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Notre regard

Du côté de la pratique suisse | À la barbe des Afghanes

Jérôme Félix

Il n’aura pas fallu longtemps, après la prise de Kaboul par les talibans en août 2021, pour que les femmes afghanes se trouvent privées de pratiquement tous leurs droits. Dans les mois qui ont suivi, les interdictions à leur égard se sont multipliées (p. 14). Tout indiquait que les talibans étaient en train de les réduire à l’état de quasi-esclavage, dans la droite ligne de ce qu’ils avaient entrepris lors de leur sinistre passage au pouvoir entre 1996 et 2001. Devant cette monstruosité, les protestations n’ont pas tardé à pleuvoir, surtout de la part des organismes de défense des droits humains [1]Notamment OSAR, Afghanistan : la situation ne cesse de se dégrader, 16 novembre 2021; Amnesty International,Death in Slow Motion: Women and Girls Under Taliban Rule, 27 juillet 2022, et … Lire la suite. Et la Suisse? Neutralité oblige, pas question de faire des vagues. Au contraire, dans les procédures d’asile, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) va affirmer sans ciller que « toute activité s’attachant à soutenir l’autonomisation des femmes en Afghanistan n’est pas systématiquement et sévèrement réprimée, et qu’un espace de dialogue existe entre les talibans et des pans de la société civile défendant des valeurs progressistes » [2]Voir communications du SEM dans plusieurs dossiers d’asile, notamment du 23 juin 2022. Pour un peu, c’est comme si tout allait bien…

Photo de Ehimetalor Akhere Unuabona sur Unsplash

Jusqu’en été 2023, cette vision toute en nuance permettra de continuer à refuser l’asile aux intéressées, en leur octroyant néanmoins une admission provisoire en Suisse (permis F) puisque tout renvoi en Afghanistan est malgré tout considéré comme inexigible. Ouf !

Mais revirement de bord le 17 juillet 2023. Le SEM reconnaît que « les nombreuses restrictions et les comportements imposés [aux femmes et aux filles en Afghanistan] limitent massivement leurs droits fondamentaux [et que] dans ce contexte, les requérantes d’asile afghanes peuvent être considérées comme victimes à la fois d’une législation discriminatoire (appartenance à un certain groupe social) et d’une persécution à caractère religieux, et le statut de réfugié doit leur être accordé][3]Infobulletin du SEM du 10 juillet 2023. Quant aux Afghanes au bénéfice d’une admission provisoire, le SEM indique qu’elles pourront lui adresser une demande écrite pour obtenir l’asile. Exit donc l’espace de dialogue avec les talibans et le bel optimisme des expert·es – pays de la maison.

Pour heureuse qu’elle soit, cette soudaine clairvoyance du SEM est surtout un peu contrainte. Comme il le relève lui-même, l’Agence européenne pour l’asile (AEEA) a estimé en janvier 2023 que les femmes et les filles afghanes risquaient toutes des persécutions de la part des talibans et étaient par conséquent éligibles pour le statut de réfugiées en Europe[4]Women and girls are at risk of persecution under the Taliban and, therefore, are in general eligible for refugee status in Europe, voir communiqué AEEA du 25 janvier 2023 Afghanistan: Taliban … Lire la suite. La plupart des pays occidentaux ayant adapté leur pratique dans ce sens, il devenait difficile au SEM de ne pas s’aligner.

La chronique devrait s’arrêter là. Mais sans doute surpris par sa propre audace, même très relative, le SEM traîne maintenant des deux pieds. Au prétexte d’un examen individuel de chaque cas, que personne ne conteste, il envoie à toutes les femmes et jeunes filles afghanes établies en Suisse et ayant déposé une nouvelle demande d’asile un questionnaire sur leurs opinions personnelles à propos des talibans (encadré). Outre qu’on voit mal les intéressées en dresser des éloges, les questions n’ont rien à voir avec leur situation individuelle en Afghanistan, a priori déterminante en matière d’asile. En revanche, un simple coup d’œil dans leurs dossiers, en possession du SEM, suffirait pour trouver ces informations. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Enfin, la saga ne serait pas complète si la politique ne s’en mêlait pas. Des élu·es du PLR et de l’UDC ont déposé deux motions réclamant au Conseil fédéral de revenir sur la décision d’accorder l’asile aux femmes afghanes. Elles feront l’objet d’une session extraordinaire du Conseil national au mois de décembre (p. 21). Procédé très inhabituel, qui heurte le principe de la séparation des pouvoirs, le parlement n’ayant pas pour mission de décider de la manière dont l’administration applique la loi. À plus forte raison si, comme en l’espèce, il lui demande de la violer éhontément. Tant la loi suisse sur l’asile que la Convention de Genève sur les réfugiés, ratifiée par la Suisse, obligent en effet d’octroyer l’asile à toute personne persécutée dans son pays et ne pouvant pas se rendre dans un pays tiers. Mais le respect du droit et, à travers lui, le sort des femmes afghanes ne sont visiblement pas la préoccupation première des motionnaires, soucieux avant tout de faire fructifier leur fonds de commerce xénophobe.

Quel que soit le résultat de cette manœuvre nauséabonde, il est à craindre qu’elle n’encourage pas le SEM à accélérer le rythme. Les femmes afghanes risquent de continuer à attendre.

« QUE PENSEZ-VOUS DU FAIT QUE LES TALIBANS FONT USAGE DE LA FORCE ? »

Les drôles de questions du SEM auxquelles chaque ressortissant·es afghan·es doit répondre, dès 14 ans :

• Que pensez-vous de l’évolution de la situation en Afghanistan depuis la prise de pouvoir des talibans ?

• Selon vous, l’arrivée au pouvoir des talibans a-t-elle eu un impact positif ou négatif sur la situation en Afghanistan ?

• Que pensez-vous du fait que les talibans font usage de la force pour imposer leur idéologie et leurs lois ?

• Quel est votre point de vue sur la question des droits de l’homme, notamment en ce qui concerne les droits des femmes et l’égalité entre hommes et femmes ?

[…]

Notes
Notes
1 Notamment OSARAfghanistan : la situation ne cesse de se dégrader, 16 novembre 2021; Amnesty International,Death in Slow Motion: Women and Girls Under Taliban Rule, 27 juillet 2022, et Haute-Commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme, Examen du rapport de l’Afghanistan devant le Conseil des droits de l’homme, 16 juin 2022
2 Voir communications du SEM dans plusieurs dossiers d’asile, notamment du 23 juin 2022
3 Infobulletin du SEM du 10 juillet 2023
4 Women and girls are at risk of persecution under the Taliban and, therefore, are in general eligible for refugee status in Europe, voir communiqué AEEA du 25 janvier 2023 Afghanistan: Taliban restrictions on women and girls amount to persecution