concernerait ou non un grand nombre de personnes.

Le SEM et l’EUAA considèrent, sur la base d’événements factuels et observables, que les femmes afghanes risquent objectivement d’être victimes de persécutions et ont par conséquent un besoin reconnu par le droit d’asile d’être protégée.C’est à l’aune de ces risques concrets que le SEM a décidé d’octroyer le statut de réfugié aux femmes afghanes, pour autant qu’un examen individuel ne vienne pas mettre en évidence des motifs d’exclusion.

Un besoin de protection reconnu +

On constate que les autorités suisses ont reconnu le besoin de protection des ressortissant·es afghan·es de façon relativement constante à un très haut niveau depuis 2009. Dans neuf cas sur dix, le SEM leur octroie l’asile ou une admission provisoire.

La différence du taux de protection Vivre Ensemble de la courbe du SEM vient de l'inclusion, par le SEM, des décisions de non-entrée en matière (NEM) dans les décisions négatives. Le graphique ci-dessous montre qu'en 2012 et 2015, la Suisse a rendu de nombreuses décisions de NEM Dublin, gonflant ainsi le taux de décisions négatives. Or, les décisions NEM Dublin ne disent rien du besoin de protection des personnes puisque celui-ci devra être examiné dans un autre pays ou ultérieurement par la Suisse. Pour des explications détaillées, voir asile.ch/prejuge/tromperie-> Le besoin de protection).

Une protection majoritairement octroyée sous la forme d'une admission provisoire

La protection octroyée aux ressortissant·es afghan·es est majoritairement et de façon constante octroyée sous la forme d'une admission provisoire plutôt que de l'asile, généralement pour inexigibilité du renvoi en raison de la guerre.

Dès 2006, la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral (et de son prédécesseur) estime le renvoi des Afghan·es en principe inexigible, sauf dans de rares cas et sous condition stricte vers les villes de Kaboul, Hérat et Mazaar-i-Sharif. Cette jurisprudence n'a pas toujours été appliquée de façon diligente par le SEM, au point qu'en 2010, le TAF publie un arrêt de principe soulignant que le SEM avait, ce faisant, provoqué des procédures de recours inutiles "en grand nombre". Et sans doute prononcé des décisions négatives injustifiées entrées en force, faute d'accès à une défense juridique susceptible de contester une décision négative.

Données extraites de l'article Afghanistan | Réfugié·es, pratique suisse et statistiques

Des affirmations erronées pour une attaque politicienne au droit d’asile

Enfin, les motions en question sont remplies d’affirmations erronées, des formulations qui ne laisse aucun doute sur la visée politicienne des motionnaires. Entre autres :

« Depuis le 17 juillet 2023, des femmes et des filles afghanes déposent des demandes d’asile, alors qu’auparavant elles demandaient le statut de personne admise à titre provisoire.  Obtenir l’asile n’était possible qu’après un examen individuel. »

Motions Rutz et Bauer

D’une part, l’obtention de l’asile et l’évaluation de l’exigibilité du renvoi se font toujours actuellement, au terme d’un examen individuel des demandes, et ce pour toutes les personnes de toutes les nationalités. D’autre part, les ressortissant∙es afghanes ont toujours demandé l’asile et non une admission provisoire. Cette dernière est un statut octroyé par l’administration, seulement une fois que la demande d’asile a été examinée et refusée. Ce statut est donné en raison de l’illicéité, de l’inexigibilité ou de l’impossibilité du renvoi. Dans la grande majorité des cas, cela signifie qu’un renvoi mettrait sa vie en danger, essentiellement en raison d’une situation de guerre, de violence généralisée, de risque de peine de mort, de torture, ou du fait d’une vulnérabilité très particulière. Ce principe de non-refoulement est garanti par le droit international, la constitution et les lois suisses. Ne pas le respecter consisterait à violer la loi. Cette remarque vaut également pour la motion Minder 23.4246 qui propose tout simplement de «de classer l’Afghanistan dans les «pays sûrs» pour ses ressortissants de sexe masculin» et de «négocier avec l’Afghanistan un accord migratoire ou un partenariat migratoire».

« Le changement de pratique du SEM, opéré de manière tacite et sans consultation, sape les efforts que l’Europe fait pour maîtriser la crise de l’asile. »

Motions Rutz et Bauer

Le Parlement n’a pas pour mission de décider de la manière dont l’administration applique la loi et le droit d’asile n’est pas un robinet qu’on ouvre ou qu’on ferme, selon l’envie du moment. Tant la Convention de Genève sur les réfugiés, ratifiée par la Suisse, que la Constitution et la loi suisse obligent nos autorités à octroyer l’asile à toute personne persécutée dans son pays et ne pouvant pas se rendre dans un pays tiers.  En d’autres termes, demander à revenir sur la pratique actuelle, c’est demander de ne pas appliquer la loi et s’attaquer aux fondamentaux du droit d’asile suisse et international.