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Notre regard

Enquête | Quelques vérités sur les statistiques en matière d’asile

Article paru dans le n°101 de la revue SOS Asile, 4ème trimestre 2011

Dans le débat public, autorités, presse et certains milieux politiques ne cessent de convaincre la population que le droit d’asile est un problème majeur, ceci à grand renfort de statistiques. Au point d’amener Simonetta Sommaruga, la nouvelle Cheffe du Département fédéral de justice et police, à rendre un énième rapport sur «les mesures d’accélération de la procédure d’asile».

Pourtant, une lecture simplement honnête des statistiques officielles permettrait de changer complètement le paradigme de communication. Ainsi, selon le rapport sur la statistique en matière d’asile 2010, publié par l’Office fédéral des migrations (ODM) et accessible à toutes et tous 1, le nombre des nouvelles demandes d’asile a baissé de 2.7% par rapport à 2009, tandis que le nombre de dossiers traités en première instance a augmenté de 19.4% par rapport à 2009: un peu moins d’entrées, nettement plus de cas réglés, il n’y a donc strictement aucune raison de lancer des cris d’alerte et pousser à plus d’accélération!

A ceci s’ajoute le fait que la Suisse parvient à liquider de plus en plus de dossier en application de l’accord de «Dublin», qui permet de renvoyer une personne à un autre pays européen chargé d’examiner sa demande d’asile. Sur 20’690 cas traités en 2010, l’ODM a rendu 6’393 décisions de non-entrée en matière (NEM) «Dublin».

Si l’on ajoute à cela qu’au total, ce sont 9’466 décisions de NEM (y compris les cas «Dublin») qui ont été prononcées en 2010, ainsi que 1’276 radiations, cela revient à dire que, pour plus de la moitié des dossiers traités, l’ODM n’examine pas du tout les motifs d’asile, mais se contente d’écarter les demandes pour de purs motifs formels ou administratifs: absence de documents d’identité, règlement «Dublin», etc.

Mais il est un chiffre frappant que la communication officielle se garde bien de crier sur les toits. Lorsque l’ODM a daigné entrer en matière sur une demande en 2010, soit pour les 9’948 cas qui n’ont pas été écartés par une NEM ou une radiation, 3’449 ont reçu l’asile (permis B ou C) et 4’796 se sont vus octroyer une admission provisoire (permis F). C’est que ce statut ne peut être octroyé que si l’asile a été refusé.

Il y a donc en réalité deux décisions, une sur l’asile, l’autre sur le renvoi: on accorde l’admission provisoire principalement en cas de guerre civile dans le pays d’origine ou de graves problèmes de santé. Le permis F est donc à la fois une décision négative sur l’asile, mais positive car elle permet de rester en Suisse et d’y travailler.

Le calcul est vite fait: quand l’ODM a vraiment examiné leurs motifs d’asile, 8’245 personnes ont pu rester en Suisse, soit au titre de l’asile, soit par le biais d’un permis F. Cela représente donc près de 40% du total des 20’690 cas traités, et 82% des cas traités sur le fond. Comment peut-on sérieusement et de bonne foi continuer à prétendre, du côté des autorités, que nous ferions face à une généralisation des abus?

Les statistiques officielles de l’ODM montrent le contraire, à savoir qu’en 2010, 40% du total des cas traités, et plus de 80% des cas examinés sur le fond, se sont vu reconnaître un besoin justifié de protection, ceci avec une pratique que nous persistons à considérer comme rigoureuse. On remarque aussi que 2’942 personnes ont été régularisées à titre humanitaire, parce qu’elles vivaient depuis de nombreuses années en Suisse avec une excellente intégration (passage du permis F au permis B, ou article 14, 2ème alinéa LAsi).

Il est déplorable que les autorités, cheffe du DFJP en tête, ou que les médias, ne se donnent pas la peine de se faire leur propre opinion sur les statistiques officielles, et expliquent à la population ce qui est une réalité: même avec une approche restrictive, force est de constater un véritable besoin de protection de plusieurs milliers de personnes s’étant réclamé de l’asile en 2010.

Comme on le voit, le point noir de la pratique actuelle réside dans l’usage immodéré des décisions de NEM, 9’466 en 2010, qui sont aux 2/3 des cas découlant du règlement «Dublin».

En comptant les radiations, 1’276 en 2010, 52% des cas sont balayés par une simple «gestion de stock» purement administrative, sans considération d’éléments personnels et humains. C’est surtout l’explosion des décisions de (NEM) «Dublin» qui apparaît inquiétante.

A ce sinistre jeu d’échange entre Etats, la Suisse est gagnante. En 2010, l’ODM a déposé des requêtes de prises en charge par un autre pays européen pour 5’994 personnes, lesquelles ont été acceptées dans 5’095 cas. Ces procédures se sont soldées par 2’722 transferts effectifs en 2010. De son côté, la Suisse n’a reçu que 1’327 demandes de prises en charge, n’en a accepté que 797, et n’a dû recevoir que 481 transferts effectifs en 2010.

Ces chiffres pour l’année 2010 ne font que confirmer la tendance depuis l’entrée en vigueur de l’accord de «Dublin»: entre décembre 2008 et décembre 2010, l’ODMa pu obtenir dans 9’685 cas la reconnaissance de compétence d’un pays tiers, et dans 4’626 cas la remise effective de la personnes visée 2. En contrepartie, la Suisse n’a dû accepter que 1’249 demandes et seules 626 personnes lui ont été remises.

Au final, c’est un bénéfice net dont l’ODM se déclare très fier, en taisant toutes les critiques élevées contre le déroulement des procédures «Dublin» et contre la brutalité de l’exécution de ces renvois.

On ne saurait se laisser aveugler par l’amalgame entretenu entre décision de NEM et abus du droit d’asile. A force de multiplier les possibilités de décisions expéditives, on en est venu à perdre de vue l’objectif du droit d’asile. N’oublions pas la condamnation de la Suisse par le Comité des Nations Unies contre la torture en 2007, fustigeant que les clauses de NEM qui ne garantissent aucune protection pour les personnes réfugiées, ni un traitement conforme aux droits humains3.

D’ailleurs, même s’il faut chercher ces chiffres bien camouflés dans les commentaires de l’ODM, l’année 2010 a aussi connu 4’872 «départs non contrôlés». Cet euphémisme décrit la réalité de personnes qui «disparaissent» en échappant au contrôle des autorités: clandestinité en Suisse, départ pour un autre pays, etc. Comme il en va depuis plus de vingt ans, ce chiffre révèle l’échec d’une politique qui se veut restrictive, mais ne parvient qu’à pousser des être humains dans la plus extrême précarité.

En définitive, les statistiques 2010 révèlent de forts contrastes. D’un côté, nous devons déplorer la multiplication des décisions expéditives et des procédures «Dublin» qui réduit la pratique du droit d’asile par l’ODM à une pure «gestion de stock», dénuée de toute considération humaine. D’un autre côté, nous constatons, quelque peu ébahi-e-s, que le besoin de protection des personnes réfugié-e-s ressort aussi de la pratique de l’ODM, sans que personne n’en pipe mot.

A l’occasion du 60ème anniversaire de la Convention relative au statut des réfugiés, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a rappelé qu’en 2010, les pays de l’Union européenne n’ont accueilli que 29% du total des réfugié-e-s observés dans le monde entier4.

Il y a donc de la place pour la solidarité: il est grand temps de changer de paradigme, à la fois dans la politique de communication, mais aussi et surtout dans la politique d’accueil!

Christophe Tafelmacher

1: Les divers  tableaux de  chiffres peuvent  être  téléchargés  librement à  cette adresse http://www.bfm.admin. ch/content/dam/data/migration/statistik/asylstatistik/jahr/2010/stat-jahr-2010-f.pdf
2: Office fédéral des migrations«Le  rapport  commenté» peut  être  téléchargé  librement à  cette adresse: http://www.bfm.admin. ch/content/dam/data/migration/statistik/asylstatistik/jahr/2010/stat-jahr-2010-kommentar-f.pdf
3: Comité des Nations Unies contre la torture(CAT), Genève:Communication n° 299/2006  Jean-Patrick Iya c. Suisse, du 16 novembre 2007. Hertig Randall, Maya, «La nouvelle loi sur l’asile à l’épreuve des droits de l’homme», in:  Jusletter, revue juridique en ligne, www.weblaw. ch, 28 avril 2008.  Iya,  Jean-Patrick, «Témoignage kafkaïen», in: SOS Asile, n° 86, 1er trimestre 2008, p. 6.
4:Communiqué de presse du HCR du 28 juillet 2011

Lire également : Statistiques, une histoire de communication!