Autoritarisme et répression en Turquie. La Suisse en plein déni ?
Entretien avec Rêzan Zehrê, juriste au Bureau de consultation juridique de Caritas Suisse
Propos recueillis par Perihan Kaya, journaliste
Comme partout en Europe, les demandes d’asile de ressortissant·es originaires de Turquie ont connu une augmentation significative en Suisse. Une hausse liée à la détérioration de la situation politique en Turquie, marquée par un autoritarisme croissant, une répression contre les opposant·es politiques et une aggravation du conflit armé dans les régions kurdes. Parallèlement, les autorités suisses ont adopté une posture de plus en plus restrictive dans l’évaluation des demandes de protection, avec un nombre croissant de rejets. Pour en parler, nous avons rencontré Rêzan Zehrê, juriste au Bureau de consultation juridique de Caritas Suisse.
Une version augmentée de cet entretien est disponible ici.
Depuis 2015, on observe une augmentation notable des demandes d’asile en provenance de Turquie. Comment évaluez-vous l’attitude des autorités suisses, notamment à l’égard des requérant·es d’asile kurdes?
Rêzan Zehrê · Selon mon expérience personnelle, les autorités n’adoptent pas une approche ciblant spécifiquement les Kurdes sur une base ethnique. Les décisions du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) et du Tribunal administratif fédéral (TAF) se fondent très souvent sur les types de procédures pénales en cours en Turquie, indépendamment de l’origine ethnique des requérant·es.
Les motifs de rejet les plus fréquents concernent des infractions telles que la «propagande pour une organisation terroriste» ou «l’insulte au Président», largement utilisées par les autorités turques pour poursuivre des journalistes, des militant·es, des universitaires ou des citoyen·nes engagé·es politiquement. Or, en Suisse, ces infractions ne sont pas automatiquement reconnues comme des formes de persécution au sens de la Convention de Genève. Les autorités suisses estiment souvent que la situation générale en Turquie, bien que préoccupante, ne suffit pas pour obtenir l’asile. Le SEM exige que les requérant·es démontrent une persécution ciblée et individualisée, ce qui peut être difficile dans un contexte où les poursuites sont souvent généralisées et arbitraires.
Justement, les rejets de protection des ressortissant·es kurdes sont souvent justifiés au motif d’une «absence de menace individuelle», d’une «situation générale insuffisante» ou encore pour «documents non crédibles»…
On observe en effet une interprétation de plus en plus restrictive des critères juridiques et probatoires par le SEM et le TAF. Les autorités suisses estiment souvent que, même si la situation en Turquie est préoccupante pour les Kurdes dans leur ensemble, cela ne suffit pas à justifier une protection internationale. Ce critère repose sur l’idée que seule une menace individualisée, concrète et actuelle peut justifier l’octroi de l’asile. En d’autres termes, il ne suffit pas d’appartenir à un groupe persécuté ou de venir d’une région instable. Les requérant·es doivent prouver ou rendre vraisemblable qu’ils ou elles sont spécifiquement visé·es par les autorités de leur pays d’origine. Cette exigence, bien qu’elle s’inscrive dans le cadre légal suisse, est appliquée de manière excessivement stricte, en particulier dans les cas de personnes kurdes provenant de Turquie.
Dans quelle mesure les événements récents tels que le processus de paix entre le gouvernement turc et le PKK influencent-ils les taux d’acceptation des demandes d’asile en Suisse?
Les développements politiques en Turquie, tels que la reprise ou l’interruption du processus de paix avec le PKK et les périodes de conflit dans les régions kurdes, pourraient normalement exercer une influence significative sur les décisions d’asile rendues par les autorités suisses. Or, sur place, malgré l’annonce unilatérale de l’abandon de la lutte armée par le PKK, rien n’a changé. La Turquie poursuit ses opérations militaires contre les forces kurdes tout comme sa répression politique. Les arrestations arbitraires de militant·es, journalistes, élu·es et simples citoyen·es kurdes n’ont pas cessé, les cas de torture et de mauvais traitements restent fréquents, et les conditions de détention des prisonniers politiques, dont les leaders kurdes Abdullah Öcalan et Selahattin Demirtas demeurent préoccupantes.
Pour résumer, il n’existe aucun changement positif tangible en Turquie qui devrait influencer la politique suisse vers une réduction de la protection accordée. Au contraire, les éléments disponibles plaident clairement en faveur d’une vigilance accrue et d’une reconnaissance élargie des persécutions subies par les personnes provenant de Turquie, en particulier les Kurdes engagés dans des formes de résistance non violente ou simplement critiques envers le régime.
Les décisions du SEM reposent-elles uniquement sur les documents officiels fournis par les autorités turques? Les pratiques telles que le secret de l’instruction, les restrictions d’accès aux preuves ou l’arbitraire judiciaire dans les affaires politiques en Turquie sont-elles prises en considération?
D’après mon expérience, les décisions du SEM ne reposent pas exclusivement sur les documents officiels fournis par les autorités turques, mais dans la pratique, ces documents jouent un rôle central dans l’évaluation des demandes d’asile des personnes provenant de Turquie. Il s’agit notamment de mandats d’amener, d’actes d’accusation, de procès-verbaux d’enquête ou de correspondances entre parquets et tribunaux. Ces pièces sont souvent produites par les requérant·es pour démontrer qu’ils et elles font l’objet de poursuites pénales pour des infractions politiques comme la « propagande pour une organisation terroriste », « l’insulte au Président » ou « l’humiliation publique de la République ». Or, ces infractions sont largement utilisées par les autorités turques pour réprimer la dissidence, en particulier kurde, et sont dénoncées par de nombreuses organisations internationales comme des instruments de criminalisation de la liberté d’expression.
«Aucune preuve n’est jugée suffisamment crédible, même lorsqu’elle émane des autorités turques elles-mêmes»
Rêzan Zehrê, juriste au Bureau de consultation juridique de Caritas Suisse
Malgré cela, les autorités suisses tendent à considérer ces poursuites comme légitimes, estimant qu’elles relèvent du droit pénal ordinaire et qu’elles ne sont pas motivées par des raisons politiques au sens de la Loi sur l’asile. Cette position est problématique, car elle repose sur une lecture formelle et décontextualisée du droit turc, ignorant les dérives autoritaires du système judiciaire, les procès de masse, l’absence de garanties procédurales et les pratiques de torture documentées. En assimilant des critiques politiques à des délits pénaux ordinaires, le SEM dépolitise les motifs d’asile et réduit la portée de la protection internationale.
Par ailleurs, le SEM accorde une faible valeur probante aux documents judiciaires turcs, en invoquant leur possible falsification ou obtention frauduleuse. Il cite même des sources médiatiques pour appuyer cette thèse, tout en affirmant que la question de leur authenticité peut « rester ouverte ». Cette posture est incohérente. Elle permet de disqualifier les preuves sans les examiner, tout en les utilisant comme base pour rejeter la demande. Cela crée une insécurité juridique pour les requérant·es, qui se retrouvent dans une situation paradoxale où aucune preuve n’est jugée suffisamment crédible, même lorsqu’elle émane des autorités turques elles-mêmes.
Le SEM applique également des critères cumulatifs très stricts pour reconnaître la pertinence des poursuites pénales. Il faut que le tribunal ouvre une procédure, que la personne soit condamnée, que cette condamnation soit motivée par des raisons politiques et qu’elle soit assortie d’une peine significative. Ces exigences, difficilement réalisables pour des personnes en fuite, élèvent artificiellement le seuil de reconnaissance du statut de réfugié·e, en contradiction avec l’esprit de la Convention de Genève, qui vise à protéger les personnes menacées avant qu’elles ne soient condamnées ou emprisonnées.
Enfin, les autorités suisses minimisent systématiquement les risques de mauvais traitements ou de torture en affirmant que les mandats d’amener visent uniquement à recueillir une déposition et que les personnes sont généralement libérées ensuite. Cette lecture formaliste ignore les nombreux rapports documentant les abus en garde à vue en Turquie, en particulier contre les personnes accusées de délits politiques. Elle repose sur une confiance excessive dans les garanties théoriques du système judiciaire turc, sans tenir compte de sa pratique répressive.
En somme, la politique actuelle du SEM à l’égard des requérant·es d’asile provenant de Turquie révèle une tendance à normaliser les pratiques judiciaires autoritaires, à dépolitiser les motifs d’asile, et à durcir les critères de reconnaissance du statut de réfugié·e, au détriment des personnes réellement menacées.
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