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Notre regard

Dublin III | Entre avancées et statu quo

Le Règlement n° 604/2013, adopté au mois de juin 2013 et applicable dès janvier 2014, porte bien son surnom de «Règlement Dublin III» (1). Il est, ni plus ni moins, la version 3.0 du système de répartition des responsabilités en matière d’asile établi il y a plus de vingt ans par les Conventions de Schengen et de Dublin. Comme le Règlement Dublin II avant lui (2), il «confirme les principes» de ce système et lui apporte les «améliorations» jugées «nécessaires, à la lumière de l’expérience», pour renforcer son efficacité ainsi que la protection des demandeurs d’asile (préambule, cons. 9).

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Les «améliorations» sont là et elles sont bienvenues – on y reviendra – mais il n’est pas certain qu’elles produiront les effets promis. Au contraire, l’«expérience» suggère que l’inefficacité du système et son impact sur les demandeurs sont largement inhérents aux «principes» qui ont été reconduits.

Seul changement d’importance systémique, Dublin s’appliquera désormais aux candidats à une «protection internationale» au sens du droit de l’Union européenne, et plus seulement aux candidats réfugiés au sens de la Convention de Genève (art. 1). Pour le reste, comme ses prédécesseurs, le nouveau Règlement garantit aux ressortissants de pays tiers l’accès à une procédure d’asile dans un, et en principe un seul, «Etat responsable» (art. 3 § 1) et prévoit que la détermination de l’Etat responsable se fasse sur la base de «critères objectifs» – surtout celui du lieu d’entrée irrégulière dans l’espace Dublin. Des critères ne laissant aucune liberté de choix au demandeur, et faisant peu de cas des liens «réels», familiaux et culturels, qu’il peut avoir avec tel ou tel autre Etat (art. 7 ss) (3).

La loterie de l’asile

Les ingrédients d’une spirale négative sont déjà là. Malgré les efforts harmonisateurs de l’Union, l’«espace Dublin» se caractérise toujours par une profonde disparité des standards de protection, des ressources disponibles pour l’accueil et des politiques d’asile. En fait, ces disparités tendent plutôt à s’accentuer par la mécanique des élargissements de la zone (4). Ainsi, contrairement à ce qu’a récemment suggéré la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) (5), le choix de l’Etat responsable demeure potentiellement déterminant pour l’issue de la demande d’asile, ce qui fait du système de Dublin une véritable «loterie de la protection». Au-delà des questions de licéité du transfert qui peuvent se poser, cette «loterie» rend le système arbitraire aux yeux des demandeurs. Un sentiment renforcé par le fait que la détermination de l’Etat responsable ne tient compte ni de leurs aspirations, ni de leur vécu réel. La résistance diffuse qui s’ensuit mine l’efficacité du système, ce qui pousse les Etats membres à le militariser par un recours systématique à la détention et aux transferts sous escorte, avec l’effet d’en multiplier les coûts financiers et humains. Entre-temps, par le jeu du critère de la «première entrée irrégulière», le système contribue à déplacer les responsabilités de protection des pays du «centre», mieux équipés, vers les pays de la «périphérie». Cet effet distributif, atténué par l’inefficacité du dispositif des transferts, peut néanmoins contribuer à l’émergence de crises de la protection dans le Sud-est européen.

Ces dynamiques ont été observées et documentées avec précision sous l’empire du Règlement Dublin II (6). Liées aux principes de base du système, elles sont destinées à se reproduire sous le Règlement Dublin III. L’aspect le plus surprenant est que la reconduction de Dublin a eu lieu sans même l’amorce d’un débat sur des systèmes alternatifs, sur la base d’un satisfecit inspiré davantage par des considérations politiques que par une évaluation objective (7). Au moins le préambule du Règlement Dublin III promet-il «un ‘bilan de qualité’ complet […] sous la forme d’un examen fondé sur des données probantes des effets juridiques, économiques et sociaux du système de Dublin, notamment de ses effets sur les droits fondamentaux» (cons. 9).

Un tel bilan ouvrira peut-être la voie à une discussion plus ouverte sur le maintien du système, mais ce n’est sûrement pas pour demain: selon la tradition, Dublin se réforme tous les 10-15 ans… Dans l’intervalle, il s’agira d’éviter les violations des droits de l’homme. A cet égard, le Règlement Dublin III fournit de meilleurs outils que son prédécesseur.

Le premier de ces outils est le préambule. Celui-ci accorde une importance centrale à la protection des demandeurs et rappelle systématiquement les obligations internationales et européennes que les autorités nationales doivent observer dans la mise en œuvre du système de Dublin (cons. 11-20, 24, 26-27, 32 et 39). Ces «considérants droits de l’homme» sont importants à plusieurs titres. D’abord, ils rappellent expressément des principes qui ont souvent été ignorés dans la pratique d’application du Règlement Dublin II. Ensuite, loin de n’être qu’un ornement rhétorique, ils guident l’interprétation et l’application des dispositions fréquemment ambigües ou lacunaires du Règlement.

Quant au dispositif du Règlement, on notera d’abord que les critères de responsabilité ont été retouchés pour fournir une protection plus étendue, quoique toujours lacunaire, à l’unité familiale. Les bénéficiaires principaux de cette réforme sont les mineurs non accompagnés et les demandeurs dont les membres de la famille sont bénéficiaires ou demandeurs d’une protection internationale dans l’espace Dublin (cf. art. 8 à 11). La clause humanitaire, qui permet aux Etats membres de déroger aux critères pour des raisons familiales, a par ailleurs été transformée en partie en critère obligatoire de responsabilité. Ainsi, l’art. 16 du nouveau Règlement garantit l’unité familiale dans des situations, strictement définies, de dépendance (8). Reste à savoir si la jurisprudence K de la CJUE, aboutissant grosso modo au même résultat, restera applicable aux situations de dépendance qui n’ont pas été reprises à l’art. 16 (9). Dans la négative, il faudra considérer que les Etats membres «regagnent» ici leur pleine discrétion (10) conformément à la lettre de l’art. 17 § 2 – une régression difficilement conciliable avec le but déclaré d’«amélior[er] […] la protection octroyée aux demandeurs» (cons. 9).

Les progrès sont plus clairs en ce qui concerne les garanties protégeant le demandeur dans la procédure Dublin et dans la transition à la procédure d’asile. Ainsi, le recours à la détention restera sans doute une pratique commune, mais au moins le Règlement Dublin III lui fixe-t-il certaines limites: obligation d’évaluer au cas par cas le risque de fuite, principe de proportionnalité, délais maximaux de détention… (art. 28). Sous l’empire de Dublin II, il est en outre arrivé que des demandeurs soient transférés vers un Etat et que celui-ci leur oppose l’expiration de délais de procédure pendant leur absence et refuse donc d’entrer en matière sur leurs demandes. L’art. 18 § 2 devrait empêcher que cela ne se reproduise à l’avenir. L’art. 6 renforce considérablement les droits des enfants soumis à la procédure. Les art. 4 et 5 fondent le droit de tout demandeur d’être pleinement renseigné et d’être entendu dans le cadre d’un entretien individuel. Ces droits, bafoués dans plusieurs Etats membres sous Dublin II, sont essentiels pour garantir aux demandeurs une voix dans la procédure ainsi que l’exercice effectif de leurs autres droits. Le même discours vaut pour le droit à un recours effectif, qui est enfin pleinement et clairement garanti au niveau du Règlement et qui est assorti d’un droit – limité il est vrai – à l’assistance judiciaire (art. 27).

Le considérant 19 du préambule précise que le recours contre les décisions de transfert doit pouvoir porter «à la fois sur l’examen de l’application du présent règlement et sur l’examen de la situation en fait et en droit dans l’Etat membre vers lequel le demandeur est transféré». Cela rend encore un peu plus intenable la jurisprudence Abdullahi, selon laquelle les demandeurs n’ont pas le droit de contester en justice la mauvaise application des critères de responsabilité, pouvant recourir seulement pour faire valoir les «défaillances systémiques» de l’Etat responsable (11).

Au sujet de ces «défaillances systémiques» le Règlement Dublin III casse enfin le tabou et certifie noir sur blanc que bien que présumés sûrs, les Etats membres ne le sont pas nécessairement, et que dans certains cas il n’est pas permis d’y transférer des demandeurs d’asile (art. 3 par. 2) (12).

Pour de tels cas, et pour les cas de surcharge évidente d’un Etat membre, il était originairement envisagé d’introduire une procédure de suspension des transferts. L’opposition des Etats membres a réduit le tout à une procédure «d’alerte rapide» et de «gestion des crises» fondée sur la présentation de plans nationaux de contingence, sur leur suivi par les instances de l’UE, et sur l’incitatif représenté par d’éventuelles «mesures de solidarité» (art. 33). Impossible de savoir comment la procédure fonctionnera et quels seront ses effets aà partir du seul texte du Règlement. Ce qu’il faut éviter à tout prix, par contre, c’est le mélange des genres. Tôt ou tard, une administration nationale tirera parti de l’absence d’une procédure «d’alerte» à l’égard d’un Etat membre pour conclure à sa «sécurité». Des arguments de ce genre ont du reste déjà été avancés: tant que la Commission européenne, «gardienne des traités», n’ouvre pas une procédure d’infraction (13) contre un Etat membre en raison de ses pratiques d’asile, cela signifie que tout va bien dans cet Etat… Il n’est alors pas inutile de rappeler que ce genre de procédures, menées par des organes politiques, sont par nature influencées par des considérations politiques; et que la Commission s’est bien gardée d’ouvrir une procédure d’infraction même dans le cas le plus connu et documenté de défaillance systémique, à savoir dans le cas de la Grèce (14)…

Dublin 3.0, occasion perdue ou chance à saisir

En conclusion, selon comment on le regarde, le Règlement Dublin III peut être considéré comme une occasion perdue ou comme une chance à saisir. L’occasion de remplacer le système de Dublin par un système globalement plus efficace, plus productif et plus équitable a été perdue et ne reviendra pas de sitôt. En même temps, le Règlement Dublin III est supérieur au Règlement Dublin II dans l’affirmation des droits de l’homme et dans la mise en place des outils nécessaires à leur exercice. Il ouvre ainsi la voie à une pratique plus humaine. Pour concrétiser ce progrès – pour le faire sortir des textes et entrer dans la réalité – il reste à faire un long travail au fil des affaires qui, à ne pas en douter, nourriront le «contentieux Dublin» dans les années à venir.

Francesco Maiani

  1. Règlement (UE) n° 604/2013, JOUE 2013 L 180/31. Pour une analyse concise et précise v. NUFER, Die Dublin-III- Verordnung, ASYL 4/13, p. 11.
  2. Règlement (CE) n° 343/2003, JOUE 2003 L 50/1.
  3. Ceci est contraire aux recommandations du HCR: voir les Conclusions n° 15 (XXX) du Comité exécutif HCR, point (h) (iii), et HCR, Revisiting the Dublin Convention, janvier 2001. Le fait que les premiers critères de responsabilité soient fondés sur les liens familiaux, et que les intéressés doivent consentir à leur application, n’y change pas grand-chose, notamment car l’application de ces critères constitue l’exception à la fois politiquement et statistiquement (cf. document COM (2008) 820, p. 5-6; ECRE et al., Dublin II Regulation – Lives on Hold, 2013, p. 22).
  4. De l’Europe nord-occidentale des cinq de Schengen à une zone UE/AELE comptant 32 Etats: Allemagne, Bulgarie, Suisse, Grèce, Suède, Malte…
  5. CJUE, aff. C-394/12, Abdullahi, point 55.
  6. Voir notamment HCR, The Dublin II Regulation – A UNHCR Discussion Paper, 2006; DE BRUYCKER et al., La mise en œuvre d’un système européen commun d’asile – Etude, 2010, document PE 425.622, p. 113 ss; ECRE (note 3); POVLAKIC, Accords de Dublin – La banalisation d’une tragédie, Vivre Ensemble, hors série 2/2013. Pour le point de vue des demandeurs: JRS, Protection Interrupted, 2013.
  7. Voir notamment Conseil européen, Programme de Stockholm, JOUE 2010 C 115/1, 6.2.1. La critique esquissée ici est développé dans MAIANI/VEVSTAD, Reflection note on the Evaluation of the Dublin system and on the Dublin III proposal, doc. PE 410.690. Au sujet des alternatives à Dublin, voir DE BRUYCKER et al. (note 6), p. 497 ss.
  8. Pour une analyse plus approfondie, il est fait renvoi à MAIANI/HRUSCHKA, Der Schutz der Familieneinheit in Dublin-Verfahren, à paraître dans le Zeitschrift für Ausländerrecht und Ausländerpolitik.
  9. CJUE, aff. C-245/11, K, points 38-41 et 46 s.
  10. Sous réserve bien entendu de leurs obligations en matière de droits de l’homme…
  11. CJUE, aff. C-394/12, Abdullahi, point 60. Cette jurisprudence, qui semble contredire à la fois la jurisprudence de la Cour elle-même sur l’applicabilité directe des règlements UE, l’idée même de l’Etat de droit, et l’art. 13 CEDH, repose en substance sur deux arguments: (a) l’éventuelle mauvaise application des critères ne porte pas à conséquence pour le demandeur, dont la demande sera examinée «suivant les mêmes règles» quel que soit l’Etat responsable (points 52-55); (b) les règles sur la détermination de l’Etat responsable ont essentiellement pour objet, selon l’intention du législateur, de régler des rapports inter-étatiques et pas de protéger les demandeurs (points 56- 59). Au-delà de toute considération sur le point 19 du préambule, on observera que: (a) le premier argument est un argument de pure fantaisie qui démontre d’ailleurs une ignorance complète des enjeux potentiels d’une décision de transfert (famille, intégrité physique…); (b) le deuxième argument, discutable sous Dublin II, l’est encore plus sous le Règlement Dublin III, dont le préambule démontre abondamment que la protection des intérêts des demandeurs est sous-tendue à plusieurs critères, aux règles de procédure et même aux clauses discrétionnaires (cons. 13-18).
  12. Affirmation de l’arrêt Abdullahi, selon laquelle il y a empêchement au transfert seulement en cas de défaillance systémique, ne découle pas du Règlement et est problématique au regard de la CEDH. Voir COSTELLO, Courting Access to Asylum in Europe, Human Rights Law Review 2012, p. 287 ss, p. 331.
  13. C’est la procédure prévue à l’art. 258 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
  14. Le recours introduit le 31 mars 2008 (affaire C-130/08, JOUE 2008 C 128/25) ne compte pour ainsi dire pas: il a été retiré avant de venir devant la Cour et, surtout, il n’avait pas pour objet la défaillance systémique du système grec.