« Regards de requérant·es »

Atelier-exposition de photographie participative dans un centre de premier accueil à Neuchâtel

Rajesh Pradhan est né au Bhoutan, mais il a vécu en Inde et Népal, sans avoir jamais vu son pays d’origine. Il a 33 ans et habite actuellement dans le centre de premier accueil de Fontainemelon (NE). Il a participé, avec d’autres résidents, à un atelier de photographie participative durant une semaine sous la direction du photographe Alberto Campi.

Les commentaires qui accompagnent les photographies de Rajesh ont été enregistrés par Cristina Del Biaggio. Les photos de Rajesh ainsi que celles prises par d’autres participants à l’atelier ont été exposées lors de la Fête de la Coquille à La Chaux-de-Fonds du 27 au 30 juin 2013.

1. OBSCURITE · Ma première photo est noire, mais ce n’est pas le noir que je voulais montrer. Je voulais exprimer l’obscurité de mon enfance. J’ai eu une enfance difficile, ma vie est très sombre. L’obscurité symbolise toutes les difficultés que j’ai dû affronter pendant mon enfance, car j’ai perdu beaucoup de choses, des choses que les enfants devraient avoir, tels que le bonheur ou une famille. Mon enfance était très sombre, j’ai dû lutter. Je me rappelle de cela. Quand je vois l’obscurité, je pense à mon enfance.

2. LIGNES COLOREES · Il y a beaucoup de chemins. Quand j’ai un peu grandi, je n’ai jamais eu des chemins droits à parcourir. Il y a toujours eu beaucoup de zigzags. J’ai essayé de marcher droit. J’ai essayé d’être bien, mais j’ai dû affronter beaucoup de courbes. Cette image signifie aussi que le monde est très compliqué.

3. PIEDS · Il y a deux pieds. Cela me rappelle que, quand j’ai quitté mon pays, j’ai voyagé dans beaucoup d’endroits. Cela montre aussi combien je suis pauvre. Je n’ai pas de chaussures sur mes pieds. J’ai fui partout, en traversant beaucoup de pays: ici et là, là et ici, d’un pays à un autre. Je suis impuissant. Les deux pieds sont le symbole de l’impuissance.

4. ALCOOL · Il y a eu une lumière qui m’a aidé. Il m’a vraiment aidé. Cela a été la seule personne qui m’ait aidé. Il m’a donné de l’amour. Il faisait partie de ma famille, je crois. Mais il avait un problème avec l’alcool et il est mort à cause de cela. C’est ainsi que je l’ai perdu.

5. GOUTTE D’EAU · Après que j’ai essayé de faire de mon mieux, je cherchais mon bonheur. J’ai voulu faire plus, plus, toujours plus. J’aimerais saisir le bonheur, mais le bonheur est comme une goutte d’eau. Cette goutte d’eau signifie beaucoup pour moi. J’ai pris cette photo dans la salle de bain. J’ai essayé de prendre une photo de toutes les gouttes d’eau, mais, je suis désolé, je n’ai pas réussi. La goutte d’eau signifie : une personne qui a très soif voit les gouttes d’eau, mais il y a uniquement une goutte d’eau. La vie est ainsi. J’ai besoin de faire tout très rapidement. Je veux tout saisir. J’aimerais avoir une vie facile, mais ma vie est comme une goutte d’eau. C’est comme un miroir. Ma vie a toujours été ainsi. Je ne peux rien avoir, c’est comme une goutte d’eau. Je ne sais pas si une goutte d’eau est suffisante.

6. MAISON · Cette photo est comme un rêve. Je veux être sûr de pouvoir attraper mon rêve. Je saisis les opportunités. Je suis maintenant en Europe. Cette image me rappelle mon rêve. J’ai toujours rêvé de belles choses. Avant, c’était l’obscurité. J’ai toujours pensé à la lumière, au bonheur, à la liberté. Je suis entré en Europe, ceci signifie que je vais avoir une sorte de soulagement dans ma vie. Je pense toujours à la lumière. Cela, c’est la lumière, la fin de la souffrance, la fin de la tristesse. Tout est clair sur la photo. Il y a quelques nuages, mais il y a aussi le ciel bleu. Les nuages signifient qu’il y a une sorte d’obscurité, mais nous savons qu’après l’obscurité il y a le ciel bleu, ceci signifie limpidité, opportunités. L’obscurité aime toujours bloquer la lumière ou les opportunités.

7. PERMIS N · Ça, c’est le permis N et un peu d’argent que j’essaie de mettre de côté. Je ne sais pas si cette image me rappelle de bonnes ou de mauvaises sensations. L’argent me rappelle beaucoup de choses. Quand j’étais tout petit, j’avais des problèmes avec l’argent. J’aimais bien gagner de l’argent, non pas pour faire de mauvaises choses, je voulais être bien. Pour cela, je nécessite de l’argent. La richesse rend les personnes heureuses. J’ai dépensé beaucoup d’argent pour venir en Europe. Je suis toujours en train de payer, car j’ai emprunté beaucoup d’argent pour venir ici. C’est très bien que le gouvernement suisse ait accepté ma requête d’asile, mais le permis N c’est une barrière, un mur pour que je puisse gagner de l’argent. Car les personnes ne savent rien sur le permis N. Le permis N ne marche pas pour moi, car je ne peux pas avoir un travail. Pourtant, j’essaie dur. Mais je n’ai toujours rien. Je ne sais pas si je dois être heureux ou si je dois être triste. Je ne sais pas encore.

8. SAC A DOS · Il y a un sac à dos et des livres. Ce sont deux choses très importantes dans ma vie. Quand j’étais dans mon pays, j’ai beaucoup aimé aller à l’école. Les enfants vont à l’école. Ils ont des sacs sur leurs dos. J’ai toujours pensé que si j’avais eu des parents qui pouvaient prendre soin de moi, j’aurais peut-être pu aller à l’école. J’aurais pu apprendre. J’ai été à l’école, mais ce n’était pas facile pour moi, c’était vraiment, vraiment difficile. Ce que j’ai appris, je ne l’ai pas appris pendant mon enfance, je l’ai appris quand j’ai grandi. Maintenant je n’aime pas étudier, j’ai d’autres choses à faire, mais je dois aller à l’école ici. Je DOIS aller, cette fois-ci.

9. TOITS · J’ai toujours été jaloux des oiseaux. Si je vois des oiseaux, je suis jaloux, car ils ont une vie libre. Le monde entier est à leur disposition. Sur la photo, il y a des oiseaux qui volent. Les oiseaux ont toutes les libertés. Ils peuvent voler où ils veulent. Ils n’ont pas de frontière. Dieu a fait toutes les choses vivantes sur terre, mais nous avons fait des frontières. Dans ce pays, il y a besoin d’un passeport. Nous sommes sur cette terre, mais comme en prison. Il y a de grandes barrières partout.

Quelques remarques sur la méthodologie, par Rajesh Pradhan

Quand ce «vilain gars» (ndr: il s’agit d’Alberto Campi, le photographe qui a dirigé le projet) est arrivé la semaine passée… il m’a changé les idées. J’ai pris beaucoup de photos dans ma vie, mais jamais comme Alberto nous a expliqué de le faire. Je n’avais jamais fait cela avant. Je prenais des photos, mais il n’y avait pas d’émotions. Je prenais uniquement des photos. C’était bien. Fini.

Un jour Alberto est venu et a dit: «Prenez des photos moches». J’ai pris des photos moches. Pendant la nuit, je répétais à moi-même… «Photos moches… Pourquoi ce gars me demande de prendre des photos moches?» Ma vie entière est moche, et il vient ici et me rappelle mon passé. J’aimerais oublier mon passé. J’aimerais commencer une nouvelle vie. J’aimerais créer de nouvelles choses. J’aimerais avoir un peu de bonheur et de liberté.

Le deuxième jour Alberto nous a dit de prendre de belles photos. Je n’ai rien compris, mais j’ai pris de «belles photos». Pourtant, j’étais encore très confus. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais rien en tête.

Le troisième jour il a dit: «Prenez des photos et quand vous prenez des photos, montrez-moi votre passé». Et alors j’ai compris ce qu’il était en train de nous dire. Et alors, j’ai aussi compris quelles images il voulait qu’on prenne: «Quand vous prenez une photo, il faut qu’il y ait des émotions dans ces images». Des images qui sont vraiment importantes dans notre vie. Ces images sont toute ma vie. Je ne suis pas un bon photographe ; je ne sais pas comment utiliser une caméra. Mais quand j’ai pris les photos, j’ai vu ma vie, toute ma vie dans quelques images. Peut-être que la prochaine fois je vais montrer d’autres choses…

C’était très bien. C’était une expérience très différente, et très belle.

Rajesh Pradhan