Italie – Libye | Raison d’Etat ou cafouillage juridique ?
Marco Danesi
Retour sur le cas d’Osama Elmasry Njeem, chef de la police judiciaire libyenne, accusé par la Cour pénale internationale de La Haye (CPI) de crimes de guerre et contre l’humanité. Arrêté en Italie, l’officier a été extradé par les autorités judiciaires de la Péninsule qui ont prétexté un vice de procédure pour justifier leur décision. Cette dernière a suscité la polémique et l’incompréhension au sein de la CPI.

Le 18 janvier 2025, la Cour pénale internationale de La Haye a diffusé un mandat d’arrêt à l’encontre d’Osama Elmasry Njeem, chef de la police judiciaire de l’Etat libyen. Celui-ci est également le directeur du centre de détention de la base aérienne de Mitiga à Tripoli où, selon les estimations de Nations Unies, sont détenues quelque 2’600 personnes (adultes et enfants) dans des conditions souvent illégales.
La CPI accuse ce haut officier – il a le grade de général – d’être responsable d’abus perpétrés dans ce pénitencier où au moins 32 personnes détenues ont été tuées depuis février 2015 et 22 autres, dont un garçon de 5 ans, ont été abusées sexuellement par des gardiens. Osama Elmasry Njeem, selon les juges de La Haye, « aurait personnellement battu, torturé, agressé sexuellement et tué des détenus, et aurait ordonné aux gardiens de les battre et de les torturer ».
Au moment de la diffusion du mandat d’arrêt, Osama Elmasry Njeem passait quelques jours en Europe – au Royaume-Uni, en Belgique, en Allemagne et en Italie, où il a été arrêté le 19 janvier. 48 heures plus tard, sur ordre de la Cour d’appel de Rome en raison d’un vice de forme, le général a été libéré et extradé vers la Libye. Selon les juges romains, il s’agissait d’une arrestation irrégulière car la CPI n’avait pas préalablement transmis les documents au ministre de la Justice italienne.
La décision des autorités judiciaires de la Péninsule a suscité immédiatement la polémique, les remontrances de la CPI, une plainte pénale à l’encontre de la Première ministre Giorgia Meloni, ainsi que des ministres de la Justice et de l’Intérieur ainsi qu’un début de crise politique. Selon plusieurs médias italiens, l’extradition mettrait en évidence soit un grave manque de coordination entre les appareils d’État chargés d’assurer la coopération avec la CPI, soit le choix délibéré de passer outre le mandat d’arrêt pour des raisons politiques, voire économiques.
En effet, l’Italie, sans oublier le passé colonial, est le premier partenaire commercial de la Libye, les échanges entre Rome et Tripoli ayant dépassé les 10 milliards d’euros en 2022, selon des chiffres officiels. Dans ce contexte, les deux pays ont signé en octobre dernier plusieurs accords dans les domaines des investissements et des infrastructures notamment. « Ces accords, précisait un article du Monde, s’inscrivent dans le cadre du plan Mattei pour l’Afrique, qui préconisait la coopération avec les pays africains. L’un des objectifs étant de réduire la migration irrégulière en provenance d’Afrique.»
Au printemps 2024, le gouvernement de Georgia Meloni avait également renouvelé un accord signé en 2017 et approuvé par l’UE. En vertu de cet accord, l’Italie fournit formation et financement aux garde-côtes libyens afin de freiner les départs de migrants et de lutter contre les trafiquants ; la Libye devenait officiellement le gendarme de l’Italie et de l’Europe. A noter que ces garde-côtes sont soupçonnés depuis longtemps de violations des droits humains.
Analyse
Les seules victimes restent les personnes migrantes
Le traitement réservé au général libyen Osama Elmasry Njeem ne peut échapper à la comparaison avec le sort réservé à d’autres affaires judiciaires touchant la question migratoire en Italie. En particulier la criminalisation de la solidarité avec les personnes migrantes cherchant à atteindre l’Italie depuis les côtes du Maghreb.
Il y a celui de Pia Klemp. En août 2017, le bateau de sauvetage Iuventa de l’ONG Jugend Rettet, dirigé par cette activiste allemande, est saisi par les autorités italiennes avec l’accusation de favoriser l’immigration illégale. Après sept ans de procédures, en avril 2024, un tribunal de Trapani (Sicile) a rejeté les accusations et a acquitté les prévenus.
Il y a ensuite le cas de Carola Rackete. En juin 2019, malgré l’interdiction du gouvernement italien et de son ministre de l’Intérieur de l’époque, Matteo Salvini, le bateau qu’elle commandait avait accosté de force à Lampedusa avec 40 personnes migrantes à bord. Accusée d’avoir tenté une manœuvre dangereuse contre la vedette des douanes, elle avait été placée aux arrêts domiciliaires avant d’être libérée. En décembre 2021, là encore après une longue procédure, le tribunal d’Agrigente (Sicile) a abandonné toutes les poursuites à l’encontre de Carola Rackete, qui sera élue en 2024 au Parlement européen.
Il y a également le cas de Matteo Salvini, chef de la Lega (parti populiste italien, anti-immigration). L’actuel vice-Premier ministre du gouvernement dirigé par Georgia Meloni risquait une lourde peine pour avoir bloqué en août 2019 le navire Open Arms à bord duquel se trouvaient 147 personnes. Il a été relaxé en première instance en décembre 2024 par un tribunal de Palerme (Sicile). Les passagères et passagers avaient finalement été autorisés à débarquer sur l’île italienne de Lampedusa à la suite d’une décision de justice.
Enfin, il y a l’affaire Asso 28. En février 2024, le capitaine de ce navire commercial a été condamné en appel à un an de prison par la Cour de cassation italienne, pour avoir débarqué en Libye, sans en avoir informé Rome, une centaine de personnes migrantes qu’il venait de secourir en Méditerranée. La plus haute juridiction d’Italie a rappelé dans la foulée que renvoyer des personnes migrantes en Libye est illégal au regard du droit maritime international.
A la lumière de ces cas, on peut en conclure à beaucoup de gesticulation : on agite les médias et on occupe les tribunaux pour rien ou pas grand-chose. A l’exclusion d’Asso 28, dans toutes les autres affaires, les jugements ont abouti à l’abandon des poursuites. Dès lors, pourquoi s’étonner que les autorités italiennes profitent du moindre vice de procédure pour se débarrasser d’Osama Elmasry Njeem, personnalité controversée et embarrassante, afin de préserver les intérêts italiens en Libye.
Au bout du compte, les seules véritables victimes restent les candidat·es à la migration, qui souffrent de politiques migratoires extrêmement restrictives, les laissant à la merci de violences et d’exactions tout au long de leurs périples vers l’Italie et l’Europe occidentale.
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