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Migros Magazine | Les réfugiés syriens en boucs émissaires?

La vague migratoire qui touche l’Europe est sans doute la conséquence plutôt que la cause du terrorisme islamiste. Depuis les attentats de Paris, la crainte est pourtant bien là que des djihadistes se mêlent aux requérants.

Article de Laurent Nicolet, paru sur le site de Migros Magazine, le 23 novembre 2015. Cliquez ici pour lire l’article sur le site de Migros Magazine.

«Le danger existe.» Le chef du Département fédéral de la défense, Ueli Maurer, n’aura pas perdu de temps. Au lendemain des attentats de Paris, et de la découverte notamment d’un passeport syrien près du corps d’un kamikaze, le lien possible entre terrorisme et migrants devrait selon lui être pris en considération:

«Que des loups solitaires ou de petits groupes se déplacent de cette manière est envisageable. Des agents dormants vivant parmi nous représentent le plus grand danger, car nous ne disposons pratiquement d’aucune information sur de telles personnes.»

Revoir l’accueil des migrants à la dramatique lumière des risques d’attentat n’est pas l’apanage de l’UDC. En France, l’ancien président Nicolas Sarkozy s’y est essayé à sa manière, avec l’air de ne pas y toucher tout en y touchant quand même: «Il n’y a pas de lien naturel. Mais enfin, le problème se pose.»

Des spéculations et des interrogations que le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a balayées d’un revers de main sec: «Ceux qui ont perpétré les attentats sont exactement ceux que les réfugiés fuient, et non pas l’inverse», concluant qu’il n’y avait «pas lieu de revoir les politiques européennes» en matière de migrants.

Concernant la Suisse, le secrétaire d’Etat aux migrations Mario Gattiker s’est voulu rassurant: «Tous les demandeurs d’asile transférés aux cantons sont enregistrés et identifiés.» Cela suffira-t-il à apaiser les peurs?

 

«La Suisse a déjà été évoquée comme cible potentielle»

Interview de Jean-Paul Rouiller, directeur du GCTAT, le centre d’analyse du ­terrorisme à Genève.

L’asile comme filière potentielle du terrorisme, cela vous semble plausible?

On peut imaginer qu’il pourrait être commode de profiter du flot de gens. Mais ça me paraît difficile de procéder ainsi pour préparer des attentats comme ceux de Paris. Pour une évidente question de timing. Si vous vous mettez dans un flot de réfugiés, vous savez quand vous partez, mais vous n’avez par contre aucune espèce d’assurance sur le moment où vous allez arriver. Vous n’avez même pas l’assurance d’arriver à destination, vu les impondérables sur un tel chemin. Je doute que ce soit là l’intention des terroristes de l’Etat islamique. Je pense au contraire que maintenant qu’ils sont sous pression chez eux, ils vont avoir besoin de tous les soldats, de tous les gens compétents là-bas.

Quelle leçon faut-il alors tirer de ces attentats?

Que nous ne sommes même plus confrontés à des réseaux constitués, mais à des communautés. Comme citoyen d’un village vous savez où faire vos courses, où acheter quoi. Le djihadiste bénéficie d’un même genre de substrat, il saura qu’à Molenbeek (commune de Belgique, ndlr), s’il va à tel endroit, il verra telle personne qui saura où trouver le matériel pour préparer une bombe. Par un cousin, il n’aura qu’un coup de fil à passer pour joindre l’autre gars qui est en Syrie, etc. Ces communautés salafistes se sont constituées en Europe à travers les générations, avec des strates superposées, des gens qui changent de fonction et de rôle, avec le temps et avec l’âge, mais qui clairement restent dans cette même communauté d’appartenance. Il y a des gens comme ça qui se baladent dans la nature, qui sont parfois repérés mais qu’on n’arrête pas parce qu’ils sont en dessous du seuil judiciaire, mais qui avancent et progressent.

Ce phénomène existe nettement moins en Suisse, non?

Il n’y a pas encore de communautés mais les éléments pour qu’elles se constituent sont là. Si on laisse les choses continuer dans certains quartiers de nos villes. Une nouvelle loi sur le renseignement, c’est bien beau, mais il faudra mettre les moyens, en argent et en hommes, pour que cela fonctionne. Et surtout il faudra mettre des moyens dans les cités dortoirs, faire de la prévention auprès des gamins très tôt. Retrouver du calme et de la sérénité dans nos sociétés, ça ne se réglera pas uniquement en accroissant les mesures de sécurité. Pour contrer la radicalisation, il faut l’appui de toute la société, et je ne parle pas ici de délation.

C’est-à-dire?

On peut observer sur les réseaux sociaux l’idéalisme fleur bleue de ces gosses avant qu’ils ne se radicalisent. On voit bien qu’ils ont besoin d’un cadre. Il est peut-être réducteur mais pas totalement faux de dire que ceux qui partent en Syrie au début le font par une sorte d’idéalisme à la Che Guevara. Il faudrait d’une manière ou d’une autre pouvoir répondre à cet idéalisme. Ces perspectives n’intéressent guère les politiciens qui ont besoin eux de décisions visibles et spectaculaires, même si elles ne servent à rien, comme la fermeture des frontières.

La Suisse n’est-elle pas protégée par sa non-implication dans la poudrière du Moyen-Orient?

Mais non. Ces gens-là ne raisonnent pas ainsi. Il faut se rappeler que la Suisse a été évoquée, cette année, au moins une fois dans une vidéo comme cible potentielle. La Suisse ne sera pas protégée pour la simple raison que nous avons déjà aujourd’hui une cinquantaine de jeunes qui sont en Syrie. Si d’aventure ces gens envisagent un jour une opération, ils ne viseront pas la France, la Belgique ou l’Italie, c’est chez nous qu’ils frapperont. Pour justifier tout ça, ils pourront toujours invoquer le fait que nous avons refusé les minarets.