Le paradoxe suisse : entre mansuétude pénale et criminalisation de l’immigration
Luca Gnaedinger, Université de Neuchâtel, Institut de géographie (IGG) et National Center for Competence in Research for migration and mobility studies (NCCR – on the move).
Au début des années 1980, les étranger·ère·s représentaient 30% des personnes détenues en Suisse. En 2020, cette population représente plus de 70% du total. Un article de la revue en ligne Champ pénal/Penal Field analyse les causes de ce basculement et met en évidence l’impact significatif de la criminalisation de l’immigration dite «indésirable» sur la composition de la population carcérale. Les résultats de l’analyse tendent à montrer que le contrôle de l’immigration est devenu l’une des fonctions majeures des prisons suisses et soulignent le poids de préjugés raciaux implicites en toile de fond d’une telle politique de «crimmigration».
L’article, en ligne depuis le 27 septembre 2024, est disponible sur le site de la revue Champ pénal/Penal field[1]Référence : Gnaedinger Luca, 2024, « Le paradoxe suisse : entre mansuétude pénale et criminalisation de l’immigration », Champ pénal/Penal field, 32.
Ci-dessous, l’introduction à l’article.
Introduction
Il existe en Europe et aux États-Unis une longue tradition de pensée qui s’est attachée à remettre en cause l’idée que la finalité de la prison puisse être de réduire ce qui est entendu comme «le crime». Plutôt que de juger de la réussite ou de la faillite de la prison à l’aune de ses fonctions déclarées (la réinsertion, la punition, la dissuasion, la neutralisation, etc.), cette tradition de pensée s’est efforcée d’apprécier l’institution à la lumière de ce qu’elle produit effectivement dans le tissu social. Autrement dit, que fait la prison ? Des auteur·trice·s comme Michelle Alexander (2010), Loïc Wacquant (2004, 1999a), Michel Foucault (1975) et d’autres (Rusche, Kirchheimer, 1939) ont ainsi mis en évidence les «fonctions extrapénologiques» de la prison en différents contextes. Parmi celles-ci, on peut citer la disciplinarisation des corps, le contrôle de groupes dépossédés ou encore la reproduction d’un ordre racial du monde.
En vue de discuter les fonctions de la prison dans le contexte suisse, je propose, dans cet article, de renouveler l’attention sociologique portée au qui. Ce que fait la prison, à qui le fait-elle ? D’abord aux détenu·e·s évidemment. Mais aussi au personnel pénitentiaire, bien que d’une manière très différente. Viennent ensuite les proches de détenu·e·s, bien souvent oublié·e·s (Ricordeau, 2008, 2012). On pourrait ainsi multiplier les exemples d’acteurs affectés directement et indirectement par l’existence de la prison. Dans un dernier temps, on pourrait même élargir le «public cible» de la prison à la société tout entière dans la mesure où elle est un futur possible pour tout un chacun. Mais l’est-elle vraiment ? Il semble au contraire que l’incarcération ne s’abatte pas au hasard sur l’ensemble du corps social et l’impartialité de procédures qui se veulent neutres et objectives s’en trouve d’autant remise en cause.
Cet article porte sur les détenu·e·s, et plus précisément sur la surreprésentation des étranger·ère·s au sein de la population carcérale en Suisse. En effet, il y a 25 ans déjà, Loïc Wacquant (1999b) identifiait dans cette surreprésentation un problème grandissant pour de nombreux pays européens. Depuis, la part d’étranger·ère·s parmi les détenu·e·s a augmenté partout en Europe de l’Ouest (Delgrande, Aebi, 2009), jusqu’à devenir considérable dans certains pays comme l’Autriche et la Grèce où elle dépassait 50% en 2020. Le cas suisse, marqué par un contraste singulier, constitue un cas d’étude particulièrement intéressant en la matière (Achermann, Hochstettler, 2004, 2006 ; Achermann 2009a, 2009b). Si le taux d’incarcération y est relativement bas en comparaison internationale (oscillant entre 70 et 85 détenu·e·s pour 100’000 habitant·e·s au cours des dernières décennies), cette apparente mansuétude pénale tend à cacher la proportion exceptionnellement élevée d’étranger·ère·s parmi les détenu·e·s. Avec 72% de détenu·e·s étranger·ère·s en 2024, le pays constitue en effet un cas extrême à l’échelle du continent (carte 1).
Cette situation est par ailleurs récente en Suisse puisqu’en 1984, les étranger·ère·s ne représentaient que 30% de détenu·e·s en exécution de peine. Le ratio s’est littéralement inversé dans l’intervalle. À ces chiffres s’ajoutent ceux de la détention préventive où 78% des détenu·e·s étaient étranger·ère·s en 2024 ainsi que ceux de la détention administrative qui concerne exclusivement les étranger·ère·s sans permis de séjour. Sans équivalent en Europe, la proportion de personnes étrangères parmi les détenu·e·s est donc particulièrement importante en Suisse.
Comme le souligne Thomas Léonard (2010), certains discours politiques et médiatiques interprètent implicitement ou explicitement la forte présence des étranger·ère·s en prison comme la preuve de leur «plus grande criminalité». Également présente dans certaines recherches (voir par exemple De Tudela, 2009, 165) cette interprétation est parfois liée à un argumentaire culturaliste, faisant référence notamment à des «codes de l’honneur rigides» qui subsisteraient chez certain·e·s immigré·e·s (Killias, 1997, 399), ou à la brutalisation post-conflit de sociétés qui importeraient ensuite leur violence dans les pays d’accueil à travers l’immigration (Couttenier et al., 2016). On trouve le pendant théorique de ces idées en criminologie, dans les théories dites du «conflit de culture» de Louis Wirth (1931), Pauline Young (1936) ou Thorsten Sellin (1938). Globalement néanmoins, les études récentes relativisent fortement l’importance de ce type de facteurs et insistent plutôt sur les déterminants sociaux – l’âge, le sexe, le niveau socio-économique – susceptibles d’influencer la propension à adopter des comportements criminalisés (Kuhn et al., 2013 ; Kuhn, 2013 ; Jann, 2013 ; Mucchielli, 2003). Corroborant la théorie mertonienne de la tension (1938), Monika Simmler et al. (2017) par exemple montraient récemment qu’en Suisse, les requérant·e·s d’asile sont moins enclin·e·s au crime dans les cantons qui leur offrent des opportunités d’emploi.
Cela étant, ces explications centrées sur la criminalité négligent les politiques pénales et restent en cela largement insuffisantes pour discuter la forte proportion d’étranger·ère·s en prison. Des études suisses et françaises notamment ont partiellement pallié ce manque en examinant les spécificités du traitement judiciaire des personnes étrangères. Elles ont mis en lumière différents types de discriminations, subies en particulier par les personnes sans permis de séjour et marquées par la différence raciale4, au cours des procédures administratives et pénales (Urwyler, 2020 ; Fink, 2017, 2019 ; Clochard, 2014 ; Gautron, Retière, 2013 ; Ludewig et al., 2013 ; Léonard, 2010) ainsi que dans leurs interactions avec la police et les douanes (Achermann, 2021 ; Schillinger 2020 ; Häberlein, 2019 ; Pétrémont et al., 2017 ; Künzli et al., 2017 ; Jobard, 2006).
En parallèle, une abondante littérature a exposé la «tendance à la ‘pénalisation’ du contrôle de l’immigration» dans les pays occidentaux (Fischer, Darley, 2010, 1). Développée en partie autour de l’analyse des pratiques et des espaces dits de «crimmigration» (Stumpf, 2006 ; Weber, McCulloch 2019), ces recherches ont révélé l’entremêlement croissant des logiques propres aux domaines traditionnellement distincts de la gestion des flux migratoires et de la punition du crime (Barker 2017 ; Van Der Woude, 2017 ; Franko Aas, Bosworth 2013 ; Walia, 2013 ; Nakache, 2013 ; Le Courant, 2010 ; Nagels, Rea, 2010). Elles ont notamment montré la transposition discursive et concrète du contrôle des migrations sur les terrains de la sécurité et de la normativité morale et pénale ; soulignant à de multiples reprises l’effet considérable de la criminalisation de l’immigration dite «indésirable» sur la composition des populations carcérales européennes (Güerri, 2024 ; Franko Aas, 2020 ; Gomes, 2019 ; Migreurop, 2017 ; Ugelvik, 2015 ; Barker, 2012).
Dans le prolongement de ces observations, des travaux d’inspiration marxiste ont mis l’accent sur la complémentarité des politiques de «crimmigration» avec le fonctionnement d’une économie dérégulée. Ils ont notamment montré la façon dont ces politiques conduisent à une forme «d’inclusion subalterne» sur le marché du travail, non seulement pour les immigré·e·s illégalisé·e·s qui restent sur le territoire, mais également pour les immigré·e·s titulaires d’un permis de séjour précaire (Sitkin, 2020 ; De Genova et al., 2018 ; De Giorgi, 2010 ; Melossi, 2003 ; Calavita 2003).
En mettant en lumière les processus de racialisation protéiformes inhérents à ces politiques, des recherches d’inspiration postcoloniales ont, d’autre part, montré l’un des ressorts de la perpétuation contemporaine de rapports sociaux de race (Franko Aas, 2020 ; Parmar, 2019 ; Bosworth et al., 2018 ; Armenta, 2017 ; De Genova, 2016 ; Fekete, Webber, 2010 ; voir également Madörin, 2022 ; Mayblin 2017 ; El-Tayeb, 2008 ; pour des exemples suisses voir Lüthi, 2022 ; Wilopo, Häberlein, 2022).
En Suisse, les évolutions présentées ci-dessus ont essentiellement été analysées au regard de l’essor de la détention administrative (Rezzonico, 2021, 2020 ; Majcher, De Senarclens, 2014). Malgré le travail précurseur de Daniel Fink (2017, voir ég. De Dardel, Blanc, 2023, 106), et en dépit de données saisissantes, la présence massive des étranger·ère·s en détention pénale demeure, à ce jour, notablement délaissée par la recherche.
Comment s’explique alors la part considérable d’étranger·ère·s dans les prisons suisses ? En les confrontant aux statistiques disponibles, cet article examine les principales hypothèses explicatives présentées ci-dessus. Dans l’ordre, nous traitons d’abord (3.1.) de l’augmentation du nombre d’étranger·ère·s et (3.2.) de la potentielle surcriminalité qui leur est associée, puis (4.1.) des discriminations policières, judiciaires et (4.2.) de la criminalisation formelle de certaines formes d’immigration. En conclusion (5.), et à la lumière des écrits d’Étienne Balibar (1988), nous discutons la façon dont les évolutions récentes du système pénal entérinent et renouvellent un certain « ordre racial » suisse (Dos Santos Pinto et al., 2022 ; Michel, 2020, 2015 ; Boulila, 2018 ; Cretton 2018 ; Lavanchy, 2018 ; Fibbi et al., 2003).
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1. Remarques d’ordre méthodologique
2. La faute aux étranger·ère·s ?
2.1. Le nombre d’étranger·ère·s
2.2. La criminalité des étranger·ère·s
3.1. La discrimination policière et judiciaire
Notes
↑1 | Référence : Gnaedinger Luca, 2024, « Le paradoxe suisse : entre mansuétude pénale et criminalisation de l’immigration », Champ pénal/Penal field, 32. |
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