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Journal d’un réfugié syrien | L’esprit de Noël

Fin d’année. C’est une période compliquée pour les Syriens, ceux qui soutiennent la paix, et cette année plus encore que la précédente.

Billet paru dans le blog Le réfugié syrien, le 24 décembre 2016. Cliquez ici pour lire le billet sur le blog.

J’ai observé les gens qui s’affairaient aux préparatifs cette semaine, j’ai toujours considéré que la préparation de la fête était plus importante que la fête en elle-même. En circulant à vélo à Genève, je les ai vu entrer et sortir des magasins; personne n’était disponible pour le moindre rendez-vous.

Même si je n’ose pas me l’avouer, dans un coin enfoui au fond de moi, cette ambiance me fait plaisir, je l’ai toujours aimée. Elle réveille la nostalgie de mes années d’étudiant en France. Le papa qui achète un sapin. Les allers-retours pour les cadeaux. Je souhaite sincèrement que tous ces gens que j’ai vu se préparer profitent des fêtes de fin d’année et y trouvent de la joie. Moi, l’horrible camion de Berlin m’a complètement gâché cette période préparatoire. Quant à l’assassinat, le même jour, de l’ambassadeur de Russie en Turquie, il nous a fait peur. Dès qu’ils ont appris la nouvelle, la réaction de mes proches a tout de suite été de dire: « Les Syriens vont devoir payer ça, c’est sûr. »

A chacune de mes années passées en France, j’ai été invité à passer Noël dans des familles. Je ne me souviens pas vraiment des repas, mais je me rappelle d’un papa au saxophone et de la chaleur, au sens propre, celle du feu dans la cheminée et l’alcool que nous buvions. De retour en Syrie, je profitais de la fin de l’année pour essayer de recréer cette ambiance, plutôt au moment du 1er de l’an qu’à celui de Noël. Chez nous, personne ne se préoccupe de Noël, d’ailleurs, la religion musulmane ne fête pas les naissances. Ce n’est que récemment que nous nous sommes mis à célébrer les anniversaires. Il y a probablement 60% des Syriens dont la date officielle de naissance est le 1er de l’an! Avec le temps, les services de l’Etat civil ont été rendus plus efficaces, mais avant, on ne déclarait ses enfants que lorsqu’on allait en ville, et souvent, on avait tendance à les rajeunir. On le faisait pour le service militaire, mais aussi pour le collège, en cas de redoublement. Après 14 ans, les enfants n’ont plus le droit d’être inscrits en filière générale, ils sont obligés de passer en technique. Moi-même, j’ai déclaré chacun de mes deux fils comme étant nés un 1er janvier après mûre réflexion. Je ne suis pas convaincu d’avoir eu raison, mais je l’ai fait. Quant à mon père, il avait probablement noté nos dates de naissance car nous ne sommes pas du 1er janvier. Mais quand il a fait sa déclaration, il l’a faite pour cinq enfants en même temps!

Il y a un an à la même époque, puis à nouveau l’été passé, avec ma femme et mes fils, nous avions fait une tournée en Allemagne pour rendre visite aux Syriens que nous connaissons, famille et amis, et qui venaient d’y arriver. Cette fois, une bonne partie d’entre eux ont décidé de venir à Genève pour passer la fin de l’année. Du coup, j’ai invité les jeunes Kinan et Faris à venir eux aussi. Ce sont deux formidables garçons, dont j’ai déjà parlé après mes précédents périples en Allemagne. Faris viendra, mais Kinan, qui semblait partant, a changé d’avis au dernier moment. Ses parents l’ont appelé depuis la Syrie pour lui dire qu’ils avaient besoin d’argent. Ils ont tenu bon toutes ces dernières années, mais à leur tour, ils veulent essayer de passer en Turquie. Ils vivent à Idlib, et comme tout le monde là-bas, ils redoutent que la province soit la prochaine dans la ligne de mire du régime et de l’aviation russe. Il y a trois semaines déjà, 22 personnes ont été tuées dans un bombardement à proximité de leur maison. Leur fils aîné, le frère de Kinan, est en prison depuis quatre ans. «Je ne peux pas dépenser d’argent pour venir en Suisse alors que mes parents en ont besoin», nous a expliqué Kinan au téléphone. Mon fils m’a aussitôt dit: «On va s’arranger pour trouver une solution.» «Non, il faut lui laisser vivre l’émotion de venir en aide à ses parents», ai-je répondu.

[caption id="attachment_36754" align="alignright" width="300"]photo-1024x614 La neige dans le village du Réfugié syrien.[/caption]

Du côté de mon village, en cette fin d’année, le chauffage est la première des préoccupations. Il a neigé le week-end passé. J’ai fait le nécessaire pour que les écoles soient approvisionnées en fioul et les gens m’ont dit combien ils en étaient contents. Moi-même, j’ai l’impression que c’est la chose la plus efficace que j’ai réussi à accomplir durant toutes ces années, à la fois la plus concrète et la plus immédiatement bénéfique.

La neige n’est pas le seul événement à s’être produit dans mon village dernièrement: il y aussi eu l’arrivée de plusieurs familles évacuées d’Alep. Yasser, qui est casque blanc, est revenu habiter chez ses parents, dans mon quartier. Son quotidien a changé du tout au tout: à la course sans repos sous les bombes pour les opérations de secours a succédé le rythme de vie du village ralenti par la neige.

Des combattants blessés aussi sont arrivés, dont un homme âgé d’une quarantaine d’années que je suivais sur Facebook. Cela faisait au moins trois ans qu’il se battait au sein de l’Armée syrienne libre. Il n’est pas du tout religieux. Dans le temps, je me souviens, il était un enfant très turbulent, un voyou même, le petit dernier dans une famille dont le père s’était remarié longtemps après avoir perdu sa première femme. «Quoi qu’il nous soit arrivé, nos dirigeants en portent la responsabilité. L’opposition est lâche. Elle s’est montrée tellement désunie», écrit-il en substance sur sa page. Il accuse aussi la communauté internationale d’avoir manqué à ses responsabilité et les pays arabes d’avoir collectivement trahi les Syriens.

En parlant du village, cette semaine, ma Maman a pris une grande décision. Elle a insisté pour que je téléphone à celui qui habite chez elle depuis qu’elle a quitté sa maison pour se réfugier à Genève en 2013. Elle m’a demandé de dire à cet homme d’ouvrir le coffre, de le vider et de tout distribuer à ceux qui étaient dans le besoin, comme, peut-être, ces Alépins récemment arrivés au village. Ce coffre, c’est toute une tradition en Syrie. La femme qui se marie en acquiert un pour ranger ce qui lui est le plus cher. Jusqu’à sa mort, elle y conserve ses effets précieux, et, la plupart du temps, elle rédige une liste pour dire qui doit hériter de quoi. Dans ce coffre, on trouve aussi al-kafan, le linceul blanc, que l’on revêt dans sa tombe. Cette décision est vraiment le reflet de la disparition de l’espoir; pour ma maman, c’est un deuil total. Du haut de ses 79 ans, elle a toujours eu plus d’espoir que nous tous ses enfants. Mais elle semble désormais savoir qu’elle ne reverra pas la Syrie.