Centres pour récalcitrants | Chassez le naturel…
Le 28 septembre 2012, une majorité du Parlement suisse a voté en faveur de la création de «centres spécifiques» pour les «requérants qui menacent la sécurité et l’ordre publics ou qui, par leur comportement, portent sensiblement atteinte au fonctionnement des centres d’enregistrement.» Lors des débats ayant précédé cette décision, certains députés ont critiqué le fait que cette mesure conduirait de facto à la réintroduction de «camps d’internement» en Suisse. Cet article rappelle ce en quoi a consisté l’«internement administratif d’étrangers» en Suisse et analyse dans quelle mesure la création de «centres spécifiques» pour requérants d’asile «délinquants» et «récalcitrants» peut, ou non, y être assimilée.
L’internement administratif d’étrangers a été introduit dans la législation suisse lors de la Première Guerre mondiale à la faveur du régime des pleins pouvoirs octroyés au Conseil fédéral. De mesure de temps de guerre et malgré la fin des conditions exceptionnelles qui l’avaient vu naître, il prit racine au sein du cadre législatif ordinaire en 1931 avec son inscription dans la Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE).
1917-1995: l’internemenent
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette loi compte différentes formes d’internement, allant de la privation de liberté au placement au sein d’établissements ouverts. Au milieu des années 1980, la privation de liberté au titre de l’internement est restreinte aux ressortissants étrangers compromettant la sécurité nationale ou représentant une menace grave pour l’ordre public. L’internement administratif sera finalement supprimé en 1995 lors de l’entrée en vigueur de la Loi fédérale sur les mesures de contraintes (LMC) en raison de doutes grandissant quant à sa compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). Présente dans la LSEE, la « détention administrative » en vue du refoulement a pris une importance grandissante à partir de l’adoption de la LMC et son entrée en vigueur en 1995, remplaçant, dans une certaine mesure, l’internement administratif d’étranger. »
Internement vs détention
En quoi l’internement administratif diffère de la détention administrative? Ces deux mesures consistent en une forme d’enfermement de ressortissants étrangers découlant d’une décision administrative, et non d’une décision judiciaire sanctionnant une infraction pénale. Leur différence consiste toutefois dans les objectifs que devraient poursuivre ces mesures selon la LSEE. Alors que la détention administrative a pour objectif affiché la facilitation de l’exécution d’une décision de renvoi, l’internement avait quant à lui pour fonction première de neutraliser la menace potentielle constituée par des ressortissants étrangers dont le renvoi était impossible.
Durant la Première et la Seconde Guerre mondiales, plusieurs milliers de ressortissants étrangers inexpulsables avaient ainsi été enfermés dans des camps d’internement. A cette époque, la menace potentielle que ceux-ci représentaient dérivait implicitement de la situation exceptionnelle de conflit au milieu de laquelle la Suisse se trouvait. A partir du milieu des années 1980, le fait de constituer une menace pour la «sûreté intérieure ou extérieure du pays» est explicitement stipulée au sein de la LSEE comme motif justifiant la privation de liberté à ce titre.
L’objectif de neutralisation d’une menace potentielle constituée par des ressortissants étrangers par le biais d’une mesure administrative apparaissait toutefois contraire au droit international. La prise en compte de la CEDH, dont l’article 5 let f n’autorise la privation de liberté que dans le cadre d’une procédure de renvoi en cours, amena finalement le Conseil fédéral à supprimer l’internement.
2012: les «Centres spécifiques»
La création de «centres spécifiques» pour requérants «délinquants» ou «récalcitrants» validée il y a peu par le Parlement a elle aussi pour objectif, non pas de faciliter l’exécution des décisions de renvoi, mais de se prémunir contre la menace potentielle de ces personnes. C’est donc une logique de restriction de liberté similaire à celle de l’internement qui réapparait aujourd’hui dans le paysage législatif de la Suisse, après sa suppression il y a bientôt 20 ans. Conscients des limites imposées par la CEDH, les auteurs de la proposition relative à la création «centres spécifiques» n’exigent pas la mise sur pied d’établissements fermés, mais de lieux où la présence des requérants sera strictement réglementée. Bien que le degré de restriction de la liberté de mouvement entre «camps d’internement fermés» et les «centres spécifiques» diffère, la logique est bel et bien similaire. La création de ces centres doit donc être considérée comme un pas un arrière nous ramenant à un type de pratique prohibée par la CEDH.
Clément de Senarclens
Doctorant à l’Université de Neuchâtel
Chronologie:
- 1917: Inscription de l’internement administratif d’étrangers au sein de l’Ordonnance sur le contrôle des étrangers dans le contexte des pleins pouvoirs au Conseil Fédéral (CF).
- 1931: Reprise de l’internement au sein de la LSEE malgré la fin des conditions exceptionnelles étant à son origine. Durée maximale fixée à 2 ans.
- 1948: Révision de la LSEE: le régime d’internement n’entraîne plus systématiquement de privation de liberté.
- 1953: Entrée en vigueur de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH).
- 1968: Rapport du CF sur la CEDH qui estime – malgré avis contraire d’experts – que l’internement administratif d’étrangers peut être considéré comme compatible avec ce traité.
- 1986: Privation de liberté liée à un internement limitée aux personnes compromettant la sécurité nationale ou représentant une grave menace pour l’ordre public.
- 1974: Ratification de la CEDH par la Suisse.
- 1995: L’internement est supprimé de la LSEE en raison de doutes grandissant quant à sa compatibilité avec la CEDH. Entrée en vigueur de la Loi sur les mesures de contraintes (LMC) étendant la durée de la détention administrative.
- 2012: Réintroduction par le Parlement d’un régime semblable à l’internement par la création de « centre spécifique » pour les requérants délinquants ou «récalcitrants».