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L’Écho magazine | Au Canada, on paie pour avoir un réfugié!

Loin de restreindre l’asile, les Canadiens se démènent pour financer la venue de réfugiés chez eux. Ceux-ci s’intègrent vite et apportent beaucoup à l’économie. Résultat: près de 30’000 réfugiés ont déposé leurs valises dans le pays depuis novembre 2015.

Article écrit par Aude Pidoux, publié dans l’hebdomadaire Écho Magazine, le 1er septembre 2016. Cédric Reichenbach a également participé à la rédaction de l’article. Cliquez ici ou sur l’image ci-dessous pour télécharger l’article en format pdf.

2016-09-01_echo-magazine_accueil-priveUne des premières choses qu’a faites Hussein en arrivant au Canada en juillet, c’est d’aller à la bibliothèque de l’université de sa ville d’adoption, St John’s, et de demander une carte de bibliothèque. La bibliothécaire lui a réclamé une pièce d’identité canadienne. Il lui a tendu quelques feuilles officielles et expliqué qu’il était réfugié, qu’il venait d’arriver et qu’il n’avait pas encore reçu ses papiers. Il n’est normalement pas possible d’obtenir une carte de bibliothèque sans document d’identité, lui a expliqué la dame avant d’aller en discuter avec sa supérieure. Trois minutes plus tard, elle revenait et lui tendait une carte de bibliothèque. Hussein, un grand gaillard aux cheveux dressés sur la tête, est sorti mystifié de cette expérience. «J’ai passé trois ans et demi en Turquie comme réfugié, je n’avais pas le droit de travailler, pas le droit d’étudier et pas même le droit d’entrer dans une bibliothèque. Je n’avais rien à faire et j’avais tellement envie de lire des livres. Et ici, je reçois une carte de bibliothèque sans posséder les documents nécessaires!»

LA PHOTO DU PETIT GARÇON

Depuis quelques mois, le Canada vit une véritable romance avec ceux qui ont obtenu l’asile dans leur pays. «Un réfugié syrien est devenu le barbier le plus populaire de Corner Brook», «Un chocolatier syrien ouvre une fabrique à Antigonish», «Un réfugié syrien âgé de dix ans poursuit sa passion pour le piano au Canada», titrent joyeusement les médias, qui laissent rarement passer trois jours sans relater l’histoire à succès de réfugiés fraîchement débarqués.
Il n’en a pas toujours été ainsi. L’année dernière, le gouvernement conservateur alors au pouvoir menait une politique hostile aux demandeurs d’asile. Jusqu’à ce que la photo d’Alan Kurdi, petit garçon kurde syrien retrouvé mort noyé sur une plage de Turquie bouleverse le monde le 2 septembre 2015. L’image ébranla particulièrement l’opinion publique canadienne: la famille du petit garçon avait cherché à rejoindre des proches à Port Coquitlam, dans la banlieue de Vancouver, mais sa demande d’asile avait été refusée pour des raisons administratives. Deux jours après le drame, «comment parrainer un réfugié» devenait la phrase la plus souvent entrée sur le moteur de recherche Google au Canada.
 «A l’époque, le gouvernement ne parlait pas d’accueillir des victimes de la guerre. Nous nous sentions impuissants, comme beaucoup de gens ici, face à ces milliers de Syriens qui fuyaient vers l’Europe. Nous avions envie de faire quelque chose», raconte la chorégraphe et danseuse Louise Moyes. Comme beaucoup d’autres, Louise Moyes et ses amis se tournent alors vers un outil spécifique au Canada: le parrainage de réfugiés. Mis en place à la fin des années 1970 pour répondre à la crise des boat people de la guerre du Vietnam, ce système permet aux Canadiens de financer la venue de réfugiés dans leur pays. En 1975, l’Etat avait accueilli 5000 Vietnamiens. Quelques années plus tard, 50’000 autres réfugiés vietnamiens venaient s’installer au Canada, parrainés par des citoyens touchés par leur situation.

Surfant sur la vague de compassion pour les victimes de la guerre en Syrie, Justin Trudeau a fait de l’accueil un argument électoral. Une fois élu Premier ministre, en novembre 2015, il organise immédiatement la réception de réfugiés syriens et irakiens par l’Etat et encourage le parrainage par des privés. Depuis, des milliers de groupes de parrainage se sont formés qui, à coups de campagnes sur Facebook, de ventes de gâteaux et de repas de soutien, tâchent de trouver des fonds tout en remplissant un grand nombre de formulaires. Près de 30’000 réfugiés sont arrivés depuis novembre 2015 et des démarches sont en cours pour plus de 20’000 autres.

6000 DOLLARS PAR RÉFUGIÉ

«Nous avons choisi d’accueillir une famille de trois personnes, une maman et ses deux enfants, raconte Louise Moyes. Le plus difficile a été de réunir l’argent nécessaire.» Les groupes de parrainage doivent fournir 6000 dollars par réfugié (environ 4500 francs suisses), qui financent ses six premiers mois au Canada. La somme nécessaire aux six mois suivants est prise en charge par l’Etat fédéral canadien. Ensuite, les réfugiés ont droit à l’aide sociale de leur province de résidence. «Tout le monde a donné dans la mesure de ses moyens poursuit Louise Moyes. Même mon fils a contribué. Il a offert 65 dollars!» Quelques semaines après que le groupe a réuni la somme, Bushra, la maman, et ses deux enfants ont pu quitter le camp dans lequel ils vivaient en Turquie direction le Canada, un voyage sous l’égide de l’Organisation internationale pour les migration
.

Bushra et ses enfants
ont cependant eu de
la chance de pouvoir
venir aussi vite. Aujourd’hui, le programme de parrainage est dépassé par son succès malgré l’envoi, en juin, d’une quarantaine d’officiers d’immigration supplémentaires au Moyen- Orient. Le processus prend désormais de longs mois, une attente qui exaspère parrains et réfugiés. «Je n’y ai cru qu’une fois que j’étais dans l’avion, raconte Hussein. Les démarches administratives avaient pris tellement plus de temps que prévu que je n’avais plus confiance. J’étais censé me rendre dans un hôtel d’Istanbul trois jours avant le vol avec toutes mes affaires pour suivre une session de préparation. J’y suis allé, mais sans mes sacs. Je les ai laissés dans la pension dans laquelle je résidais. J’avais peur que mon départ soit annulé et que je perde ma chambre. Il y a tellement de réfugiés en Turquie que jamais je n’aurais pu retrouver une chambre à ce prix. J’ai récupéré mes affaires la veille du départ. Ce n’est qu’une fois dans le hall des départs de l’aéroport que j’ai appelé la pension pour dire que je quittais ma chambre.»

PERMIS C DÈS LE DÉPART

Pour accueillir Bushra et ses enfants, leur groupe de parrainage a loué et meublé un appartement. Hussein, quant à lui, a une chambre dans la maison d’un de ses parrains. Ils partagent la salle de bain et la cuisine. Contrairement à la Suisse, l’Etat canadien n’émet aucune directive concernant le logement, ce qui facilite la tâche des parrains. Une fois l’argent réuni, ils ont pour unique mission d’aider leurs protégés à s’installer et à s’intégrer. «Nous leur rendons régulièrement visite, leur montrons comment prendre le bus, où faire leurs achats, et tous ces détails pratiques.

Comme mon fils a 
à peu près l’âge des
 enfants, nous faisons
 souvent des activités 
ensemble: nous allons jouer dehors, nager, faire du football», raconte Louise Moyes. Les groupes de parrainage offrent ainsi aux réfugiés fraîchement débarqués un réseau de soutien dans tous les domaines.

A leur arrivée au Canada, les réfugiés reçoivent un statut de résident permanent (l’équivalent du permis C suisse). Ils ont donc le droit de travailler, bénéficient de la couverture médicale universelle et sont libres de déménager à leur guise. Le système a fait ses preuves: après deux ans au Canada, plus de la moitié des réfugiés parrainés par des privés travaillent contre 30% seulement de ceux assistés par le gouvernement. Des résultats beaucoup plus positifs qu’en Suisse où, après dix ans, moins de la moitié des réfugiés ont un emploi. «Je trouve ce système de parrainage excellent, remarque Hussein. Quand ils arrivent ici, certains réfugiés ont besoin d’être pris par la main, d’autant plus s’ils ne parlent ni l’anglais ni le français. Je pense que les réfugiés apprécient vraiment ce que fait le Canada pour eux, surtout s’ils ont passé du temps en Turquie ou dans les pays avoisinants. Ils seront de bons citoyens.»
 Si les citoyens s’engagent pour accueillir les réfugiés, les provinces sont elles aussi généralement heureuses de leur venue malgré la perspective de devoir les soutenir financièrement à leurs débuts. Beaucoup des plus grands hommes d’affaires d’aujourd’hui sont venus du Liban en tant que réfugiés dans les années 1960 et 1970 lors de la guerre civile, notait Rob Batherson, directeur de la Chambre de commerce d’Halifax, en Nouvelle-Ecosse, peu après la promesse faite par le gouvernement libéral d’accueillir des réfugiés. «Les réfugiés viennent en Nouvelle-Ecosse, créent de la richesse, des emplois, augmentent le revenu des impôts. Je suis impatient de voir qui, parmi les réfugiés qui arrivent aujourd’hui, sera la success story des trente prochaines années!»

LE LUXE DU CHOIX

Contrairement aux pays d’Europe, le Canada a l’avantage de pouvoir choisir ses réfugiés. Le pays n’étant atteignable que par bateau ou par avion, les requérants d’asile pris en charge par le Canada sont sélectionnés directement dans leurs régions d’origine par le biais du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. La plupart des Syriens accueillis au Canada viennent donc de camps en Turquie, au Liban et en Jordanie.

Le Canada a décidé de n’accueillir que les requérants d’asile les plus vulnérables, à savoir les familles avec enfants et les membres des minorités sexuelles. En outre, avant d’être inscrits sur les listes de réfugiés attribués au Canada, les requérants d’asile subissent un grand nombre de contrôles de sécurité. Leur histoire et leurs relations sont passées au crible afin de prévenir tout risque pour les citoyens canadiens. «Je suis vraiment content d’avoir été contrôlé de la sorte, relève Hussein, un réfugié arrivé au Canada en juillet. De cette manière, je sais que les Canadiens se sentent à l’aise et n’ont pas peur de moi.»

Tous ces éléments, ainsi que le fait que tous les réfugiés accueillis au Canada le sont sur une base volontaire, participent des bonnes relations entre les Canadiens et les réfugiés, qu’on appelle ici les nouveaux Canadiens.

ET EN SUISSE?

En Suisse, on ne paie pas pour accueillir un réfugié. Les citoyens qui choisissent d’ouvrir leur porte reçoivent, au contraire, un peu d’argent à titre de compensation.

Reste que peu de Suisses hébergent des réfugiés. Est-ce dû à un manque de générosité? Pas selon Sophie Malka, coordinatrice de Vivre Ensemble, une association très active dans le domaine de l’asile: «Dans les cantons de Vaud, de Genève, de Berne et d’Argovie, environ 450 familles ont fait le pas de s’engager à recevoir chez eux des réfugiés depuis le lancement d’un projet-pilote par l’OSAR en automne 2015. Personne ne s’attendait à un tel élan de solidarité». Et après? «Cet engouement a surpris, et les initiants du projet-pilote ont sans doute mis du temps à mettre les moyens pour assurer le suivi. Certaines familles ont attendu des mois avant de voir leur projet se concrétiser et seule une cinquantaine d’entre elles accueillait en avril  un réfugié. C’est dommage car les lieux d’hébergement manquent, en particulier à Lausanne et Genève.»

Mais les choses s’améliorent. Depuis cet été, l’établissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM), désormais seul responsable du projet pour le canton de Vaud, s’efforce de répondre dans les dix jours aux citoyens intéressés. «Si nous avons une personne à placer immédiatement et que les deux parties s’entendent, cela peut être l’affaire de quelques jours», révélait Evi Kassimidisla, porte-parole de l’EVAM, au début de l’été dans 24 heures.

Les autorités ont aussi assouplit le règlement. Plus besoin, par exemple, de disposer d’une salle de bain à part juste pour le réfugié hébergé chez un privé: il suffit que tout le monde soit d’accord de partager la salle d’eau. Résultat: alors qu’une trentaine de personnes ont été placées durant les huit premiers mois du projet-pilote, une vingtaine de réfugiés au moins ont trouvé un nouveau toit en moins de trois mois. De quoi remotiver les familles désireuses d’aider leur prochain. Et de redonner espoir aux Syriens, Afghans, Iraquiens et Erythréens ayant fui la guerre et qui rêvent de reprendre pied avec l’aides des Suisses.

Liban, décembre 2015: des enfants syriens et irakiens attendent d’être transportés au Canada. Photo: Keystone-a