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Notre regard

Turquie | Les « féminicides sont politiques » tout comme le droit d’asile

Zelal Karatas

La violence à l’égard des femmes fondée sur l’inégalité des sexes, qui existe dans le monde entier, ne cesse de s’aggraver en Turquie depuis des années. En juillet 2021, la Turquie s’est retirée de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, connue sous l’appellation « Convention d’Istanbul ». Depuis ce retrait, la violence à l’égard des femmes a encore augmenté. Selon les données enregistrées par la plateforme « Nous allons arrêter les féminicides » (voir encadré), 2024 a été une année record, avec 394 femmes assassinées et 259 femmes ayant perdu la vie dans des circonstances suspectes.[1]Rapports annuel et semestriel de féminicides de la plateforme Nous allons arrêter les féminicides (2024/1er sem. 2025)

Cet article figure dans le dossier Turquie du numéro 204 de la revue. Le premier article de ce même dossier est un entretien avec Rêzan Zehrê – juriste au Bureau de consultation juridique de Caritas Suisse – au sujet de l’autoritarisme et de la répression en Turquie.

L’inefficacité des lois visant à prévenir la violence, le manquement des fonctionnaires à leurs obligations et l’incapacité des autorités publiques à protéger les femmes sont des facteurs importants qui contribuent à l’augmentation des meurtres de femmes en Turquie. Cette incapacité à protéger les femmes ne se limite pas à une simple décision sur papier. Même lorsqu’une décision de protection est prise, elle n’est pas appliquée sur le terrain, dans la pratique. Et les hommes le savent.

À l’heure actuelle, les forces de l’ordre considèrent la violence domestique subie par les femmes qui s’adressent à elles comme une « affaire familiale ». Il est donc fréquent que leurs plaintes ne soient pas prises en compte et qu’elles ne puissent pas bénéficier de la loi n° 6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence à l’égard des femmes [2]Cette loi est constamment dans le collimateur des politiciens islamistes qui ont favorisé la propagation de politiques sociales conservatrices ayant abouti au retrait de la Turquie de la Convention … Lire la suite, ni de la protection nécessaire. Chaque année, de nombreuses femmes sont tuées malgré l’existence d’une décision de protection.

Rapport annuel de féminicides 2024 de la plateforme « Nous allons arrêter les féminicides »

En 2019, une femme qui s’était autodéfendue a été menacée de mort par les proches de son ex-mari. Elle s’est ensuite réfugiée en Suisse avec son enfant et a obtenu le permis B réfugié [3]Kedistan, « Je suis Yasemin Çakal, je vous parle depuis l’exil… », 26 avril 2020. Cette affaire a eu un large écho dans la presse turque, en particulier dans les milieux féministes qui y voient une reconnaissance de leur slogan « Les féminicides sont politiques ».

Lorsque nous examinons la réponse apportée par le système d’asile suisse aux femmes victimes de violences en Turquie, nous constatons que l’approche juridique ne correspond pas à la réalité sociale du terrain, ce qui soulève des questions.

Comme le montrent les témoignages des femmes qui ont déposé une demande d’asile et dont la demande a été rejetée – peut-être en raison d’une augmentation de décisions négatives touchant les ressortissant·es originaires de Turquie –, le SEM se concentre sur trois points essentiels :

  1. Les femmes ont-elles demandé la protection de la police ?
  2. Si elles ont demandé la protection de la police, celle-ci a-t-elle pris des mesures effectives de protection, c’est-à-dire a-t-elle rempli sa mission ?
  3. Aurait-elle pu vivre dans une autre ville que celle où elle a connu des problèmes, subi des violences et des menaces et pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Même si les questions semblent simples sur le plan juridique, elles ne tiennent nullement compte des réalités sociétales qui nécessitent une analyse plus approfondie.

La plateforme « Nous allons arrêter les féminicides » est une association de femmes qui mène des actions de grande envergure pour mettre fin aux féminicides et prévenir la violence à l’égard des femmes en Turquie. Dans le cadre de ses activités, elle apporte un soutien juridique et social aux femmes victimes de violence ou menacées de violence. L’État turc n’a publié aucune donnée statistique sur les meurtres de femmes, les décès suspects de femmes ou la violence à l’égard des femmes, et comme il refuse obstinément de le faire, les chiffres publiés par cette plateforme, qui archive ces données depuis 2010, constituent depuis de nombreuses années la source d’information la plus fiable.

En premier lieu, lorsque les femmes demandent une protection, la police refuse souvent d’intervenir ou les dissuade en invoquant le caractère « familial » du litige. Les femmes doivent se battre pour que leurs plaintes soient enregistrées et, si nécessaire, affronter la police. Même lorsque la plainte d’une femme est enregistrée et qu’une décision de protection est prise, les forces de l’ordre tardent à appliquer cette décision ou la négligent. Cette omission amène l’auteur des violences à considérer le fait que la femme porte plainte comme une provocation, ce qui aggrave encore la violence. Cela expose les femmes à la mort et en dissuade de nombreuses de se rendre à la police. Il s’agit ici d’un instinct de survie, et non d’une négligence. Par conséquent, le SEM ne devrait pas punir ces femmes d’avoir cherché à survivre.

Source des données : plateforme « Nous allons arrêter les féminicides » (rapports annuels, 2008–2024). Graphique réalisé par l’autrice.

Ensuite, en Turquie, où qu’elles aillent, les femmes menacées par un homme peuvent facilement être retrouvées par leur agresseur en raison de la culture de l’impunité et du manque de mesures de protection efficace. Le nombre de foyers pour femmes est insuffisant. Les auteurs peuvent facilement accéder au nouveau domicile, même en un cas de changement de province, et malgré une décision d’éloignement, du fait que les autorités turques ne masquent pas – voire communiquent – la nouvelle adresse dans les documents officiels auxquels ont accès les hommes, etc.

Enfin, aucune province en Turquie n’est exempte de féminicides. En se déplaçant, ou en s’adressant aux autorités, les femmes s’exposent même à un danger plus important. Par conséquent, elles adoptent des pratiques visant à se protéger et à se causer le moins de tort possible. La fuite du pays constitue ainsi une stratégie de survie.

En conclusion, en cas de retour en Turquie, ces femmes risquent la persécution, le mariage forcé, des violences physiques et sexuelles voire la mort. Lors du traitement de leur demande d’asile, il convient de prendre en compte leur capacité à s’exprimer après avoir subi des violences prolongées, leur tendance à normaliser les violences subies, leur niveau d’éducation et leurs efforts pour survivre par leurs propres moyens en fonction du contexte réel sur le terrain, social, culturel et politique. C’est une exigence de la Convention d’Istanbul et la Convention sur les réfugié·es, dont la Suisse est signataire [4]Christophe Tafelmacher, Jurisprudence. Le groupe social des femmes enfin reconnu en droit d’asile, VE n° 197/avril 2024.

Notes
Notes
1 Rapports annuel et semestriel de féminicides de la plateforme Nous allons arrêter les féminicides (2024/1er sem. 2025)
2 Cette loi est constamment dans le collimateur des politiciens islamistes qui ont favorisé la propagation de politiques sociales conservatrices ayant abouti au retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul. Ce discours politique radical, qui s’oppose totalement au divorce, droit aussi naturel pour la femme que le mariage, vise à abroger la seule disposition légale capable de protéger les femmes, qui n’est d’ailleurs pas appliquée dans la pratique. En effet, selon eux, cette loi porte atteinte à l’unité familiale.
3 Kedistan, « Je suis Yasemin Çakal, je vous parle depuis l’exil… », 26 avril 2020
4 Christophe Tafelmacher, Jurisprudence. Le groupe social des femmes enfin reconnu en droit d’asile, VE n° 197/avril 2024